David Crosby

Maître des accordages en Open tuning
par Romain Decoret

Comme Billy The Kid ou Jessie James, David Van Cortland Crosby est un héros de sa génération. Un hors-la-loi qui évitait le manichéisme, à la fois partisan de l’écologie, des droits constitutionnels et du droit à porter des armes pour se défendre. Avant de décéder le 19 janvier 2023, il a survécu à des épreuves apparemment insurmontables (addictions diverses, prison, greffe du foie, accidents de moto et de voiture, pontages cardiaques) tout en connaissant la gloire avec sa musique dans les Byrds, Crosby Stills Nash & Young, sous toutes leurs formes et en solo. Il est aussi un vocaliste exceptionnel, un compositeur unique et un grand utilisateur des accordages open impénétrables qu’il détaille pour nous dans cette interview réalisée à Paris en 2018.

Vous n’avez jamais été aussi actif ! Un album par an, alors qu’il avait fallu attendre 18 ans entre votre premier album solo, If I Could Only Remember My Name (1971) et le deuxième, Oh Yes I Can (1989). D’où vient ce regain d’énergie ?
Après avoir réglé mes problèmes de santé, ce qui a pris beaucoup de temps, j’ai découvert que j’avais un fils naturel qui a été adopté. Il s’appelle James Raymond et nous avons commencé à jouer, composer et écrire ensemble. Nous avons d’abord fondé un groupe, CPR (Crosby, Pevar & Raymond), puis James est devenu le directeur musical de mon groupe en solo. C’est exactement ce qui me manquait avant, quand je ne savais plus quoi faire après une tournée avec Graham Nash ou CSN&Y. D’ailleurs, après Sky Trail, James et moi venons de finir mon nouvel album solo dont le titre sera Hear If You Listen (“Sachez entendre si vous écoutez”). Le disque est dans mon ordinateur et prêt pour le lancement…

Qui sont les musiciens de ce groupe, David Crosby & Friends ?
C’est le Sky Trails Band. Jeff Pevar est le guitariste, il vient du Jefferson Starship et a joué avec Ray Charles, Joe Cocker et Don Fagen de Steely Dan. Mon fils James est au clavier. Mai Leisz est à la basse, elle a joué avec Jackson Browne et a co-écrit Here It’s Almost Sunset avec moi.

Serait-ce la fille de Greg Leisz, le steel guitariste de Jackson Browne ?
Non, elle porte le même nom mais elle est née en Estonie. Pour compliquer les choses, c’est Greg Leisz et Jackson Browne qui l’ont découverte alors qu’elle jouait dans les rues de Stockholm.

D’où viennent les autres musiciens ?
Stevie D est le batteur, il a joué avec David Gilmour, Joe Walsh et Kenny Loggins. A Paris nous avons eu aussi une invitée, la chanteuse et pianiste Becca Stevens qui chante en duo avec moi sur Sky Trails comme elle l’a fait sur mon dernier album, le reste du temps, elle tient les claviers sur les chansons de mon répertoire…

Comment choisissez-vous les chansons pour la scène ?
La liste change suivant la ville où nous jouons. A l’Olympia, je tenais à chanter Morrison que j’ai écrite avec mon fils James, après avoir vu le film The Doors, où d’ailleurs le portrait de Jim Morrison est totalement à côté de la plaque. Jim était bien plus sauvage et impénétrable… Parmi mes chansons, j’inclus toujours Sky Trails puisque c’est le nom de la tournée. Il y a également toujours un de mes titres avec les Byrds, généralement Eight Miles High. Les succès qu’on a connus avec CSN&Y sont inévitables, mais je transforme Deja Vu en un showcase ou tous les musiciens prennent un tour de solo. Je reprends parfois Amelia que Joni Mitchell a écrite en mémoire de l’aviatrice Amelia Earhart, disparue sans laisser de trace dans les années 30… Beaucoup de choses ont changé, en particulier le son général du groupe qui est beaucoup plus clair et clean qu’avant, tout en restant funky, un peu comme Steely Dan.

Après toutes ces décades, votre voix sonne toujours aussi bien dans les aigus. Comment faites-vous ?
Je ne sais pas vraiment, bien que le fait de ne jamais avoir fumé de cigarettes, et aussi d’avoir perdu 30 kg quand il le fallait, n’y soit certainement pas étranger. J’ai parfois été “herbalement surélevé” et je suis passé par des années de drogues dures et tout cela, au point de ne plus savoir si j’avais encore des cordes vocales dans la gorge… Mais finalement voilà, tant qu’elles fonctionnent je m’en servirai. Je suis content de pouvoir toujours chanter vraiment à ce niveau sur scène, où il est impossible d’utiliser les gimmicks de studio pour améliorer la voix, comme le font la plupart des jeunes artistes commerciaux à succès…

Quel est le secret de vos harmonies vocales compliquées ?
Commencez par écouter Phil Everly avec son frère Don. La première fois que j’ai réalisé cela, c’était en chantant (All I Have To Do Is) Dream d’après les Everly Brothers. Mais ensuite il faut aller visiter d’autres dimensions, au-delà des Everlys. La musique classique par exemple, écouter Bach ne vous fera pas de mal et si vous écoutez sérieusement, cela vous aidera beaucoup. Je dois beaucoup aussi au premier album du Bulgarian State Female Vocal Choir en 1966. Ça s’intitule Music Of Bulgaria : The Ensemble Of The Bulgarian Republic, sous la direction de Philip Koutev. C’est loin d’être aussi formel que le suggère le titre du disque. C’est là que Graham Nash et moi avons trouvé nos harmonies et ces choristes féminines bulgares ont changé notre vie. Il faut aussi passer par le jazz, les accords de piano de McCoy Tyner, le sax de John Coltrane, les compositions de Miles Davis…

Où en sont vos relations avec Steve Stills, Neil Young et Graham Nash actuellement ?
C’est une période glaciaire… Nous ne nous parlons pas. Personnellement je ne vois pas comment quiconque pourrait vouloir jouer avec Steve ou Neil, car il faut maintenant signer 200 pages de contrats avant de commencer à sortir les guitares ! Par contre, je suis en excellent termes avec mon ami Chris Hillman des Byrds et avec Roger (McGuinn) également. Pourtant ils m’ont viré des Byrds en 1967, mais je garde un fantastique souvenir de ce groupe, parce que c’est avec eux que j’ai appris, entre autres choses, comment utiliser une Gretsch Tennessean. Avec une Gretsch, le secret est de mettre le volume à fond sur la guitare et de régler ensuite le son sur l’amplificateur ou avec une pédale de volume. Là tu obtiens le vrai son Gretsch, que tu n’auras pas autrement…

A propos, quelles guitares jouez-vous actuellement ?
J’ai plusieurs Martin D-45 acoustiques. Il m’en reste quelques-unes qui sont vintage, dont une rare D-60. En électrique je joue sur une Stratocaster Custom et j’ai une Gibson 12-cordes électrique qui date de la reformation des Byrds. Ma collection de 12-cordes acoustiques est l’une des plus complètes, Gibson, Guild. Je ne collectionne pas comme les gens qui pensent en terme de valeur financière ou de célébrité -la Martin de Hank Williams, Johnny Cash ou la Les Paul de Duane Allman… J’acquiers uniquement des guitares qui sonnent superbement et auxquelles je ne peux pas résister. Je tiens à chacune d’elle comme à la prunelle de mes yeux. Il y a quelques années un de mes guitar-techs m’a fait une blague particulièrement tortueuse. Il a acheté une Washburn acoustique d’occasion et a remplacé le logo par celui de Martin. Puis il a scié le manche et la tige de renfort métallique au trois-quarts. Sur scène, quand le moment est venu de m’apporter une Martin D-45 à laquelle je tiens beaucoup, il a fait semblant de trébucher, la guitare est tombée et s’est cassée en deux, là, juste devant les premiers rangs ! Pendant cinq secondes, j’ai cru que c’était ma Martin, et mon cœur a battu plus vite, mais, heureusement, j’ai vite réalisé que c’était une plaisanterie… J’ai une chambre forte dans ma maison où je garde mes guitares. Je me sens parfois coupable de les garder alors qu’il y a tant de bons musiciens qui n’ont pas accès à des guitares de ce niveau. J’ai donné une Collings Jumbo à un jeune guitariste de la Vallée de San Fernando qui jouait superbement mais ne pouvait pas s’offrir une bonne acoustique. Je vais continuer à faire cela, ou bien je vendrai tout aux enchères quand j’aurai besoin d’argent… Peut être pas, à la réflexion, j’ai gardé ces guitares pendant toutes ces années, ce n’est pas pour les vendre maintenant.

D’où viennent vos accordages “open” ?
Au début, quand j’ai commencé dans la scène Folk avec les Les Baxter’s Serenaders, dont mon frère Ethan faisait aussi partie, le truc à connaître était le Dropped D. En accordant juste la corde de Mi grave en Ré, mes accords de Ré sonnaient soudain fabuleusement. C’était le début de la pente glissante ! Puis je suis parti sur la route avec le regretté bluesman Terry Callier et j’ai appris à m’accorder en Vastapol (Mi open) ou Spanish (Sol open), mais personne ne voulait d’un duo avec un blanc et un black à l’époque… Alors je me suis associé à Dino Valenti (nb. : futur Quicksilver Messenger Service) et nous somme partis pour San Francisco et le Nord de la Californie. C’est là que Dino a entendu Hey Joe, une chanson de Billy Roberts. Dino a d’ailleurs essayé de la signer lui-même sous le pseudonyme de Chet Powers. J’ai repris ce morceau avec les Byrds plus tard, puis Jimi Hendrix a repris la version lente de Tim Rose. Dino Valenti a écrit à la même période Get Together qui devint un hymne hippie pour les Youngbloods. Pendant ce temps, moi je découvrais Fred Neil, qui était LE folk singer de référence à San Francisco. Neil utilisait tous ces accords open et je les ai étudiés. Celui que j’utilise toujours le plus est Mi/Sol/Si/Sol/La/Ré. C’est un Mi mineur 9ème-7ème. J’ai plusieurs versions de cet accord dans des accordages différents. Ensuite j’ai rencontré Joni Mitchell et elle était exactement dans le même trip que moi, alors nous avons comparé nos notes et nous avons beaucoup appris l‘un de l’autre. Elle s’inspirait beaucoup du jazz elle aussi. C’est de là que j’ai indirectement “dérivé” d’autres accords open.

En écoutant qui ?
Les accords du pianiste McCoy Tyner avec John Coltrane. Ce dernier lui avait demandé de jouer des accords à 4 ou 5 doigts, ce qu’il a fait brillamment. Je voulais les jouer mais je n’étais pas assez bon pour les déchiffrer entièrement. Alors je prenais ma guitare et j’obtenais ma version de ces suites d’accords qui étaient totalement différentes de ce tous les autres guitaristes jouaient. Et çà a marché ! C’est à partir de là que j’ai écrit Deja Vu, Guinevere, Compass et Climber. Ils sont tous en open tuning parce que cela donne un son étendu et plus d’harmonies différentes…

Quels sont vos critères pour écrire une chanson ?
Que ce soit seul ou en collaboration avec mon fils ou quelqu’un d’autre, la chanson est la clé. Est-ce que nous avons une chanson ? Est-ce que je peux m’asseoir et la jouer pour quelqu’un d’autre ? Une fois que c’est assuré et que j’ai la chanson, je vais vouloir l’enregistrer et la sortir sur disque. Il n’y a pas vraiment d’autre choix.

