Maître des accordages en Open tuning
par Romain Decoret
Comme Billy The Kid ou Jessie James, David Van Cortland Crosby est un héros de sa génération. Un hors-la-loi qui évitait le manichéisme, à la fois partisan de l’écologie, des droits constitutionnels et du droit à porter des armes pour se défendre. Avant de décéder le 19 janvier 2023, il a survécu à des épreuves apparemment insurmontables (addictions diverses, prison, greffe du foie, accidents de moto et de voiture, pontages cardiaques) tout en connaissant la gloire avec sa musique dans les Byrds, Crosby Stills Nash & Young, sous toutes leurs formes et en solo. Il est aussi un vocaliste exceptionnel, un compositeur unique et un grand utilisateur des accordages open impénétrables qu’il détaille pour nous dans cette interview réalisée à Paris en 2018.

Vous n’avez jamais été aussi actif ! Un album par an, alors qu’il avait fallu attendre 18 ans entre votre premier album solo, If I Could Only Remember My Name (1971) et le deuxième, Oh Yes I Can (1989). D’où vient ce regain d’énergie ?
Après avoir réglé mes problèmes de santé, ce qui a pris beaucoup de temps, j’ai découvert que j’avais un fils naturel qui a été adopté. Il s’appelle James Raymond et nous avons commencé à jouer, composer et écrire ensemble. Nous avons d’abord fondé un groupe, CPR (Crosby, Pevar & Raymond), puis James est devenu le directeur musical de mon groupe en solo. C’est exactement ce qui me manquait avant, quand je ne savais plus quoi faire après une tournée avec Graham Nash ou CSN&Y. D’ailleurs, après Sky Trail, James et moi venons de finir mon nouvel album solo dont le titre sera Hear If You Listen (“Sachez entendre si vous écoutez”). Le disque est dans mon ordinateur et prêt pour le lancement…
Qui sont les musiciens de ce groupe, David Crosby & Friends ?
C’est le Sky Trails Band. Jeff Pevar est le guitariste, il vient du Jefferson Starship et a joué avec Ray Charles, Joe Cocker et Don Fagen de Steely Dan. Mon fils James est au clavier. Mai Leisz est à la basse, elle a joué avec Jackson Browne et a co-écrit Here It’s Almost Sunset avec moi.
Serait-ce la fille de Greg Leisz, le steel guitariste de Jackson Browne ?
Non, elle porte le même nom mais elle est née en Estonie. Pour compliquer les choses, c’est Greg Leisz et Jackson Browne qui l’ont découverte alors qu’elle jouait dans les rues de Stockholm.
D’où viennent les autres musiciens ?
Stevie D est le batteur, il a joué avec David Gilmour, Joe Walsh et Kenny Loggins. A Paris nous avons eu aussi une invitée, la chanteuse et pianiste Becca Stevens qui chante en duo avec moi sur Sky Trails comme elle l’a fait sur mon dernier album, le reste du temps, elle tient les claviers sur les chansons de mon répertoire…

Comment choisissez-vous les chansons pour la scène ?
La liste change suivant la ville où nous jouons. A l’Olympia, je tenais à chanter Morrison que j’ai écrite avec mon fils James, après avoir vu le film The Doors, où d’ailleurs le portrait de Jim Morrison est totalement à côté de la plaque. Jim était bien plus sauvage et impénétrable… Parmi mes chansons, j’inclus toujours Sky Trails puisque c’est le nom de la tournée. Il y a également toujours un de mes titres avec les Byrds, généralement Eight Miles High. Les succès qu’on a connus avec CSN&Y sont inévitables, mais je transforme Deja Vu en un showcase ou tous les musiciens prennent un tour de solo. Je reprends parfois Amelia que Joni Mitchell a écrite en mémoire de l’aviatrice Amelia Earhart, disparue sans laisser de trace dans les années 30… Beaucoup de choses ont changé, en particulier le son général du groupe qui est beaucoup plus clair et clean qu’avant, tout en restant funky, un peu comme Steely Dan.
Après toutes ces décades, votre voix sonne toujours aussi bien dans les aigus. Comment faites-vous ?
Je ne sais pas vraiment, bien que le fait de ne jamais avoir fumé de cigarettes, et aussi d’avoir perdu 30 kg quand il le fallait, n’y soit certainement pas étranger. J’ai parfois été “herbalement surélevé” et je suis passé par des années de drogues dures et tout cela, au point de ne plus savoir si j’avais encore des cordes vocales dans la gorge… Mais finalement voilà, tant qu’elles fonctionnent je m’en servirai. Je suis content de pouvoir toujours chanter vraiment à ce niveau sur scène, où il est impossible d’utiliser les gimmicks de studio pour améliorer la voix, comme le font la plupart des jeunes artistes commerciaux à succès…

