par Eric Allart

Figurations du grand âge dans la Country Music.
Un parcours rapide des photos des artistes actuels labellisés Country tend à laisser croire, comme dans le champ de la pop ou du rap, que la sur-commercialisation, ici aussi, favorise la mise en avant d’artistes jetables, avec un culte du jeunisme à la clé, parfois plus attaché à la plastique qu’à la voix ou au talent des dits. Nous verrons que tel n’en a pas toujours été le cas et que longtemps, avant de les exclure, les vieux et les vieilles ont été chéris et chantés par la Country Music.
Musique du peuple, pour et par le peuple, la famille y tient une place centrale, réaliste et pas nécessairement idéalisée. Dans ce contexte, où les générations vivent souvent ensemble dans le même foyer, le vieux est un membre à part entière de la communauté. Considéré avec tendresse et sollicitude. Il est le gardien des valeurs familiales. En 1935, Gene Autry réussit à vendre plus d’un million de disques avec ce titre :


Le thème n’est pas confiné aux origines du genre : en 1985, le duo mère-fille The Judds offrait cette illustration du lien intergénérationnel :

En 1985, nous sommes en Country Music en pleine vague néo-traditionnaliste, une vague contemporaine d’un retour réactionnaire à un passé idéalisé, celui qui voit l’élection de Ronald Reagan. Le grand-père est détenteur des clés de ce monde perdu, celui d’avant le grand reset des années 60, de la contre-culture et de la libéralisation des mœurs. Au vu de ce tableau édificateur et édifiant, on aurait vite fait de confirmer le cliché : c’est entendu, la Country Music est le vecteur, un tantinet réactionnaire, d’une structure familiale coulée dans le béton, la famille nucléaire chère à Emmanuel Todd, unie dans sa perfection sous le regard de dieu. Rien de plus faux !

Une fois encore la réalité est beaucoup plus complexe. Signée par Dwight Latham et Moe Jaffe, interprétée par Lonzo and Oscar en 1947, Je suis mon propre grand-père prend un malin plaisir à détruire par l’absurde le modèle. L’humour est aussi porteur d’un regard ironique sous-jacent sur les généalogies chaotiques souvent incestueuses prêtées aux hillbillies.

La vieillesse est, pour toutes les vies, l’heure des bilans, et le modèle américain est loin de ne contenir que nostalgie et postures mièvres sur le chemin parcouru. Dès 1880 le musicien noir James A. Bland signe un air qui trainait dans la tradition orale et dresse un autoportrait plutôt tragique qui n’a pas spécialement de portée exemplaire. Le titre va être repris par une foultitude d’artistes Old Time et Hillbilly. Citons Gid Tanner et Kelly Harrell en 1926, Ernest V. Stoneman, Cléoma Breaux en 1937, Jerry Lee Lewis en 1957, Norman Blake en 1976, Robert Earl Keen en 2001, etc.

Aimer ses vieux n’empêche pas la satire, où, sur un ton grivois une moquerie sait pointer, et les métamorphoses inattendues que le grand âge sait provoquer. Hank Penny et ses Radio Cowboys reprennent en Western Swing une chanson de 1926 popularisée par le big band de Jack Hylton. Une version plus électrique de 1947 par Fairley Holden dans un style hillbilly-bop confirme l’intérêt du motif. On notera que la femme s’en tire mieux que l’homme, ce dernier étant réduit au stéréotype du hillbilly barbu en cottes, déjà d’un autre siècle.


Dans cette petite pépite de “shout blues” de Roy Brown reprise par Moon Mullican, au contraire de la chanson précédente, l’aïeul se révèle un séducteur sans scrupule, inversant les conventions, défiant la logique et le bon sens autant que la morale :

Le Nashville sound le plus commercial des années 1960-70, en accord avec les évolutions des mentalités et des préoccupations de l’époque, laisse parfois passer d’étranges confidences, non pas sur la vieillesse advenue, mais sur les signaux qui frappent l’homme fait dans ce qu’il a de plus intime et de plus vital, annonçant sans ambages la voie de la décrépitude. On constatera avec cette mention explicite de la “panne” que le Nashville sound commercial de grande diffusion, dès 1967, avait entamé un sérieux travail de “déconstruction” de la masculinité.
Nat Stuckey, crooner velouté sous estimé et un peu oublié, enregistre le premier cette chanson en 1967, co-signée par un jeune Gary Stewart encore inconnu. Elle est reprise par Del Reeves qui, déjà à plusieurs reprises, dans son répertoire de la fin des années 60, avait prouvé son goût pour la gaudriole et les sujets épineux.