Votre plus jeune fils s’appelle Django. C’est une référence à Django Reinhardt ?
Je suis un grand fan de Django Reinhardt, mais c’est difficile pour moi d’adapter ma musique à la sienne. Alors j’ai baptisé mon fils comme lui. Il adore son prénom… © (Romain Decoret)

Discographie David Crosby (Solo uniquement)
If I Could Only Remember My Name (1971) Oh Yes I Can (1989) Thousand Roads (1993) It’s All Coming Back To Me Now (1995) King Biscuit Flower Hour (1996) Voyage (2006) Croz (2014) Lighthouse (2016) Sky Trails (2017) Silent Harmony (2020) For Free (2021) Live At The Capitol Theatre (décembre 2022)

Les inventeurs de l’American folk music. 1890-1940. Camille Moreddu

par Eric Allart

Bien compliquée est la tâche de l’amateur éclairé lorsqu’il doit se confronter à un travail de l’ampleur de celui qui a constitué l’ossature de cet ouvrage (Thèse de doctorat de Camille Moreddu, collection “Anthropologie et musiques”. Editions l’Harmattan (2022). Tout d’abord parce qu’il questionne nos représentations actuelles et la genèse non seulement de genres musicaux tels que définis aujourd’hui, mais aussi tout le lexique les définissant ou tentant de les circonscrire. La chronologie (1890-1940), exclu d’emblée le terme “folk” tel qu’il a été vulgarisé en France après le folk boom revival des années 60. Et l’analyse de ses origines, en tant que concept, nous permet de comprendre que dès l’origine, les chercheurs qui s’y intéressent en donnent des définitions contradictoires.

Le continent nord-américain a ceci de remarquable, au début du XXème siècle, qu’il regroupe une multiplicité de traditions mondiales dans un pays en quête de définition de sa propre identité. Le propos des chercheurs est un empilement de sensibilités politiques et de sciences, de disciplines qui entrent parfois en conflit les unes avec les autres, mais qui aussi se nourrissent de ces interpénétrations.
Pour certains, on étudie les chansons d’origine anglo-écossaises comme reflet “ethniquement purs” d’un passé romantique mythifié. D’ailleurs seuls les textes font l’objet d’une étude, les interprétations, danses et instrumentations arriveront plus tard, en particulier avec le développement des technologies d’enregistrement, d’abord sur cylindres, puis sur disques.

La recherche se focalise sur les locuteurs anglophones, blancs. En parallèle l’intérêt se porte rapidement sur les productions des minorités : Noirs, Amérindiens, Hispaniques avec des spécialisations régionales, elles aussi orientées par des préjugés : on recherche dans l’Ouest les traces de la haute culture aristocratique espagnole. On recherche dans le sud les témoignages des survivants de l’esclavage, on s’intéresse à la condition noire par le biais des productions religieuses et vernaculaires. Dès les débuts du XXème siècle, en dépit d’un durcissement de la ségrégation, des scientifiques plus ou moins progressistes, veulent non seulement documenter la musique produite par les Noirs, mais également valider son existence comme marqueur de l’américanité. Or, l’industrie du disque, par ses classifications commerciales, “race records” et “hillbilly”, va orienter, déformer, influencer, chez les scientifiques mêmes, une perception d’un phénomène aujourd’hui beaucoup moins univoque sur les interactions entre ces différents groupes.
L’émergence de divertissements de masse, par la commercialisation de musiques enregistrées, altère profondément la vision fixiste et conservatrice d’une musique du peuple figée. D’abord méprisées, ces hybridations entrent elles aussi dans le champ d’étude des scientifiques, et progressivement, anthropologie, sociologie, musicologie, psychologie amènent les scientifiques à collaborer dans des projets transdisciplinaires.


La figure attachante de Sidney Robertson (1903-1995), dont le parcours de vie ferait l’objet d’un formidable roman, nous permet de suivre les travaux de cette chercheuse dans l’Amérique de la Grande Dépression. Nous croisons les Lomax, le père John et le fils Alan, et de nombreuses célébrités qui ont travaillé pour l’administration Roosevelt.
C’est, de mon point de vue, le chapitre le plus captivant de l’ouvrage. Intégrés dans des bricolages de statuts et de définitions de postes hétéroclites, de nombreux chercheurs, collecteurs, experts, vont rencontrer dans des “settlements”, regroupements de chômeurs employés par l’Etat fédéral, des populations avec un double objectif. Prélever, étudier, enregistrer le corpus existant dans les années 30 pour la Bibliothèque du Congrès, puis utiliser cette matière pour imprimer et diffuser des chansons, des supports destinés à constituer une culture commune et des valeurs nationales. Un travail d’ingénierie sociale non dénué d’arrière-pensées : nombreux sont les acteurs à sensibilité communiste qui y voient un vecteur de diffusion d’une conscience de classe et de messages revendicatifs. Loin de faire l’unanimité au sein de l’appareil d’Etat tant que dans la communauté scientifique, les tiraillements et tentatives de neutralisations sont nombreux. Sidney Robertson elle-même censurera ses travaux, en particulier ses tentatives d’élargir les objets de recherche à des minorités non européennes.
On croise Leadbelly, Nicholas Ray (le réalisateur de la Fureur de vivre), on apprend des choses édifiantes sur John Lomax et Charles Seeger (le père de Pete), on suit Sidney Robertson dans les Appalaches et en Californie. Le voyage dans le temps et l’espace est accessible à tous, l’écriture est agréable et diablement enrichissante.


En conclusion, l’étude des musiques produites par le peuple pour le peuple américain que nous offre Camille Moreddu illustre que les questions politiques violentes qui divisent les Etats-Unis sur leur identité en 2023 étaient déjà clairement analysées et débattues par ces savant oubliés qui ont toute leur place dans nos bibliothèques et discothèques grâce à ce travail original. © (Eric Allart)

NB : Camille joue et chante également sous le nom de Calamity Mo avec divers groupes et lors de réunions à thèmes.

Skinny DYCK – Un surdoué en Alberta

par Eric Allart

Adepte d’une production minimaliste “low fi” sur son premier album auto-produit à la maison, Skinny Dyck, outre sa maitrise parfaite de tous les plans de pedal steel que l’on est en droit de trouver sur les plages Starday de George Jones, a réussi à toucher, dans de pures compositions, l’essence du meilleur des années 60. Ça colle aux pieds et à l’âme comme la bière renversée sur le sol d’un bar de troisième zone où l’on vient épancher son mal-être. C’est obsessionnel et faussement simple, comme ces riffs nashvilliens de l’âge d’or, entendus un million de fois, et qui ne vous lâchent jamais. Le tout est ponctué par une structure rythmique implacable, épaisse et tellurique, de celles qui prennent le dessus sur le rythme cardiaque et le souffle. La lead guitar use et abuse du twang avec volupté, une ligne claire dégraissée à l’os.
Enfin, la voix m’évoque les titres de Leroy Pullins les plus intéressants : ceux de la déglingue, de la fragilité, du doute. Les chansons de Skinny Dyck véhiculent un paysage mental de proximité, celui de la Country Music dans ce qu’elle a de plus noble, de plus sincère et de plus existentiel. Deux albums seulement, mais déjà un corpus qui mérite attention et suivi : Get to Know Lonesome (2020) et Palace Waiting (2022)

(Entretien réalisé fin février 2023)
– Salut Eric, merci de m’avoir contacté. Heureux de partager, surtout avec quelqu’un en France – je ne reçois pas beaucoup de sollicitations de ce coin là du monde ! (Dyck vit en Alberta, dans l’Ouest du Canada).

Comment et pourquoi un jeune canadien a-t-il décidé d’enregistrer dans cette esthétique en 2020 ?
Je « respire » la musique country par la bouche et les narines depuis longtemps. L’approche de la production country du début des années 60 m’attire vraiment, quand ça frappe juste. Le disque Get to Know Lonesome a été enregistré dans mon salon avec mon ami Evan Uschenko, de la manière la plus simple possible.

Peux-tu nous parler des artistes vivants ou morts qui t’ont influencé ?
Des grands classiques de la country comme Loretta Lynn ou George Jones. Des aventuriers de la pedal steel comme Buddy Emmons, Curly Chalker. Des artistes contemporains comme la Handsome Family, Lambchop. Des amis comme Aladean Kheroufi, Ghost Woman…

C’est toi qui joue de la pedal-steel sur tes albums ?
Oui, c’est moi. J’ai utilisé un Sho-Bud LDG sur Get to Know Lonesome et un Sho-Bud Permanent sur Palace Waiting.

Tu as enregistré ton deuxième album avec Billy Horton. Quelles ont été les motivations de ce choix ?
Les sons et les choix de production qui sortent du studio de Billy ont attiré mon attention. Une crudité pure avec des embellissements simples et efficaces et une bonne musicalité. Billy connaît très bien l’école traditionnelle de musique country, ce qui en fait un excellent choix.

Comment te situes-tu par rapport à cette jeune génération d’artistes qui redonnent à la musique country des années 60 ses lettres de noblesse ? Je pense à Charley Crockett, Daniel Romano, et The country side of Harmonica Sam et Theo Lawrence en Europe ?
J’admire tous ces gars et j’apprécie ce qu’ils font. Pour moi, c’est la musique que j’aime et dans les années qui m’ont conduit à devenir artiste (je faisais surtout de la pedal steel pour d’autres, les années précédentes), cela coulait profondément dans mes veines. Cela dit, je me retrouve maintenant à chercher ailleurs des sons, de l’inspiration et du plaisir musical ces jours-ci, et cela se reflète dans le nouveau matériel sur lequel je travaille. Mais je pense que, pour moi, la musique country est comme la ferme dans laquelle j’ai grandi – ce sera toujours ma maison, même si je finis par vivre ailleurs de temps en temps.