Quel est le secret de vos harmonies vocales compliquées ?
Commencez par écouter Phil Everly avec son frère Don. La première fois que j’ai réalisé cela, c’était en chantant (All I Have To Do Is) Dream d’après les Everly Brothers. Mais ensuite il faut aller visiter d’autres dimensions, au-delà des Everlys. La musique classique par exemple, écouter Bach ne vous fera pas de mal et si vous écoutez sérieusement, cela vous aidera beaucoup. Je dois beaucoup aussi au premier album du Bulgarian State Female Vocal Choir en 1966. Ça s’intitule Music Of Bulgaria : The Ensemble Of The Bulgarian Republic, sous la direction de Philip Koutev. C’est loin d’être aussi formel que le suggère le titre du disque. C’est là que Graham Nash et moi avons trouvé nos harmonies et ces choristes féminines bulgares ont changé notre vie. Il faut aussi passer par le jazz, les accords de piano de McCoy Tyner, le sax de John Coltrane, les compositions de Miles Davis…

Où en sont vos relations avec Steve Stills, Neil Young et Graham Nash actuellement ?
C’est une période glaciaire… Nous ne nous parlons pas. Personnellement je ne vois pas comment quiconque pourrait vouloir jouer avec Steve ou Neil, car il faut maintenant signer 200 pages de contrats avant de commencer à sortir les guitares ! Par contre, je suis en excellent termes avec mon ami Chris Hillman des Byrds et avec Roger (McGuinn) également. Pourtant ils m’ont viré des Byrds en 1967, mais je garde un fantastique souvenir de ce groupe, parce que c’est avec eux que j’ai appris, entre autres choses, comment utiliser une Gretsch Tennessean. Avec une Gretsch, le secret est de mettre le volume à fond sur la guitare et de régler ensuite le son sur l’amplificateur ou avec une pédale de volume. Là tu obtiens le vrai son Gretsch, que tu n’auras pas autrement…
A propos, quelles guitares jouez-vous actuellement ?
J’ai plusieurs Martin D-45 acoustiques. Il m’en reste quelques-unes qui sont vintage, dont une rare D-60. En électrique je joue sur une Stratocaster Custom et j’ai une Gibson 12-cordes électrique qui date de la reformation des Byrds. Ma collection de 12-cordes acoustiques est l’une des plus complètes, Gibson, Guild. Je ne collectionne pas comme les gens qui pensent en terme de valeur financière ou de célébrité -la Martin de Hank Williams, Johnny Cash ou la Les Paul de Duane Allman… J’acquiers uniquement des guitares qui sonnent superbement et auxquelles je ne peux pas résister. Je tiens à chacune d’elle comme à la prunelle de mes yeux. Il y a quelques années un de mes guitar-techs m’a fait une blague particulièrement tortueuse. Il a acheté une Washburn acoustique d’occasion et a remplacé le logo par celui de Martin. Puis il a scié le manche et la tige de renfort métallique au trois-quarts. Sur scène, quand le moment est venu de m’apporter une Martin D-45 à laquelle je tiens beaucoup, il a fait semblant de trébucher, la guitare est tombée et s’est cassée en deux, là, juste devant les premiers rangs ! Pendant cinq secondes, j’ai cru que c’était ma Martin, et mon cœur a battu plus vite, mais, heureusement, j’ai vite réalisé que c’était une plaisanterie… J’ai une chambre forte dans ma maison où je garde mes guitares. Je me sens parfois coupable de les garder alors qu’il y a tant de bons musiciens qui n’ont pas accès à des guitares de ce niveau. J’ai donné une Collings Jumbo à un jeune guitariste de la Vallée de San Fernando qui jouait superbement mais ne pouvait pas s’offrir une bonne acoustique. Je vais continuer à faire cela, ou bien je vendrai tout aux enchères quand j’aurai besoin d’argent… Peut être pas, à la réflexion, j’ai gardé ces guitares pendant toutes ces années, ce n’est pas pour les vendre maintenant.

