Beyoncé fait de la Country Music

par Eric Allart

La réussite commerciale récente de Beyoncé dans le domaine de la Country Music donne lieu à une surenchère de contre-sens, d’étalage d’un racisme décomplexé, mais aussi de grotesques tentatives de contre-feux où le factuel est piétiné par des préjugés idéologiques. Et dans tout ça, une grande absente : l’analyse typologique, savante, diachronique et comparative de la seule chose qui devrait compter : l’objet musical.

« Mal nommer les choses c’est ajouter du malheur au monde »
(Albert Camus)

L’ignorance et l’inculture pouvaient se pardonner quand l’accès à l’information nécessitait la pratique de langues étrangères et des déplacements physiques dans des pays lointains, en ces temps pré-Internet où chacun était compartimenté dans un régionalisme que ne contrebalançaient que les bibliothèques, les librairies, les universités et, dans une moindre mesure, une télévision et une radio limitées à quelques chaines.

Je ne suis pas noir. Je ne tiens ni gratitude ni honte d’être blanc. Je ne suis pas états-unien. Si un lecteur d’outre-Atlantique pourra me questionner sur mon rapport exogène au genre (je ne parle que de musique et pas ici de ce qui se balance entre mes jambes), on conviendra que, fort de plusieurs décennies d’écoute, de rencontres, de collection, de pratique et de publications, je revendique ici une petite légitimité sur la question, et je prie le lecteur francophone de croire que mon approche tient à se démarquer de toutes les récupérations politiques ou idéologiques. Ceci posé, entrons dans le vif.

Nous évacuerons avec un mépris aussi ostensible que ferme toute complaisance avec les propos racistes qui interdisent à une femme noire de s’approprier un genre musical désigné comme « blanc ». A ce petit jeu con, Django le gitan n’aurait pas dû toucher au Jazz, les quatre anglais de Liverpool reprendre Chuck Berry, Maybelle Carter toucher aux guitares (instruments arabes arrivés en Espagne lors de la conquête), Louis Armstrong s’épanouir avec un instrument de la musique militaire allemande… On voit la bêtise infinie s’étaler dans le torrent excrémentiel de ses absurdités.

Nous avons déjà traité de la présence de musiciens noirs dans la Country Music dès ses origines (cf. https://lecriducoyote.com/2024/03/02/les-noirs-et-la-country-music/). A la fin des années 60, Linda Martell, femme et noire, avant de bifurquer vers l’enseignement, prouva qu’après Charley Pride le milieu avait accepté la fin de la ségrégation musicale dans ses plus hautes instances. Pensons aux rôles de Chet Atkins, de Lloyd Green : ça devrait être compliqué pour les suprémacistes blancs de nier la place de ces deux géants acteurs de l’inclusion dans le panthéon nashvillien des maitres du genre. Mais pour ça il leur faudrait un peu de mémoire, et un peu de connaissance des traditions dont ils se réclament sans les connaitre.
Autre grief fait à Beyoncé : elle n’est pas du milieu, et de ce fait n’aurait pas légitimité à se réclamer du genre. Et Tina Turner en 1974 ? Déjà passée à la trappe ? Un contre exemple massif avec des reprises de Tammy Wynette et un album dédié :
http://www.youtube.com/watch?v=g6SrPH_wDFw
Cinquante ans, c’est la préhistoire.

Dans un registre plus complexe, on attaque, et c’est plus intéressant, le style de sa musique. Trop pop, pas Country pour un penny. Je propose ceci à titre de comparaison, il est vrai presque toujours aussi antique, puisque’ âgé de 40 balais : http://www.youtube.com/watch?v=UaNGtgYwSsU
Une démarque servile des Bee Gees, avec une ligne de basse plus proche de Donna Summer que de George Jones. Pas la queue d’une pedal steel ou d’une Telecaster. Un niveau de compression et de retouche qui ferait rougir Phil Spector. Ecrit pour Diana Ross et Marvin Gaye à l’origine, L’objet est élu par le public des télés Country « le meilleur duo country de tous les temps » en 2005 ! Kenny Rodgers est clairement dans un succédané du Blackface tellement il surjoue vocalement tous les tics des grands de la soul. Et là, rien, que dalle, pas de trace de la moindre accusation de racisme ou d’appropriation culturelle à l’époque. Le titre est en tête des ventes, tant dans les charts Country qu’au Billboard. On se fout bien de notre poire…
Certes, au milieu des années 80, la vague néo-traditionnaliste émerge en contrecoup des choses dans lesquelles Nashville se vautre au courant des années 70 pour faire du pognon, comme avec ce sous ABBA, qui certes, est chromatiquement très pâle : http/www.youtube.com/watch?v=b_IcWPwlxAY


Je ne suis pas remonté à mes chères années 30-40, on pourra si on est un tantinet curieux explorer le Western swing, pour lequel les critères raciaux ne signifient rien. Mais une certitude : il n’y a aucun procès en légitimité qui tienne concernant Beyoncé pour je ne sais quelle intégrité ou conformité stylistique. Elle a toute sa place dans le bordel atomisé et polymorphe que recouvre le vocable « Country » en 2024. On ira se délecter des plans de son pedal steeler Robert Randolph en démonstration sur CBS. Si ça, ce n’est pas au cœur de la Country Music, je suis carmélite et punk.