Alors que ce qui se vend comme Country Music aujourd’hui ressemble à une fausse caricature de publicités pour un hédonisme insensé, tes paroles sont empreintes d’existentialisme et de fragilité, sans parler de l’ironie. Par quelle magie arrives-tu à faire coexister cette iconographie populaire et naïve avec une exigence de qualité littéraire ?
Je suis honoré que tu dises ça ! Je pense que ma sensibilité à l’écriture de chansons est enracinée dans le banal du quotidien – comme les conversations au bureau ou un hochement de tête sur le trottoir. Je ne perçois pas vraiment ce qu’il y a au-delà de ça. J’aime la capacité, à travers le texte d’une chanson, à rendre un petit moment poétique. Peut-être que c’est un petit homonyme ou quelque chose comme ça, ou des mots qui sonnent juste cool… ça n’a pas beaucoup d’importance. Je pense que ce genre de choses est drôle. En ce qui concerne le sujet, j’aime la juxtaposition d’un problème sérieux et d’un moment fugace qui se produisent ensemble à la fois. Comme réfléchir à la fin d’une relation sérieuse et, au même moment, s’arrêter pour commander une nouvelle paire de chaussures sur Internet. Cela me rappelle des émissions de télévision américaines comme Patriot et White Lotus -comédie/ drame noir- pas comme au bon vieux temps où c’était l’un ou l’autre. C’est un peu ce qu’est la vie, et j’y fais peut-être allusion dans certaines chansons. D’autres fois, il s’agit simplement d’une collection de phrases qui fonctionnent avec un joli groove de « shake-your-perm » (secoue ta permanente). Ça ne peut pas être New York tous les soirs… © (Eric Allart)
https://skinnydyck.bandcamp.com/album/palace-waiting

Eric BIBB

Après avoir fait la fusion Country-Blues/ World Music et s’être réinventé en “blues troubadour”, Eric Bibb revient avec Ridin’, un disque dédié aux valeurs réelles de la famille et de l’amitié. Rencontre avec un ami de longue date. Moteur, magnéto ON, l’interview peut commencer…

Hello Eric. Votre récent album Dear America avait pour thème votre vocation de troubadour du blues. Ce nouvel et 36ème disque, Ridin’, aborde votre famille et vos ancêtres. Sous quel angle ?
Je m’attache particulièrement à l’amitié dans un monde actuellement partout extrêmement divisé. Il faut éviter la folie sur une planète toxique, sur laquelle nous devons tout réapprendre à mieux vivre. La famille est le thème central de mon nouveau disque parce que c’est notre première garantie morale en tant qu’être humain. Le verre est à moitié plein ou à moitié vide, suivant l’approche, mais c’est la seule chose sûre que nous possédons. Les chansons ont été écrites suivant cette optique, avec beaucoup de recherches de ma part pour retrouver mes racines du Kentucky, pas du tout de New York, comme on pourrait le croire.

Vous avez été inspiré, pour la couverture, par un tableau d’Eastman Johnson…
C’est une image superbe d’il y a longtemps, en 1862, au début de la Guerre de Sécession. Eastman Johnson a peint un homme et sa femme qui porte un petit bébé. Ce sont des blancs, au cas où tu te demanderais si la couverture de mon disque est une réincarnation. Ils sont sur un cheval. C’est très dramatique, on peut se demander s’ils fuient ou s’ils rentrent chez eux. Cela m’a donné à réfléchir, parce que les attitudes qui ont créé ce conflit sont toujours avec nous. Eastman Johnson est une sorte de Norman Rockwell de son époque, un peintre de l’Amérique et de sa société des petites villes campagnardes, totalement différentes des grandes métropoles. Après avoir vu ce tableau, j’ai pensé qu’il aiderait à conclure cette opposition, pas seulement aux USA, mais partout. C’est une Histoire qui est toujours avec nous et que beaucoup de gens refusent de discuter. Voila pourquoi j’en ai fait une pièce centrale et la couverture de Ridin’.

Votre écriture des textes montre une évolution certaine. Sous quelles influences ?
Je suis depuis longtemps dans le country-blues et le folk, c’est ce que j’ai poursuivi depuis mon enfance, bien que mon oncle était le pianiste de jazz John Lewis (NB. du Modern Jazz Quartet) et mon père était le folk-singer Leon Bibb. On recevait chez nous Odetta, Josh White, Joan Baez, The New Lost City Ramblers, Bob Dylan, etc. L’influence de mon écriture vient de country bluesmen comme Robert Johnson. Il est absolument incroyable de trouver dans ses textes des phrases comme “She’s got Elgin movements”, qui évoque l’élégance des bras d’une statue grecque des marbres d’Elgin. Pour moi, Robert Johnson était surnaturel, et cette phrase indique qu’il avait une éducation supérieure, bien que les musiciens qui ont voyagé avec lui ne l’ont jamais vu écrire dans un carnet ou sur un papier… Ce sont ces influences qui m’aident à faire évoluer mes textes ; j’ai plus de confiance dans mes possibilités et je vais au-delà des clichés du blues classique. Je sais ce que je peux faire et aussi ce que je dois éviter. C’est un merveilleux parcours.

Qui est le personnage central dans The Ballad Of John Howard Griffin ?
C’est l’écrivain des fifties qui a écrit Black Like Me (Moi, un noir). C’est un auteur blanc qui avait décidé de se grimer en noir pour voir comment les gens réagissaient. Au départ, c’est assez proche des artistes “black face” comme Al Johnson ou Dan Emmett dans les années 20. Mais John Howard Griffin ne se produisait pas sur scène, il vivait dans la société des années 1959/61 et il a découvert que c’était très difficile. Cela a dû lui demander un courage constant pour finalement écrire ce livre, que j’ai lu à cette époque et j’ai pensé qu’il était juste de l’évoquer dans cette chanson. Peut être y aura-t-il des gens qui liront son livre ? Pour cette chanson, j’ai fait appel à Russell Malone, un super-guitariste qui jouait avec la pianiste Diana Krall, le contrebassiste Ron Carter et avec l’organiste Jimmy Smith avant cela. Il est de la génération qui suivit Wes Montgomery et Kenny Burrell et il a un feeling exceptionnel pour le blues également. Il joue aussi sur une autre chanson de l’album, Hold The Line. J’avais entendu parler de lui par Ron Carter, qui jouait sur Dear America, mon disque précédent.

Qui est l’objet de Call Me By My Name, avec Harrison Kennedy ?
Tout d’abord, Harrison Kennedy est l’un de mes artistes préférés. Il fait partie de l’Histoire, il était un roi de la new-soul avec les Chairmen Of The Board, il a connu Billie Holiday… La chanson m’a été inspirée par un jeune kid du voisinage, dont le prénom était Mister. Beaucoup de blacks ont ce prénom pour obtenir un peu de respect. Tout comme en Angleterre il y a des gens qui s’appellent Lord, pour prétendre à la nobilité. J’ai pensé que c’était un bon sujet de chanson…

Où vivez vous actuellement ?
J’ai longtemps vécu en Angleterre. Maintenant je suis en en Suède. Ma femme est Sari Matinlassi, elle est finlandaise et nous sommes mariés depuis 2011. J’aime la Scandinavie, mes musiciens en sont originaires et j’y ai vécu des expériences extraordinaires…

Comme, par exemple ?
J’ai eu la chance de voir un véritable Höppkorv, un leprechaun du royaume des elfes. C’est important pour moi de connaître cette dimension parallèle…

Vous avez renouvelé votre collaboration avec Habib Koïte sur la chanson Free. Quelle est l’intéraction entre vous ?
Habib est comme un frère pour moi, même si nous sommes de cultures différentes. Il joue de la kora et je l’ai initié au banjo à 6-cordes. Il me demande toujours des conseils. Nous avons enregistré un album, Brothers in Bamako et je vais travailler sur un autre projet avec lui et un autre joueur de kora, Lamy Sissoko. Le blues et la musique africaine ont une connection de toute beauté, comme les griots et les country bluesmen. Des milliers de kilomètres nous séparent, mais le feeling est souvent le même, que ce soit dans le Mississippi ou au Sénégal et dans l’Afrique de l’Ouest.

Taj Fredericks Mahal joue sur Blues Funky Like That, ainsi que Jontavio Willis, ce nouveau venu dont tout le monde parle. Comment est-ce arrivé ?
Jontavio est un authentique jeune bluesman de Georgia. Il est fantastique. Quand je l’ai rencontré je lui ai dit : “Qui es-tu ? Comment peux tu jouer et chanter ainsi ?”. Il m’a joué Sweet Mary de Leadbelly, version holler, absolument incroyable. Jontavio a les deux côtés en lui : old school et modern blues. Evidemment, c’est un ami de Taj Mahal qui a toujours autour de lui des jeunes artistes qu’il épaule. Taj est aussi celui qui m’inspire pour jouer du banjo 6-cordes. Avec eux deux Blues Funky Like That est une chanson avec des buts ultérieurs. Cela fait de nous trois bluesmen. Les bluesmen ne voyagent jamais seuls, ils se suffisent à eux-mêmes et ils n’accueillent pas de membres honoraires. Comme le dit la. chanson : “You got to bring it with you when you come”…

Vous avez invité Amar Sundy pour I Got My Own. Vous le connaissez depuis longtemps ?
Depuis les débuts quand j’enregistrais pour DixieFrog. Amar était totalement dédié à sa Telecaster qu’il jouait avec le son d’Albert Collins. Il est parti pour Chicago et il a appris avec les vieux bluesmen. Talk that talk and walk that walk. Quand j’ai écrit la chanson I Got My Own j’entendais ce son de guitare dans ma tête et je me suis demandé qui pourrait le jouer. Amar Sundy était parfait pour cela. Je l’ai appelé et il a immédiatement trouvé les riffs qu’il fallait.

500 Miles est une chanson folk qui remonte à vos débuts (J’entends siffler le train, en français). Vous l’avez choisie pour cette raison ?
Plutôt parce que c’est une chanson où le protagoniste a le mal du pays et veut rentrer à la maison. Beaucoup de gens la chantaient dans la période folk, Peter, Paul & Mary, Hoyt Axton (NB. le fils de Mae Axton, l’auteure de Heartbreak Hotel). C’est aussi pour moi l’occasion de jouer ma guitare Fylde en fingerpicking.

Avez-vous eu l’occasion de rencontrer Bob Dylan à vos débuts ?
Mon père m’a offert ma première guitare quand j’avais sept ans et j’ai commencé à jouer en pleine époque du folk boom. Un soir de 1962 -j’avais 11 ans- Bob Dylan est venu à une party chez mon père. Il a décidé de me parler et je me souviendrai toujours de son conseil : “Joue simple, oublie tous les trucs compliqués”.

Comment avez-vous commencé ?
A 16 ans mon père m’a invité à jouer dans son show télévisé pour l’accompagner, le contrebassiste était Bill Lee -le père du cinéaste Spike Lee- et il avait joué avec John Lee Hooker au festival de Newport. J’étais très impressionné. Ensuite je suis allé à l’université de Columbia mais personne ne comprenait le country-blues qui m’intéressait vraiment. Alors je suis parti pour Paris en 1970 et j’ai rencontré Mickey “Houston” Baker qui avait eu des hits avec Mickey & Sylvia (Love Is Strange) et jouait en studio en France. C’est lui qui m’a mis sur le chemin en me donnant une cassette de Robert Johnson. “Ecoute ça, apprends et travaille, c’est ce que tu cherches”. Evidemment, il avait raison…

Sur ce disque vous jouez plusieurs instruments différents. Lesquels exactement ?
Le banjo à 6 cordes, accordé comme une guitare sur plusieurs chansons. La peau tendue du banjo donne un son très rythmique et funky. Je joue avec les doigts, sans mediator ce qui permet d’ajouter des effets de percussions. Pour les guitares j’ai mes Fylde et aussi une guitare bulgare très spéciale que j’ai eue pour 50 dollars. Elle a deux rosaces différentes, ce qui divise le son en deux. C’est mon instrument préféré actuellement. J’ai des guitares acoustiques suédoises. J’ai une guitare style Django faite par Maurice Dupont. J’ai une électrique du luthier Jim Herlin avec un micro Humbucker et aussi un piezo dans le chevalet. Je peux équilibrer les deux sons et vraiment trouver des combinaisons intéressantes. J’ai aussi une vieille Silvertone signée par Hubert Sumlin (NB. le guitariste de Howlin’ Wolf).