D’où viennent vos accordages “open” ?
Au début, quand j’ai commencé dans la scène Folk avec les Les Baxter’s Serenaders, dont mon frère Ethan faisait aussi partie, le truc à connaître était le Dropped D. En accordant juste la corde de Mi grave en Ré, mes accords de Ré sonnaient soudain fabuleusement. C’était le début de la pente glissante ! Puis je suis parti sur la route avec le regretté bluesman Terry Callier et j’ai appris à m’accorder en Vastapol (Mi open) ou Spanish (Sol open), mais personne ne voulait d’un duo avec un blanc et un black à l’époque… Alors je me suis associé à Dino Valenti (nb. : futur Quicksilver Messenger Service) et nous somme partis pour San Francisco et le Nord de la Californie. C’est là que Dino a entendu Hey Joe, une chanson de Billy Roberts. Dino a d’ailleurs essayé de la signer lui-même sous le pseudonyme de Chet Powers. J’ai repris ce morceau avec les Byrds plus tard, puis Jimi Hendrix a repris la version lente de Tim Rose. Dino Valenti a écrit à la même période Get Together qui devint un hymne hippie pour les Youngbloods. Pendant ce temps, moi je découvrais Fred Neil, qui était LE folk singer de référence à San Francisco. Neil utilisait tous ces accords open et je les ai étudiés. Celui que j’utilise toujours le plus est Mi/Sol/Si/Sol/La/Ré. C’est un Mi mineur 9ème-7ème. J’ai plusieurs versions de cet accord dans des accordages différents. Ensuite j’ai rencontré Joni Mitchell et elle était exactement dans le même trip que moi, alors nous avons comparé nos notes et nous avons beaucoup appris l‘un de l’autre. Elle s’inspirait beaucoup du jazz elle aussi. C’est de là que j’ai indirectement “dérivé” d’autres accords open.
En écoutant qui ?
Les accords du pianiste McCoy Tyner avec John Coltrane. Ce dernier lui avait demandé de jouer des accords à 4 ou 5 doigts, ce qu’il a fait brillamment. Je voulais les jouer mais je n’étais pas assez bon pour les déchiffrer entièrement. Alors je prenais ma guitare et j’obtenais ma version de ces suites d’accords qui étaient totalement différentes de ce tous les autres guitaristes jouaient. Et çà a marché ! C’est à partir de là que j’ai écrit Deja Vu, Guinevere, Compass et Climber. Ils sont tous en open tuning parce que cela donne un son étendu et plus d’harmonies différentes…

Quels sont vos critères pour écrire une chanson ?
Que ce soit seul ou en collaboration avec mon fils ou quelqu’un d’autre, la chanson est la clé. Est-ce que nous avons une chanson ? Est-ce que je peux m’asseoir et la jouer pour quelqu’un d’autre ? Une fois que c’est assuré et que j’ai la chanson, je vais vouloir l’enregistrer et la sortir sur disque. Il n’y a pas vraiment d’autre choix.
Votre plus jeune fils s’appelle Django. C’est une référence à Django Reinhardt ?
Je suis un grand fan de Django Reinhardt, mais c’est difficile pour moi d’adapter ma musique à la sienne. Alors j’ai baptisé mon fils comme lui. Il adore son prénom… © (Romain Decoret)

Discographie David Crosby (Solo uniquement)
If I Could Only Remember My Name (1971) Oh Yes I Can (1989) Thousand Roads (1993) It’s All Coming Back To Me Now (1995) King Biscuit Flower Hour (1996) Voyage (2006) Croz (2014) Lighthouse (2016) Sky Trails (2017) Silent Harmony (2020) For Free (2021) Live At The Capitol Theatre (décembre 2022)