Après cette mise au point destinée aux MAGA et autres suprémacistes, je vais ici m’occuper des wokes. Il y en aura pour tout le monde. Mon attention a été attirée par une pépite d’approximations, de mensonges, de reconstruction où l’idéologie tord le réel à des fins de construction d’un récit conforme. Avec des fautes de syntaxe et un usage niaiseux des traductions automatiques par AI : https://www.madmoizelle.com/beyonce-son-album-country-nest-pas-de-lappropriation-culturelle-cest-tout-linverse-1741461
On en conviendra sans forcer, la ligne éditoriale, plus proche de Voici que des Annales du Collège de France, doit nous porter à la bienveillance. Mais ça ne justifie pas n’importe quoi.
« La Country est à l’origine une musique Afro. » Sans rire.
Je réclame des enregistrements des reels, des gigues, des two steps, du high lonesome sound vocal issu de n’importe quelle région continentale africaine. Je veux posée sur un plateau la démonstration que les fiddlers des années 20 ont tout piqué aux griots. Je revendique noms, photos, biographies de ces pères fondateurs ignorés. J’ai bien peur qu’ils crèchent quelque part avec les reptiliens et les illuminatii derrière le mur de glace sur la Terre plate où Elvis et Kennedy occupent leur retraite en jouant au golf.
« un genre musical symbole de la virilité blanche. »
Allons-y dans la masculinité toxique :
www.youtube.com/watch?v=HBuk1HXcz1k
Allons-y dans la blanchitude agressive :
www.youtube.com/watch?v=iIn_PyTC0Z4
Poursuivons dans le mansplanning le plus arrogant :
www.youtube.com/watch?v=1tyeY3bunbk&list=RDEMwsgRHPRInC5LeE6YH9cC7g&index=8
On notera que l’auteure, dans sa posture féministe tranquille, fout à la benne, avec sa ravissante inconscience, les cohortes de femmes qui, de Kitty Wells à K.D. Lang ont un tantinet marqué l’Histoire. Mais peut-être que femmes et homosexuelle, elle ne cochent pas encore toutes les bonnes cases du chemin pentu de la vertu. On cite Forbes, le « Point de Vue Images du Monde » des 1%. Qui outre l’oligarchie, a aussi un avis éclairé en Histoire musicale de la Country :
« Ses mélodies sont tirées des cantiques interprétés dans l’église noire. Ses styles ont été empruntés à des musiciens noirs. Le banjo, un incontournable de la musique country, a été créé par des esclaves africains. L’idée d’exclure les Noirs du genre n’est pas simplement absurde ; c’est un acte d’appropriation culturelle. »
Autant de mensonges en trois lignes, ça force l’admiration !
1- Ses mélodies ne sont pas tirées des cantiques interprétés dans l’Eglise noire. (Pour la majuscule, une église c’est un édifice, une Eglise c’est l’ensemble d’une congrégation). Le premier substrat est irish-scot, la genèse complexe est énoncée et commentée savamment dans l’ouvrage fondamental Americana de Gérard Herzhaft (Editions Fayard).
2- Ses styles sont empruntés à toutes les cultures et toutes les origines géographiques. Ici aussi, “Allez chez Gérard” !
3- Le banjo est un incontournable dans deux sous-genres : le Bluegrass et le Old-Time. C’est tout. Johnny Horton ne compte pas. Chez les Texans c’est un épiphénomène. Et il a été dans sa forme actuelle modifié aussi bien par des Blancs que des Noirs bien après la fin de l’esclavage. Quand à la Country mainstream, elle le méprise ostensiblement.

On pourra trouver mon ton narquois et surplombant : je n’en ai cure, j’en ai l’habitude. Une passion ça se défend. Et plus encore, le travail de compréhension des dynamiques sociales et historiques doit se respecter. Dénoncer le racisme et l’intolérance va de soi. Mais le boulot doit être fait proprement, avec un degré d’exigence autrement plus soigné que le fatras de clichés et de confusions ici utilisés. Quand on ne sait pas on demande. Construire une information juste, c’est aussi douter contre soi-même et chercher la vérité au-delà des mimétismes idéologiques. Ce qui ne signifie en rien un culte obligatoire ou une injonction à aimer. © (Eric Allart, avril 2024).

2 réflexions sur « Beyoncé fait de la Country Music »

  1. Super article j’adore le style ! Je serai très intéressé de parler avec vous de la communauté bluegrass/country et de son développement en France. Merci !

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