Que font votre fille et votre fils actuellement ?
Yana enseigne la musique à des jeunes gens et elle prépare un second album, elle est tout le temps en train d’écrire. Elle est une excellente directrice de chorale et travaille en Allemagne. Mon fils Ronnie Taj est un danseur de ballet, il a monté un show dédié à Sammy Davis Jr. qui est un grand succès à l’Apollo Theater de Harlem, à New York.

Vous avez consacré des disques à Booker T. White (Bukka White) et à Leadbelly. Qui pourrait être le thème d’un autre projet ?
C’est une bonne question. J’y pense souvent. Je crois que le sujet parfait serait Mississippi John Hurt, pour ses chansons qui pouvaient plaire aux enfants tout en intéressant les adultes. C’est surtout l’exemple parfait d’un homme qui a atteint la plénitude spirituelle et la sagesse. J’aimerais pouvoir incarner cela, mon âge m’en rapproche, je suis sûr d’y trouver quelques leçons concernant ma vie. Comment pardonner aux jeunes leur arrogance née de l’ignorance et comment élever leur esprit…

Vous allez tourner en Europe et en France en avril avec un concert le 23 avril à Paris, à la Cité de la musique. Serez-vous avec d’autres musiciens ?
Je commence par l’Australie en février. Puis en France Il y aura mon groupe de tournée et en invité Habib Koïte à la Cité de la musique. A bientôt… © (Romain Decoret)

Concerts en France en avril :
13- Marcq En Baroeuil (59) Jazz en Nord Festival
14- Vitry Le François (51) L’Orange Bleue
15- Cleon (76) La Traverse
18- Bezons (95) Théâtre Paul Eluard
23- Paris (75) Cité de la Musique/ Basquiat Soundtrack

Imelda MAY – Orientation et Harmonie

Interview par Romain Decoret

La chanteuse irlandaise est à nouveau en tournée en France pour son 6ème album solo, 11 Past The Hour. Elle nous explique pourquoi elle a échangé -assez drastiquement- le rockabilly pour sa vision artistique personnelle, un prisme aux multiples facettes. Imelda May parle aussi du regretté Jeff Beck. Cette interview face à face a lieu dans les locaux de Gérard Drouot Productions qui organise la tournée française d’Imelda. Elle arrive, accompagnée de sa fille Violet…

Hi Imelda. Vous êtes née en Irlande, à Dublin, dans le quartier des Liberties en 1974. Où vivez-vous actuellement ?
Je suis dans la campagne anglaise, proche de Londres, depuis longtemps maintenant. Quand je suis venue m’installer en Angleterre en 1998, j’ai vécu à Londres dans le quartier de Camden Town. Mais l’Irlande est le pays que je préfère, c’est le lieu de ma naissance. Mes ancêtres y sont enterrés, je sens leurs os sous mes pieds et cela me donne la force de voler plus haut.

Le public vous connait surtout pour vos concerts avec Jeff Beck et vos albums néo-rockabilly, mais depuis 2017 vos disques Life Love Flash Blood et le dernier 11 Past The Hour ont marqué un changement total d’attitude, d’orientation musicale et de guitaristes aussi. Comment est-ce arrivé ?
Je devais essayer des directions différentes. Pour un scientifique, il serait frustrant de se concentrer exclusivement aux antiquités précolombiennes, pour moi il était difficile de rester enfermée sous l’étiquette rockabilly et psychobilly. Il me fallait un nouveau défi. Tous mes disques sont intimes et personnels, sinon à quoi bon ? Je chante pour établir une connexion avec l’auditeur et la seule façon de connecter est d’exprimer la vérité. Maintenant je suis plus à l’aise avec ce que j’ai à dire, sans cacher quoi que ce soit. Ce qui ne signifie pas que je me cachais en jouant avec Darrell Higham et Jeff Beck, mais la force du rock ’n’ roll agissait comme une sorte de paravent. Je devais aller au-delà de ce paravent.

C’est plus facile avec des guitaristes comme Ronnie Wood, Charlotte Hatherley du groupe Ash ou Noel Gallagher ?
C’est différent, parce que cela reste mon disque, quoi qu’il arrive c’est moi qui dirige finalement. Je connais Woody depuis l’âge de 16 ans et j’admire le jeu de Noel Gallagher. Inversement, jusque là j’écrivais moi-même entièrement mes chansons et j’ai finalement décidé de co-écrire 11 Past The Hour, avec Tim Bran, David Rossi, Ronnie Wood, Pedro Vito, Sebastian Sternberg et Niall McNamee. Ils sont très talentueux. Je suis obligée de me surpasser avec eux, c’est un défi constant et une avancée artistique. L’idée était d’écrire moi-même les textes et les musiques, mais de les revoir ensuite avec eux, pour trouver des directions différentes.

Comment se passait la première phase de mise au point ?
Je rencontrais chacun personnellement, ils me jouaient quelque chose et je leur disais de continuer à jouer des licks différents jusqu’à ce que j’entende quelque chose qui m’éclairait intérieurement et déclenchait mon processus créatif. Alors les paroles et la mélodie arrivaient d’elles-mêmes. Quand on savait ce que j’allais chanter, je m’occupais des arrangements et Tim Bran les notait. C’était fun. D’autres fois quand on se réunissait à plusieurs, on commençait à jouer et tout tombait en place avant d’avoir écrit quoique ce fût.

Vous produisez vous-même vos disques solo depuis le début ?
Je te remercie de me poser cette question. La plupart des gens ne le remarquent pas mais, depuis longtemps, je fais tout, depuis le concept initial jusqu’au mastering et au pressage. Je sais exactement ce que je veux, quel son, quels musiciens, qui va faire quoi. Je n’ai pas une grande connaissance technique de la console d’enregistrement. Juste quelques leçons avec T. Bone Burnett qui m’a donné des conseils. Suffisamment pour que je puisse faire comprendre à l’ingénieur ce que je veux en termes de son, que ce soit pour ma voix, les guitares ou la batterie. J’ai l’expérience et le bagage qu’il faut.

Vous êtes devenue le Boss ?
Oui, comme l’indique mon prénom. Imelda signifie la combattante, celle qui est imbattable. C’est le nom d’une reine, une druidesse des tribus irlandaises de l’Antiquité. Cela m’aide à développer une sensibilité spéciale, un 6ème ou un 7ème sens. Par exemple, juste avant 11 Past The Hour j’avais réuni des poèmes que je voulais enregistrer. Neuf récitations parlées, avec une musique de fond. De leur côté Tim Bran et David Rossi attendaient pour finaliser 11 Past The Hour, mais je leur ai dit que je ne faisais pas l’album. Je voulais commençer par mon disque de poèmes. “Oh non, Jesus ! Voila qu’elle recommence”… Et j’ai enregistré Slip Of The Tongue , un album de poésie parlée. Immédiatement après, il y eut le confinement du Covid. Si j’avais sorti 11 Past The Hour à ce moment on n’aurait de toute façon pas pu tourner pour promouvoir le disque…

Quand vous écrivez chez vous, quels instruments utilisez-vous ?
J’ai plusieurs guitares acoustiques Martin de toutes les tailles et une D-18 semblable à celle d’Elvis. Quand je voyage ma préférée est un ukelele à 6-cordes, très pratique car je peux l’emporter partout. Je l’accorde en standard, comme une guitare. Je ne suis pas une grande guitariste, simplement une guitar ringer comme la plupart des songwriters. C’est pour cette raison que je joue pas de guitare sur scène. En studio, je joue aussi du bodhràn (un instrument de percussion irlandais très souvent joué dans les pubs) et du Thumb piano (kalimba, piano à pouce).

Que signifie la chanson 11 Past The Hour ? 11h11 est une heure spéciale pour vous ?
C’est très spécial. J’ai commencé par voir ce 11:11 apparaître partout, sur mon horloge électronique quand je me réveillais la nuit, sur l’écran de la télévision, cela devenait obsessionnel. J’ai fait des recherches sur Internet et j’ai découvert qu’en numérologie c’est considéré comme un chiffre représentant l’intuition…

Cela me rappelle un blues de John Lee Hooker qui voyait apparaître 444 partout, il se réveillait à 4h44 et sa femme (divorcée) siphonna son compte en banque de 4 444 dollars. Il en a fait une chanson…
C’est définitivement un truc de Mojo. Pour moi la chanson reflète l’appel de l’univers à prendre conscience, se réveiller et écouter. C’est une chanson pour notre temps où le respect pour le monde et les autres est totalement insuffisant. C’est une chanson dangereuse. J’aime la rébellion et je suppose que j’avais besoin d’exprimer ma propre rébellion.

Ronnie Wood joue sur Made To Love et Just One Kiss…
Quand j’avais 16 ans mes frères et soeurs -un de mes frères était un fan de rockabilly- m’ont emmenée dans ce club de Dublin et j’ai commencé à y aller régulièrement pour jammer. Ronnie Wood est venu un soir, j’ai chanté du blues avec lui et c’était fantastique ! Des années plus tard, en tournée avec Jeff Beck, il m’a présenté Ronnie. Je lui dis que nous nous étions déjà rencontrés et il s’en souvenait : “Tu étais cette gosse qui chantait du kick-ass blues !” On est partis de là et sommes restés des amis depuis. Une de mes grandes influences est d’avoir vu Rory Gallagher sur scène avec son bassiste Gerry McAvoy et j’ai enregistré bien plus tard son Travelling Bullfrog Blues avec Ronnie Wood à la guitare.

Que diriez-vous aux fans qui pensent que vous vous êtes vendue en quittant le rockabilly ?
Bien sûr, je ne me suis pas vendue… Cela fait partie du défi. Je gagnais plus d’argent avec le rockabilly, tout spécialement en tournée. Mais je fais ce que je dois et je ne me vends pas. Ceux qui me connaissent savent que ce n’est pas ainsi que je travaille.

Tout au début quelle musique a bercé l’enfant que vous étiez ?
La musique irlandaise traditionnelle, les Chieftains, les Dubliners -avec qui j’ai eu la chance d’enregistrer- Van Morrison, Rory Gallagher, Phil Lynott & Thin Lizzy. Le premier disque que j’ai acheté était de Billie Holiday. J’ai commencé à écrire des chansons quand j’avais 13 ans. Le premier grand groupe que j’ai vu sur scène était Led Zeppelin. Puis j’ai écouté du jazz et du blues, en même temps que les Rolling Stones, les Stray Cats et pour les harmonies vocales, les Carpenters, même si cela peut paraître bizarre pour les fans de rock, de blues et de country.