Le constat des limites et du délabrement n’est pas une nouveauté. Les Carlisles dans les années 50 produisaient un hillbilly-bop sec et excité que nous avons déjà cité dans de précédents articles pour leur appétence à s’affranchir des limites du bon goût et des convenances. L’amusante chanson qui suit, basée sur un dialogue comparatif, touche à l’universel. Elle dédramatise par l’humour le bilan peu réjouissant. Une fois de plus, ce n’est pas tant dans les limites physiques que la perte est la plus amère, c’est dans le pouvoir de séduction que ça se joue.

Les symptômes de l’âge, aujourd’hui compensés avec plus ou moins d’efficacité par la médecine, n’offrent que peu d’espoir d’esquive dans les années 50, surtout dans un pays au système de santé non socialisé que nous avons traité dans un précédent article sur la santé. On remarque, à la fin des années 40 jusqu’à l’apogée du rock and roll fin 1950, une pléthore de chansons mettant en scène des vieux sauvés par la musique. Remède universel, couplée à la danse, elle efface douleurs et handicaps avec un effet régénérateur qui n’est pas sans évoquer les mixtures magiques vendues dans les medecine shows.


Pour conclure, après avoir vu le traitement de la vieillesse de monsieur et madame tout le monde, il importe de souligner que la Country Music propose en interne un discours réflexif sur le traitement infligé aux artistes âgés. Dès les années 1920 et les débuts de sa commercialisation, elle inclut comme membres à part entière du vedettariat des femmes et des hommes vénérables. Porteurs réels ou prétendus de la tradition Old Time, les images de vieux fiddlers, mémoires vivantes du patrimoine, sont légion. Bill Monroe le chante en rendant hommage à son oncle Pendelton Vandiver.

Certains même vont construire leur succès en devenant vieux avant l’âge On se doit de mentionner Grandpa Jones, (Louis Marshall Jones 1913-1998) chanteur et banjoïste clawhammer qui, dans sa première partie de carrière, fit partie des Brown Ferry Four et se fit connaitre par un répertoire ancré dans la modernité pas spécialement nostalgique : 8 More Miles to Louisville, Night Train to Memphis annonçant clairement le Rockabilly. A 22 ans, affligé par un physique que nous qualifierons de quelconque, il construit son image de grand-père rural avec des petites lunettes, une chemise à carreaux, des bretelles, des bottes et tout un jeu de scène faisant de ses performances un spectacle complet. Une image qu’il cultiva jusqu’à la fin de sa vie.

Jusque dans les années 1990 la fidélisation du public permet un “tuilage générationnel”, où les carrières s’étalent sur des décennies. Le même artiste continue avec des évolutions stylistiques (ou pas !) de produire pour la mamie de 70 ans ce qui a su l’émouvoir quand elle en avait 18. Cette avancée dans l’âge commun fait que les plateaux de programmes TV offrent un panachage de sous-genres et d’esthétiques difficiles à imaginer aujourd’hui. Le culte des anciens est revendiqué, assumé, comme dans une recréation de famille élargie où l’auditeur tisse avec celui qui l’a accompagné toute sa vie des liens émotionnels puissants. Les artistes eux-mêmes affichent avec gratitude leurs filiations électives pour des mentors. De véritables dynasties se mettent en place. Parfois biologiques, parfois électives.

Ce trait culturel assumé rencontre ses premières difficultés quand les fonds de pension et l’hyper-capitalisme met aux têtes des maisons de disques des producteurs issus du monde des affaires qui ont perdu le lien organique avec la tradition inclusive transgénérationnelle. Les radios se lancent, de même que les chaines TV de clips, dans un “turnover” frénétique avec surabondance de jeunes programmés pour un tube avant de disparaitre. Les figures tutélaires qui tissaient le panthéon familier disparaissent des playlists, voient même leurs contrats non renouvelés. Le grand Johnny Cash lui-même est abandonné par CBS ! Le public réagit mal. Si des parts de marché sont gagnées auprès d’un public urbain plus jeune et international, la révolte s’exprime sans fard.
Les vieux ne se laisseront pas déposséder sans combattre !


A l’heure où nous rédigeons ces lignes (octobre 2023), l’or gris est pris en compte par le business et l’on a assisté à un rééquilibrage. Les divers mouvements revivalistes et les processus de validation culturelle ont légitimé le maintien, voire le développement du culte des ancêtres. Loin d’être un handicap sclérosant, le phénomène est désormais revendiqué. Il n’en reste pas moins que la nostalgie est toujours présente et que le consensus ne sera jamais universellement établi. Il est amusant de constater que la chanson choisie pour conclure cet article, en dépit de son amour proclamé pour la tradition et le dénigrement des jeunes, est le fait de deux hommes qui dans les années 70 incarnaient la fusion du Nashville sound avec le pop-folk et le disco californien bien loin des artistes de légende mentionnés.


Il faut se méfier du jeunisme et de la critique des vieux, ça peut vous arriver plus vite qu’on le croit ! © (Eric Allart avec l’assistance érudite de David Phisel).