Qu’est ce qui a amené Imelda Mary Clabby à devenir Imelda May ?
J’avais 16 ans quand j’ai commencé à chanter avec un groupe, je chantais Sister Rosetta Tharpe, Janis Joplin, Killing Floor de Howlin’ Wolf. J’ai aussi tourné avec un swing band, Billie Holiday, Aretha Franklin, Glenn Miller, Tommy Dorsey. Puis j’ai découvert la Northern Soul, une musique qu’ignorent les Américains et le reste du monde. Je me souviens avoir été obligée aux USA de chanter, à la section de cuivres, les riffs de Northern Soul dont ils n’avaient aucune idée. J’écoutais Johnny Cash et Hank Williams en même temps que les Cramps, Violent Femmes et Clash. C’est ce qui m’a amenée au rockabilly, parce que c’est là que tout avait commencé. Quand j’en parlais on me disait “tout mais pas ça !” et je me demandais d’où venait cette haine pour une musique qui était si importante. C’est ce qui m’a convaincue de partir dans cette direction parce que cette musique avait été rejetée, sauf par les Stray Cats et les Cramps. Aucune musique ne devrait être rejetée, spécialement pas une musique aussi influente…

Quel est le premier chanteur de rockabilly avec qui vous avez chanté en duo ?
C’était Mike Sanchez qui chanta ensuite sur l’album Crazy Legs de Jeff Beck. Puis j’ai rencontré Darrell Higham, spécialiste d’Eddie Cochran. Nous nous sommes mariés et notre fille Violet est née. Nous avons tourné ensemble jusqu’en 2016 puis nous avons divorcé et continué chacun de son côté.

Comment était-ce de jouer avec le regretté Jeff Beck ? Votre Mary Ford & sa Les Paul. Avez-vous une anecdote ?
J’ai été très attristée par son décès, il est irremplaçable. Darrell jouait avec Jeff qui ne savait pas que nous étions mariés. Il est venu un soir me voir chanter à Ronnie Scott’s. J’avais sauvé Dave, un bébé corbeau que je nourrissais à la main. Il avait grandi et faisait 30 cm de long. Il est impossible de relâcher un jeune corbeau, les autres le tueraient, alors je l’amenais avec moi pour les concerts. Quand Jeff l’a vu, il a compris. Il a dit qu’il avait un refuge aviaire et qu’il pouvait s’occuper de Dave. Il nous a invités chez lui pour voir sa volière. Puis il nous a offert du brandy et on a jammé dans le salon. A un moment j’ai commencé à chanter How High The Moon et Jeff est parti directement dans le solo. Ensuite il m’a dit que nous devrions travailler ensemble. C’est de là qu’est venue l’idée des concerts “Les Paul de Jeff Beck” à l’Iridium et la tournée qui a suivi. Jouer avec lui était brillant, sa guitare chantait et je pouvais chanter avec elle. Quand il était sur scène, tout ce qu’il jouait était tellement défini qu’il était impossible de se tromper. Il pouvait suggérer aux musiciens ce qu’il voulait par son langage corporel et musicalement par sa guitare. Il était en même temps totalement imprévisible, parfois je me demandais d’où il sortait son solo. Je suis heureuse d’avoir joué avec lui et de l’avoir connu.

Jeff était-il un boss difficile à satisfaire ?
Tout ce qu’il demandait était pour l’amélioration de la musique et c’était parfaitement pensé. Lorsque nous avons commencé les répétitions pour la tournée Tribute to Les Paul, il m’a dit que la solution pour la voix multi-trackée de Mary Ford sur scène était de pré-enregistrer plusieurs pistes de vocaux. Il m’a emmenée en studio et m’a fait enregistrer 18 pistes de back-up vocals empilées dans toutes les tessitures, tierce, quinte… La séance a duré 7 heures !

Comment avez-vous utilisé cela sur scène ?
Le batteur avait un click dans son oreillette et signalait le début des pistes vocales d’accompagnement. On se calait sur lui. C’est audible dans Bye Bye Blues, Vaya Con Dios, How High The Moon. Ma voix principale était en live par dessus les 18 pistes pré-enregistrées. Quand ça ne marchait pas ou s’il y avait un décalage trop important, Jeff Beck couvrait le tout avec sa guitare en moins d’une seconde. Un pur génie!

Avez-vous l’inspiration pour écrire en référence à vos lectures ?
Oui, bien que ce soit assez inconscient, je n’y pense pas spécifiquement…

Que lisez-vous actuellement ?
J’ai toujours 4 ou 5 livres en cours de lecture. Il y a des livres partout chez moi, dans toutes les pièces, c’est difficile de faire du rangement ! Quand je voyage, comme en ce moment, j’ai une valise de livres dont j’ai besoin. Je m’occupe moi-même de l’éducation de ma fille Violet, en ce moment elle lit Aristote et les auteurs grecs. Je lis aussi de la poésie ancienne mais également Seamus Heaney, Leonard Cohen, John Cooper Clarke, Pat Inglesby, Nikita Gill. Des biographies aussi, Phil Lynott, Rory Gallagher, Van Morrison…

Vous avez aussi écrit un livre de poésie A Lick and a Promise. Vous essayez consciemment d’étendre votre domaine artistique ?
J’écris, c’est ce que je fais toute la journée quand je ne chante pas. Ecrire et dessiner aussi. J’ai fait moi-même les illustrations pour l’intérieur de mon livre. Il y a une liberté dans la poésie, plus que dans le songwriting où il faut que je pense aux arrangements, aux musiciens, aux changements de rythme. Beaucoup de chanteurs sont des poètes, Bob Dylan, Van Morrison, Leonard Cohen. Tu me parles d’étendre mon domaine artistique, je le fais constamment. J’ai joué dans le film Fisherman’s Friend, et je lis des scripts pour d’autres films que l’on m’a proposés.

Un conseil pour les lecteurs du Cri du Coyote ?
Musicalement, ne recherchez pas le confort. Continuez à travailler pour en sortir, c’est le seul moyen de progresser… © (Romain Decoret)

Imelda en concert en France en avril 2023 :
16- Caluire (Le Radiant)
17- Grenoble (La Belle Electrique)
18- Istres (L’Usine)
20- Cenon/ Bordeaux (Le Rocher de Palmer)
21- Cléon (La Traverse)
22- Paris (La Cigale)

Nashville est un enfer

par Eric Allart

Music City tient, depuis les années 50, le rôle d’une capitale légendaire où se font les carrières. Epicentre de la Country Music des années 1960-70, secouée par les Outlaws et les Néo-traditionnalistes, capitale contestée par Austin et Bakersfield, elle a tout digéré, du Punktry au Nashpop et continue d’exercer son aura. Et pourtant, la violence d’un système qui pense aux dollars avant l’Art (“show business) est partie prenante de l’expression de ceux qui ont tenté d’y trouver gloire et fortune. L’échec laisse sur le rivage, après la marée, nombre d’épaves humaines, broyées, clochardisées et maltraitées. La vérité en trois accords relate depuis longtemps ces trajets à l’antipode du rêve américain.
C’est ce sombre revers que nous évoquons ici.

La sélection explore la gradation opérée depuis les années 50 dans l’explicite et le ressentiment. Si l’industrie est brutale avec les individus, on remarque que le genre produit sa propre contestation interne, fait qu’il serait intéressant de mettre en relation avec les discours portés par d’autres artistes dans d’autres niches musicales, tant dans le temps que dans l’espace.

Figure tragique dans un panthéon qui n’en manque pas, Joe Carson (1936-1964) décède des suites d’un accident de voiture alors qu’il n’a que 27 ans. Dans cette chanson cosignée par Jerry Allison et Sonny Curtis (deux des Crickets de Buddy Holly) il étale un contenu dépressif où le sentiment d’échec se retourne contre l’interprète, sans totalement en imputer la responsabilité au système. Chanson bilan d’un rêve définitivement brisé : il ne sera jamais une star. (NB : Le titre fut repris par les Everly Brothers et Vernon Oxford).

Dans une veine très proche et peu de temps après, un jeune Waylon Jennings, qui fut lui aussi proche de Buddy Holly, dans sa reconversion post-rockabilly, nous offre un récit saisissant appuyé par un film assez médiocre dont la chanson qui suit est le développement scénarisé.

Après avoir enregistré deux albums pour RCA Victor, il tient le premier rôle dans le film de Jay Sheridan Nashville Rebel. Un jeune chanteur sorti de l’armée se fait dépouiller par des gangsters et arrive dépourvu de tout à Nashville où il passe des auditions. Crooner et beau gosse à la voix grave, dans une esthétique 1960 post honkytonk, il séduit une fille innocente qu’il met enceinte tout en vivant une liaison toxique avec la femme du producteur véreux qui entend formater sa carrière et son style ! Confronté à une image de soi déplorable et corrompue, il s’enfuit de sa dernière scène pour retrouver la mère de son enfant.

Jennings a témoigné : « Je suis allé auditionner pour ça et je pensais que j’étais horrible. Mais c’était ce qu’ils voulaient… Je ne sais pas comment j’ai fait parce que j’étais défoncé la plupart du temps. » C’est Chet Atkins, en pleine définition du Nashville Sound de la fin des années 60, qui produisit l’album tiré du film et, contrairement à ce que pourrait préjuger le titre de la chanson, il ne présente aucun des caractères « Outlaw” qui émergeront réellement de sa production des années 70. Il n’en reste pas moins un marqueur chronologique de la transition entre le honkytonk old school de Webb Pierce, celui de ces gens en nudies qui chantent avec leur nez, avec les premières stars du crossover pop venus à la suite de Jim Reeves. (NB : Une belle version redynamisée fut enregistrée par Webb Wilder en 1986).

« Seizième Avenue » : Enregistrée par Lacy J. Dalton et sortie en septembre 1982 en tant que deuxième single et titre de l’album (16th Avenue). C’est Billy Sherill, producteur controversé responsable de la dérive pop de la Country des années 70-80, qui força la main de l’auteur Tom Schuyler pour qu’elle soit enregistrée. Ici pas de dénonciation d’un système corrompu, mais un mélo tartiné dans le pathos avec des relents christiques : de nombreux appelés mais peu d’élus sur la voie tortueuse et doloriste du salut. Les vaches sont bien gardées. Le ton est complaisant. Et Music Row à Nashville, dans les années 1960, passa de quartier résidentiel à boulevard de bureaux rénovés pour l’industrie de la musique.


Bien plus vivace est la pulsion exprimée par le grand Steve Earle dans Guitar Town. Elle rejoint l’urgence des rockabillies des années 50. Si elle ne s’inscrit pas dans un registre “country” spécifique, le twang de guitare, la mélodie, l’appel de la route et la volonté farouche de trouver dans la musique la seule option pour sortir d’une condition sociale médiocre, l’y rattachent sans doute possible. La voie sur l’autoroute perdue, c’est indéniablement celle de celui que vous ne pouvez pas ignorer quand vous êtes familier de ce qui nous intéresse ici.


Si Steve Earle est encore habité par le feu sacré, la fin des années 90 et l’essoufflement du mouvement néo-traditionnaliste initié dans les années 80 confirment un infléchissement massif vers une pop ultra-calibrée, destinée au marché du vidéo-clip naissant, qui élargit considérablement l’auditoire et les parts de marché tout en marginalisant l’héritage et les filiations.


C’est du Bluegrass que vint une forte dénonciation de cette tendance sur le ton de la déploration. Larry Cordle vit sa chanson popularisée par des figures majeures du classicisme, exempts de toute suspicion de compromis : Alan Jackson et George Strait. On est entre connaisseurs : les allusions à Merle Haggard (Hag) et George Jones (Le Possum, surnom attribué en raison de sa coupe de cheveux crew-cut lors de son passage chez les Marines) correspondent à une sordide réalité : les majors ne renouvellent pas leurs contrats avec ces figures légendaires et vieillissantes. Johnny Cash lui-même se retrouve ringardisé, et nous sommes à des années lumière du culte et de la résurrection propulsées par Rick Rubin. Curieusement, avec une bonne dose d’hypocrisie, la CMA, institution représentante de l’industrie musicale country, donna un Award à la chanson en 2000. Sans pour autant en infléchir ses pratiques.


Les années 1990-2000 marquent une rupture de ton, par une libération de la parole où, avec crudité, voire de la haine, l’heure des règlements de comptes a sonné. On ne fait plus dans la métaphore ou la demi-mesure, c’est explicite.


Robbie Fulks est un chanteur « à texte » » » mais qui sait orner son écriture avec du Bluegrass ou du Western swing. Familier d’humour trash, après trois vaines années à tenter de faire produire son album, il jette l’éponge et adresse à toutes les maisons de disques avec lesquelles il a été en pourparler un adieu définitif avant de tenter sa chance vers d’autres cieux où son album Loud Mouth (grande gueule), fut produit pour notre plus grand plaisir :


En février 2006, Hank Williams III, fort de son image de punk incontrôlable et vulgaire, sort son double album Straight To Hell dont nous avons souvent souligné la puissance évocatrice dans la déglingue et l’autodestruction de tous les codes puritains conservateurs.


Le contentieux avec music city est ancien, héréditaire même, puisque son légendaire grand-père en fut exclu pour ses conduites addictives avant d’être récupéré post mortem par une ex-épouse opportuniste et un business sans scrupules qui en exploita l’image jusqu’au non sens.
Il use et abuse de son image de rebelle redneck avec une violence dont le politiquement correct inclusif et bienveillant de la soupe nashvillienne mainstream ne pouvait pas décemment se remettre. Paradoxal est le point de vue d’où s’exprime III : il adule les formes classiques, Bluegrass, Honkytonk dont il ne cesse de révérer les figures dans ce même album, pour mieux pourfendre le Nashpop, la pire perversion à ses yeux, une condamnation que je partage dans le fond si ce n’est la forme :


Une fois de plus, la force de la Country music réside dans sa capacité à simultanément suivre des dynamiques centrifuges, lui faisant courir le risque de sa disparition comme entité solide, tout en produisant en son sein un discours critique sur ses dérives.
Au-delà d’une simple opposition binaire -modernité contre tradition- le parcours ici illustré démontre qu’avec des nuances de ton, tout au long de son évolution, des artistes s’interrogent sur ces processus. L’expression est directe et sans autocensure. Elle est faite de passion et d’honnêteté, quitte à en payer le prix pour les conséquences de leur carrière. Car ces auteurs savent qu’ils sont les vecteurs d’un héritage et d’une culture populaire plus grande qu’eux. Qu’en dépit d’une consommation effrénée d’artistes jetables (lancés comme des paquets de lessive disait Coluche), le genre a prouvé sa capacité à tenir sur la durée, à perpétuer un écosystème stylistique foisonnant auquel un noyau de fans est viscéralement attaché.
L’industrie en est consciente. Elle tente parfois avec plus ou moins de succès d’exploiter cette quête d’intégrité. Elle se sait sous surveillance. © (Eric Allart. Février 2023)

Early JAMES – Country Power

par Romain Decoret

Découvert par Dan Auerbach des Black Keys, le jeune songwriter Frederick James Mull est un pur produit de la scène country de Birmingham (Alabama). Une voix aux accents soul et hillbilly qui met en valeur une plume très affûtée. En fait, Early James est un grand auteur, avec un potentiel qu’il a déjà démontré sur ses deux disques pour le label Easy Eye Sound de Dan Auerbach. Ce soir, il joue en France pour la première fois à l’Archipel où il prouve qu’il est aussi un guitariste acoustique hors-pair, comme son grand aîné de l’Alabama, Jerry Reed. Touche ON, Take 1… Interview :

Votre nouveau et second disque, Strange Time To Be Alive, est bien plus électrifié que le premier, Singing For My Supper (2020). Comment est-ce arrivé ?

Pour les séances du premier je n’avais pas apporté de guitare électrique en studio. Mais après avoir tourné avec les Black Keys, j’ai trouvé le son qui me convient, à la fois acoustique et avec un rack d’effets. Je peux jouer un riff, le repasser en loop et continuer avec une suite d’accords rythmiques au-dessus. Au début, quand je jouais à Birmingham (Alabama), avec Adrian Marmolejo, mon contrebassiste attitré depuis 2016, nous étions toujours considérés comme un groupe de bluegrass, alors que j’ai toujours voulu jouer avec un son rock. Inversement, je peux aussi jouer du hillbilly acoustique sur scène et reprendre Your Cheating Heart de Hank Williams…

C’est un badge de Hank Williams que vous portez sur votre blouson en jeans ?

Oui. Une rareté fabriquée par un ami en Alabama. Le blouson et la salopette de fermier sont mes marques de fabrique sur scène. Je tourne en Europe actuellement, en duo avec mon bassiste Adrian, mais je vis toujours dans l’Alabama, même si je suis souvent à Nashville.

Comment a été enregistré ce nouveau disque, Strange Time To Be Alive ?

Dan Auerbach a produit les séances dans son studio Easy Eye Sound. Les séances n’ont pris que trois jours. J’avais un bon nombre de chansons que je jouais déjà avec Adrian. Nous avons rencontré en studio le joueur de pedal-steel Tom Bukovac (Willie Nelson, Keb’Mo), Mike Rojas au piano et le batteur Jay Bellerose qui a joué avec le regretté Allen Toussaint. On s’est immédiatement très bien entendu avec lui. Sur Harder To Blame, Jay frappait en boom-tap (grosse caisse/ caisse claire) sur sa batterie, si fort que l’ingé-son a voulu baisser son volume, mais Dan (Auerbach) a dit de ne rien changer parce que ça collait parfaitement bien avec le titre. Il y a beaucoup de terreur dans cette chanson et la batterie lourde et menaçante de Jay souligne cette ambiance sombre. 

Quel est le thème général de Harder To Blame ?

Je suis né en 1992 et j’entre dans la trentaine. Quand on est jeune, il est facile de rejeter la faute sur nos proches et leur mettre sur le dos toutes les mauvaises habitudes, les mauvais choix que l’on a faits. Quand on dépasse les 27 ans, on réalise que l’on est en réalité le seul fautif, le seul responsable de l’histoire. C’est une réflexion morale qui provient de ma stricte éducation familiale à l’église baptiste de Troy, en Alabama.

A l’inverse, Straight Jacket For Two (trad. Camisole de force pour deux) est assez humoristique, malgré le thème de la démence. Vous l’avez voulu ainsi ?

Je pense que l’on peut dire que parfois on est dingo et admettre que l’on n’est pas forcément bien dans sa peau. Je voulais exposer l’absurdité sans fin qui nous entoure et rappeler aux gens que l’on peut se sentir fou à certaines occasions -une brève histoire d’amour, par exemple- ce sont des sentiments humains universels et il est sain de ne pas les taire. Les VRAIS fous sont ceux qui ne doutent jamais d’eux-mêmes. Ne me demande pas d’exemples, il y en a trop…

Racing To a Red Light évoque 90 Miles an Hour Down a Dead End Street par Hank Snow, Narvel Felts ou Bob Dylan. Comment l’avez-vous écrit ?

C’est un instantané, une photo sur un smart-phone. On était dans le van, en route pour un show et il y avait cette longue succession de feux verts qui passaient au rouge avant que l’on ait eu le temps d’arriver au bout. Et on était pressés ! J’ai sorti mon carnet et j’ai écrit le texte là, à l’arrière du van.

Vous chantez en duo avec Sierra Ferrell sur Real Low Down & Lonesome. (cf http://www.youtube.com/watch?v=oFE9Lo_oakA). Comment est-ce arrivé ?

Nous avons écrit la chanson ensemble. On s’entend vraiment bien. En fait nous avons passé de très grands moments ensemble. Yes, sir ! Et nous nous retrouverons sur la route dans d’autres occasions.

Votre songwriting est d’une qualité inhabituelle. Quelles sont vos influences ?

Elles sont multiples. Je pense à Hank Williams, Merle Haggard, Jerry Reed, Townes Van Zandt, Tom Waits, Fiona Apple. Au fil des années j’ai été impressionné par Kurt Cobain avec Nirvana, sa capacité de répéter la même phrase de 3 ou 4 mots et de sonner différemment à chaque fois, avec une signification différente. Et aussi Sturgill Simpson, Old Crow Medicine Show…

Des auteurs littéraires aussi ? classiques et modernes ?

Edgar Poe, Erskine Caldwell, William Faulkner, Eudora Welty. Mais je puise rarement des passages dans les livres. L’important pour moi est d’aborder un thème parallèlement, jamais de façon directe, pour laisser des courants poétiques s’exprimer et les recueillir. 

Philosophiquement sentez-vous une différence entre le progrès technique et l’amélioration réelle de la vie ? 

Grave question… Il semble que l’humanité avance en s’auto-détruisant à chaque génération. Mais je pense aussi que je suis encore trop jeune pour y penser sérieusement. Il faut vivre plutôt que rester dans sa tour d’ivoire…

Quelles guitares jouez-vous ?

Dan Auerbach m’a prêté sa Martin D-28 de 1935. Je la joue sur le clip internet de Tumbleweed. Le plus souvent j’ai une Gibson J-50 ou une Martin électro-acoustique sur un mini-pédalier avec un Looper et écho-delay. Je me branche direct dans la sono. En électrique, j’ai une Stratocaster et une Telecaster. Il y a deux configurations pour les tournées. Je peux jouer seul avec Adrian à la basse et ma guitare électro-acoustique. Ou bien avec mon groupe, le batteur Joey Rudeirsell, Adrian, et Ford Boswell à la pedal-steel sous le nom d’Early James & The Late. Là je sors ma guitare électrique et un ampli Fender VibroVerb.

Quel est votre style de main droite en acoustique?

J’ai un thumbpick au pouce et je joue le reste avec les doigts. D’autres fois, je joue en accords avec un mediator.

Comment Dan Auerbach vous a-t-il “découvert” ?

Il avait entendu parler de moi, de ce “cinglé en salopette” qui chantait à Birmingham. Finalement il est venu en Alabama me voir jouer dans un club. Ensuite on a sorti les guitares et on a jammé ensemble. Il a réfléchi et m’a finalement proposé de me signer sur son label Easy Eye Sound. Ça a été très vite, Dan est une personne de décision immédiate. Je me suis retrouvé à Nashville pour enregistrer mon premier disque, Singing For My Supper. Ce qui correspond exactement à ce que je faisais avant de rencontrer Dan.

Vous avez un conseil pour les songwriters en herbe qui lisent Le Cri du Coyote ?

Motivation. Si vous devez écrire, faites-le, quoiqu’il advienne. Oubliez toutes les influences et exprimez-vous. Le reste viendra tout naturellement, votre approche directe ou indirecte. Le plus important est de vouloir écrire et chanter vous-même plutôt que rester un hallebardier au service d’un chanteur, et je sais de quoi je parle…

Ce soir à l’Archipel, c’est votre premier show en France ?

Oui. Ensuite nous allons en Ecosse, Suède et Norvège, en Australie en mars et nous revenons en France en avril. Hello à tous les lecteurs du Cri du Coyote ! © (Romain Decoret)

JEFF BECK

par Romain Decoret

Jeff Beck (24-06-1944/ 10-01-2023), le guitariste le plus admiré et inspiré est décédé mardi 10 janvier à l’hôpital près de Riverhall, sa propriété rurale du sud de l’Angleterre où ses hot-rods remplaçaient les chevaux. Il a été atteint d’une méningite bactérienne fulminante. Jeff Beck avait été de longue date touché à la tête dans plusieurs accidents de hot-rod, le premier ayant eu lieu en 1968.

Mandatory Credit: Photo by Ian Dickson / Rex Features ( 750517FJ ) Jeff Beck Various /REX_OLDPOP205_750517fj//0805211444

Guitariste aventureux et instinctif, il avait compris qu’il ne faut pas se laisser « labelliser » sous une étiquette donnée et pour cette raison a toujours placé son jeu de guitare sous le signe d’une diversité universelle. Rock ’n’ roll, blues, jazz fusion, hommages à Les Paul, Cliff Gallup ou aux Shadows, aucune de ces appellations ne le satisfaisait. A tel point qu’il quitta son Jeff Beck Group & Rod Stewart, juste avant de jouer à Woodstock, car il savait qu’il serait classé dans une catégorie qui ne lui convenait pas.

SURREY

Geoffrey Arnold Beck, né à Wallington le 24 juin 1944, était le fils d’Arnold et Ethel Beck. A 10 ans, il chante dans une chorale  locale et est élève à la Manor School de Sutton. Sa mère l’inscrit à des cours de piano, qu’il considère comme son plus important éveil musical. Le premier guitariste qu’il entend est Les Paul (How High The Moon) à la radio et le son électriquement modifié lui apparait comme un langage codé qu’il peut comprendre. Il découvre ensuite Cliff Gallup, le guitariste de Gene Vincent & The Blues Caps, puis Scotty Moore, BB King et Lonnie Mack. La guitare amplifiée est son instrument principal. Après le lycée de Sutton, il entre au Wimbledon College Of Art. Sa soeur Anita le présente à Jimmy Page, les deux teenagers ayant les mêmes goûts, leur amitié durera…

LONDON SCENE 1962-64

Alors qu’il est au Wimbledon College Of Art, Jeff Beck joue avec plusieurs groupes. En 1962, il enregistre le single Dracula’s Daughter avec Screamin’ Lord Sutch & The Savages pour le label Oriole. L’année suivante il forme The Nightshift, groupe de blues avec lequel il est en résidence au 100 Club d’Oxford Street et enregistre le single Stormy Monday de T Bone Walker sur le label Piccadilly. Puis il rejoint The Rumbles, des Teddy Boys de Croydon dont le répertoire est celui de Gene Vincent et Buddy Holly. Il revient ensuite au blues avec les Tridents de Chiswick, reprenant Buddy Guy avec un son surchargé de pédales d’effets et d’écho. En 1964 il est guitariste de séance sur I’m Not Running Away, un single de Fitz & Startz pour Parlophone le label des Beatles. En mars 1965 Jimmy Page le recommande aux Yardbirds qu’Eric Clapton vient de quitter.

USA

Pendant deux ans, 1965 et 1966, la légende garage-rock des Yardbirds se construit autour du jeu de Jeff Beck. Son utilisation de la fuzz, de l’écho et de la wah wah vient de guitaristes de Nashville comme Jerry Kennedy et Grady Martin. Les hits se suivent : For Your Love, Shape Of ThingsHeart Full Of Soul, Over Under Sideways Down. Tournée britannique avec les Rolling Stones et finalement Jimmy Page rejoint le groupe pour le film Blow Up d’Antonioni avant de partir en tournée US. Deux guitaristes lead, c’est trop pour Jeff Beck. Début 1967 il quitte les Yardbirds qui, sous l’impulsion de Jimmy Page, deviendront les New Yardbirds et, finalement, Led Zeppelin.

JEFF BECK GROUP 

En mars 1967, le producteur Mickie Most le lance en solo, vocalisant sur Hi Ho Siver Lining (n°14) et Tallyman (n°30), un rôle que Jeff ne tiendra plus que très rarement par la suite. Il passe à l’instrumental avec Love Is Blue (n°23) de Paul Mauriat. Mais il est évident que rien de tout cela ne satisfait son inspiration musicale. Il est musicien de studio sur l’album Barabajagal de Donovan. Il prévoit de former un groupe avec Tim Bogert et Carmine Appice de Vanilla Fudge, mais un premier accident de voiture l’expédie à l’hôpital avec une fracture du crâne. Pendant ce temps, Bogert & Appice forment Cactus. Jeff Beck forme alors le Jeff Beck Group avec Rod Stewart, Ron Wood et le batteur Micky Waller, remplacé un moment par Bobbie Clarke, batteur de Vince Taylor.

Le premier album, Truth, contient le fabuleux Beck’s Boléro, un instrumental avec Jimmy Page, Keith Moon, John Paul Jones et le pianiste Nicky Hopkins. Le disque est n°15 aux USA en août 1968. Le suivant, Beck-Ola, est également n°15 US en août 1969, mais Jeff Beck dissout le groupe quelques jours avant Woodstock et dira toujours que cela sauva sa carrière.

Il change les membres du groupe et sort coup sur coup Rough & Ready (1971) et Jeff Beck Group (1972, mieux connu sous le titre de « l’album à l’Orange », produit par Steve Cropper de Booker T & The MG’s). Finalement, en 1973, il monte enfin Beck, Bogert & Appice dont le beat inspira Stevie Wonder à composer Superstition, titre qu’ils reprennent sur leur disque.

JAZZ FUSION

En 1975, Jeff Beck ne veut plus jouer avec des chanteurs, il monte un groupe instrumental avec Max Middletown, Phil Chen et Richard Bailey. Ils enregistrent Blow By Blow avec le producteur George Martin. C’est un succès mondial, n°4 US. Il rencontre ensuite Jan Hammer et continue dans cet voie avec Wired (1976, n°16 US), puis There and Back (1980, n°21 US). Mais là encore, il montre la volonté de changer pour ne pas tomber dans une parodie de lui-même. Après Flash (1985), il accompagne Rod Stewart dans People Get Ready puis Mick Jagger sur Primitive Cool et Goddess in the Doorway.

FINGER PICKING

Il revient en 1989 avec Jeff Beck’s Guitar Shop (1989). Ce long break est dû à sa bataille contre les acouphènes. Pour cela il a changé son style de jeu et délaisse le mediator pour le Finger picking. Mais la majorité du public ne remarque rien. Avec ce nouveau phrasé, il va rendre hommage à Cliff Gallup sur Crazy Legs (1993), à Les Paul avec la chanteuse Imelda May dans Rock’n’Roll party (Honoring Les Paul). Il accompagne Roger Waters sur Amused To Death, est avec Bon Jovi sur son disque solo Blaze Of Glory, avec Paul Rodgers sur Muddy Waters Blues , enregistre avec Jennifer Batten un disque techno intitulé Who Else ? En 2003 le titre Plan B, tiré de son disque Jeff, lui vaut un 4ème Grammy Award. 

Billy Gibbons se souvient de cette période : “Jeff vint au Texas, s’arrêtant à Austin, Houston et Dallas, faisant passer le mot qu’il était prêt à échanger ses Stratocaster et Telecaster. Des dizaines de guitaristes se présentèrent aux hôtels où il était descendu, tout heureux de repartir avec une Fender Jeff Beck signée qu’ils avaient échangée contre leur “vieille” guitare. En fait Jeff avait un stock de Strat et Tele récentes achetées en série qu’il échangeait contre des modèles vintage Fender texans soigneusement choisis, le manche d’une ’54 ici, le corps d’une ’52 là, les micros d’une autre ailleurs. Il est reparti avec deux douzaines de Fender Vintage irremplaçables…”

NEW CENTURY

Jeff Beck partit en tournée en 2009 avec Vinnie Colaiuta, Jason Rebello et la bassiste Tal Wilkenfeld. Le show au Ronnie Scott Club de Londres est mémorable et fit l’objet d’un DVD aujourd’hui recherché. En 2010 l’album Emotion & Commotion est composé de reprises avec les chanteuses Joss Stone et Imelda May. En 2013, Jeff Beck joue sur le disque solo de Brian Wilson des Beach Boys et participe à une tournée de 18 dates avec Brian Wilson, Al Jardine et David Marks. En 2016 il enregistre son album Loud Hailer avec Joss Stone.

En 2020, il s’associe à Johnny Depp pour enregistrer Isolation, une chanson de John Lennon. Lorsque Depp finit par gagner son procès contre son ex-épouse Amber Heard, ils jouent à l’Albert Hall et enregistrent l’album 18 dont est tiré le single This Is a Song For Miss Hedy Lamarr. En juin 2022, Jeff Beck enregistre avec Ozzy Osbourne Patient n°9 et A Thousand Shades pour l’album d’Ozzy.

SO LONG…

Melissa Dragish, représentante de la famille de Jeff Beck, dit qu’après avoir contracté une méningite bactérienne, Jeff est mort paisiblement le 10 janvier à l’âge de 79 ans. Sa famille demande à rester en privé après cette perte immense. Il avait épousé sa femme Sandra Cash en 2005, en présence de ses nombreux amis, dont Paul McCartney. Il avait alors 61 ans et Sandra était âgée de 41 ans. Jeff Beck ne laisse officiellement aucun enfant d’un précédent mariage. Mais il reste un important nombre d’orphelins : guitares, amplis et… hot-rods. © (Romain Decoret)

SCOTTY MOORE

The Guitar that Changed The World (Epic, 1964)

par Romain Decoret

Plus qu’un collector, ce disque est une clé qui explique le parcours extraordinaire de Scott Winfield Moore. Tous les grands guitaristes que j’ai eu la chance d’interviewer le possèdent et le considèrent comme une influence : Jimmy Page y a trouvé l’association rythmique acoustique/ lead électrique ultime. Le regretté Jeff Beck a été marqué par l’utilisation des effets sur Milk Cow Blues qu’il transcrivit ensuite chez les Yardbirds avec Heart Full Of Soul et Shapes of Things. Rory Gallagher était intarissable sur son album favori. Enfin, Keith Richard (que je n’ai PAS interviewé) ne s’est jamais remis de la rythmique acoustique jouée par Elvis Presley sur une Martin D-18 dans Mystery Train, avec le solo joué par Scotty Moore sur une Gibson L5 CES blonde et un ampli Echosonic de Ray Butts. Mais la genèse du disque remonte plus haut et commence par le départ d’Elvis pour l’ US Army.

DES TRAGEDIES D’ARISTOTE DANS LE TOP 10 ET LE BILL BLACK COMBO

A la fin de 1958, les revenus totaux de Scotty étaient de 2 322 dollars et ceux de Bill Black étaient du même ordre. Le Colonel Parker, qui les détestait, assurait Elvis que ses musiciens étaient bien payés. Bill Black avait été le premier à craquer, quittant Elvis pour ne plus jamais revenir.

Scotty réussit à s’associer comme ingénieur et producteur dans les studios Fernwood de Ronald “Slim” Wallace. Il enregistra plusieurs maquettes avec Thomas Wayne Perkins, frère de Luther Perkins, guitariste de Johnny Cash. Un jour de 1958, Scotty rencontra par hasard Gerald Nelson qui lui proposa une ballade qu’il venait d’écrire avec son partenaire Fred Burch. Le titre était Tragedy, d’après un cours universitaire sur les tragédies Aristoteliennes. Sam Philiips de Sun Records et Chet Atkins de RCA avaient apprécié mais pensaient que ce slow n’était pas assez country pour eux.

Scotty Moore l’enregistra avec Thomas Wayne Perkins et un trio féminin d’étudiantes appelées les Delons, dans les studio Hi Records de Memphis. Trois prises et c’était dans la boîte. Scotty rajouta ensuite un écho Slapback de 17 millisecondes. Il choisit de sortir le disque sur le label Fernwood. Saturday Date/ Tragedy fut publié fin 1958.

Au printemps suivant, la foudre frappa finalement. Un DJ du Kentucky commença à jouer la face B, la station reçut un déluge de requêtes et ce fut un hit pour Thomas Wayne, qui n’avait que 18 ans. Avec une instrumentation discrète (Scotty Moore sur une Telecaster), un chanteur débutant et des choeurs d’étudiantes, c’était de la pure magie made in Memphis.

Le disque s’écoula à un million d’exemplaires et fut n°8 dans les charts nationaux. La chanson fut reprise par The Fleetwood, Brenda Lee, Brian Hyland, Ronnie Dove et plus tard Bette Midler et Wings sur Red Rose Speedway. Le Colonel Parker envoya un mot de congratulations, mais personne ne s’y trompait, Thomas Wayne fut blackmailé et ne trouva jamais un autre label malgré plusieurs enregistrements. Aujourd’hui les droits de Tragedy sont gérés par MPL, la maison d’édition de Paul McCartney, qui possède aussi la contrebasse Kay de Bill Black. Bill Black, de son côté, monta alors le Bill Black Combo avec les hits Smokie (Parts 1&2) et Silver Sands dans le Top 20. Le groupe tourna ensuite avec les Beatles, au Shea Stadium et dans tous les USA. 

SIXTIES

Lorsqu’Elvis Presley revint aux affaires, tout avait changé : les plus grands artistes de Memphis étaient ses deux anciens Blue Moon Boys, Scotty Moore et Bill Black. Scotty travaillait pour Sam Phillips dans ses studios de Memphis et Nashville. Il proposa à Sam Phillips d’enregistrer un album instrumental marqué du sceau de Memphis comme le Bill Black Combo, les Mar-Keys ou Booker T & The MGs. Phillips ne dit ni oui, ni non. Mais Scotty avait forgé une forte amitié avec le producteur Billy Sherill qui le présenta à Eric Records.

… THAT CHANGED THE WORLD!

Billy Sherill produisit l’album pour Epic et assembla une équipe All Stars avec Scotty à la lead, les batteurs DJ Fontana et Buddy Harmon, Bob Moore à la basse, Jerry Kennedy à la seconde guitare, Bill Purcell au piano, le sax de Boots Randolph et bien entendu, les Jordanaires.

La liste : Face A : Hound Dog, Loving You, Money Honey, My Baby Left Me, Heartbreak Hotel, That’s All Right, Mama. Face B : Milk Cow Blues, Don’t, Mystery Train, Don’t Be Cruel, Love Me Tender, Mean Woman Blues.

Chacun jouait sa partie comme sur l’original, sauf Scotty qui remplaçait la voix d’Elvis sur sa Gibson Super 400. Il demanda au Colonel Parker d’écrire les liner notes au dos du disque mais Parker refusa. Scotty déclara : “J’aurais du inclure un chèque de 5000$!”

En tous cas, le disque se vendit mal, sauf chez les guitaristes, une fraternité à part. Il semble que tous ceux qui l’achetèrent formèrent ensuite un groupe. Le vinyl original est difficile à trouver. Comme me le dit un jour le regretté Rory Gallagher : “Je suis fan d’Elvis dans ses jeunes années, quand son groupe avait deux guitares et une contrebasse Kay, si je pouvais remonter dans le temps c’est là que je serais, devant la scène attendant mon tour de dire : “Téleportation, Scotty Moore !” (Cette dernière phrase est une référence à Star Trek). © (Romain Decoret)

Chronologie des guitares de Scotty Moore :

1952- Fender Esquire et ampli Fender Tweed

1953- Gibson ES 295

1955- Gibson L5 CES Blonde (n°de série A-18195) ampli Echosonic Custom de Ray Butts

1957- Gibson Super 400 CESN (n° de série A-24762) rachetée par Chips Moman

1959- Gibson C5 classique cordes nylon

1963- Gibson Super 400 Sunburst (n°de série 62713)

1987- Gibson Super 100 CESN (n° de série 080253002)

PHILOSOPHIE DE LA CHANSON MODERNE – BOB DYLAN

par Romain Decoret

Pour commencer, ce livre est dédié au songwriter Doc Pomus. Ensuite la couverture est une photo de Little Richard, Alis Lesley (« The Female Elvis ») et Eddie Cochran backstage à Sydney, en Australie en octobre 57, peu de temps avant que Little Richard ne voie passer le Spoutnik russe à basse altitude et décide de se consacrer à la religion -pendant 5 ans.


Le prix Nobel de littérature consacre 66 essais à une vaste sélection de chansons. Avec des artistes que l’on attend : Uncle Dave Macon, première star du Grand Ol’ Opry en 1924, Charlie Poole, le Jessie James d’Harry McLintock, Poison Love de Johnnie & Jack, Stephen Foster (1826-1864) l’auteur sudiste et anti-esclavagiste de Old Black Joe dont certains extrémistes nordistes voudraient abattre la statue. Dylan a même retrouvé deux inédits du label Sun, Jimmy Wages de Tupelo et Feelin’ Good par Sonny Burgess.

La country nashvilienne est explorée, il en maitrise tout le vernaculaire, pas un détail ne lui échappe -les gimmicks, les techniques, les secrets, les mystères- et il connait aussi les routes désertes que peut emprunter l’idiome. Hank Williams, Marty Robbins à qui un ancêtre a inspiré El Paso, Bobby Bare, Mel Tillis, Webb Pierce le Rhinestone Cowboy dont les costumes étaient conçus par Nuta Kotlyarenko, un juif ukrainien surnommé Nudie, Eddy The Plowboy Arnold, Johnny Cash, Waylon Waymore Jennings, le fabuleux Old Violin de Johnny Paycheck, Townes Van Zandt et son Pancho & Lefty chanté par le duo Willie Nelson/ Merle Haggard.
Vous en voulez encore ? Billy Joe Shaver, Jimmy Webb, la recherche des rimes à trois syllabes d’Alan Jay Lerner (street before/ feet before, heart of Town/ part of Town, bother me/ rather be, make it rhyme/ any old time). Et aussi les songwriters amérindiens : Peter LaFarge, auteur de Ira Hayes, qui était le seul concurrent que craignait Dylan parmi les Tom Rush, Phil Ochs, Joan Baez. Ici l’auteur choisit de s’essayer à l’analyse de Bone Days du regretté John Trudell. (“Trudell était un Santi Dakota, sa musique n’est pas matérialiste et ne glorifie pas les drogues et les pimps comme les rappers. Il élève l’esprit de l’auditeur. Peut être n’y a-t-il pas de place pour cela actuellement”). Bien vu, mais Dylan laisse aussi de côté un six-cordistes natif comme Mato Nanji, bien que l’on sache que Bobby Zimmerman a toujours considéré ses guitaristes comme des marche-pieds, évitant au maximum d’exposer les frères Stevie Ray et Jimmie Vaughan dans Under The Red Sky, Charlie Sexton avec son groupe ou Duke Robillard sur Modern Times.
Il se rapproche ensuite des temps modernes en question avec The Clash, Elvis Costello ou My Génération des Who (“Vous avez 81 ans et haïssez les nurses qui poussent votre chaise roulante”). Il refuse le statut d’outlaws aux rappers commerciaux Kanye West ou Run DMC (“pour vivre hors la loi, il faut être honnête”). Certains choix vont faire s’étrangler les puristes, mais Dylan est différent, il est une star authentique et pas nous. Par exemple il sait que Volare provoque d’abord le rejet systématique, mais que si quelqu’un commence à chanter Vo-la-ré, oo-oh, tout le monde connait la suite. Un jeu de valeurs différentes, même si elles sont crispantes. The Whiffenpoof Song par Bing Crosby est une chanson traditionnelle des étudiants de l’université de Yale et a été choisie pour montrer le secret inhérent à chaque fraternité américaine. Evidemment Bob Dylan remue les consciences : “L’Axe de la Terre a changé, la planète est devenue toxique. Le chaos est partout, meurtres, famine, destruction. L’argent n’achète rien et n’influence plus personne. Vous trébuchez et marchez quand même, confiants en le grand Googa Mooga, votre déité personnelle…” Ceci pour analyser Ball Of Confusion des Temptations en 1970, année charnière s’il en fut.


Les photos et illustrations sont le résultat d’une recherche approfondie. La couverture bien sûr, mais aussi Elvis regardant des disques d’Harry Belafonte, Johnnie Ray enregistrant en studio devant un micro, l’actrice du muet Theda Bara (anagramme de Arab Death) illustrant Witchy Woman des Eagles, Uncle Dave Macon enregistrant une émission du Grand Ol’ Opry avant le Ryman’s, quand le public n’était pas admis dans le studio de la station WSM.
Les divers chapitres sont séparés par des annonces de comics-books des fifties, presqu’illisibles : « devenez chanteur, apprenez la guitare en 7 jours ou bien vous serez remboursé, devenez disc-jockey avec ce micro adaptable à votre radio, apprenez le piano, commandez les lunettes hypnotiques du grand Dunninger »…

Il semble bien que le titre même du livre soit une allusion à la pierre philosophale qui transforme tout en or. Un chef d’oeuvre country et rock ’n’ roll qui restera incompréhensible pour beaucoup, entre tradition et modernisme, entre légende et réalité. © (Romain Decoret) (Traduction : Jean-Luc Piningre, Editions Fayard)