par Romain Decoret

John Koerner a quitté cette planète le 18 mai 2024, à l’âge respectable de 85 ans. Peu de gens le connaissaient encore internationalement, en-dehors des USA et des villes jumelles de St. Paul et Minneapolis, Minnesota, où il est considéré comme un héros du country-blues et le mentor de Bob Dylan à ses débuts, qui le cite longuement dans ses Chroniques Vol.1.
Il s’agit évidemment d’une autre époque où la passion était respectée et comprise. Aujourd’hui, avec l’A.I. (intelligence artificielle), les guitaristes sont trop souvent incompréhensifs ou non-authentiques dans leur picking, comme des rappers marseillais essayant de placer et accorder le gérondif dans leurs textes. John Koerner, Dave Ray & Tony Glover (les trois sont maintenant décédés) avaient cette magie de comprendre le blues et de l’interpréter, ne jouant jamais la même chanson de la même manière. De plus, Koerner était un joueur redoutable de poker et de snooker, pour mieux se glisser dans la personnalité de bluesmen comme Leadbelly, Sleepy John Estes, Peg Leg Howell, Blind Lemon Jefferson, Lightning Hopkins ou Muddy Waters.

JOHN KOERNER (31 août 1938 – 18 mai 2024)
“Spider” John Koerner est né à Rochester, dans l’état de New York. Son père était un pasteur méthodiste, de même que son grand-père et son arrière-grand-père. La région est un territoire de chasseurs de baleines et harponneurs et les déplacements étaient nombreux dans des ports tels que Nantucket ou Massapequa. C’est là qu’il acquiert sa personnalité et une authenticité qui évite la recherche des fanfares de la célébrité. Il rejoint sa mère en Californie et il s’intéresse à la scène locale des clubs de folk-music. Il commence à jouer de la guitare en 1958 sur une Gretsch acoustique modèle Old Rancher et part en tournée. De retour dans le Minnesota, il rencontre Dave Ray et Tony Glover et le trio tourne dans les clubs où ils deviennent de plus en plus connus.

1960 : BOB DYLAN
En 1960, Bob Dylan quitte ses premiers groupes éphémères de Duluth et part en Greyhound Bus pour Minneapolis/ St Paul, où il occupe une chambre à l’Université du Minnesota. Il fait le tour des clubs locaux du quartier de Dinkytown et c’est dans un café beatnik, le Ten O’Clock Scholar, qu’il rencontre John Koerner. Le courant passe, ils sortent les acoustiques et jouent Wabash Cannonball de Roy Acuff, Waiting For a Train de Jimmie Rodgers, Casey Jones, Golden Vanity, Dallas Rag et des street ballads anglaises et irlandaises. Dylan note que Koerner parle d’une voix douce mais se transforme sur scène en chanteur de field holler. Dylan comprend qu’il faut vivre les chansons de l’intérieur. Ils décident de se produire ensemble, mais aussi chacun de son côté. John Koerner prend Dylan sous son aile pour lui apprendre le blues et la folk-music. Ils chantent à deux voix, mais surtout se consacrent à la recherche des disques de Jessie Fuller, Bukka White, Curtis Jones ou Blind Lemon Jefferson.
Deux ans plus tard, en 1962, on retrouve ces bluesmen fidèlement retranscrits sur le premier disque de Bob Dylan. John Koerner lui fait découvrir Go Away From My Window de John Jacob Niles dont Dylan s’inspirera plus tard pour It Ain’t Me Babe. Les disques de folk-blues authentiques sont alors aussi rares que les dents des poules. Il fallait connaitre les collectionneurs qui en avaient. Les disquaires en vendaient peu, le public en demandait encore moins. Koerner & Dylan étaient prêts à faire des kilomètres pour sonner à une porte. A St Paul, ils vont chez un heureux élu qui aurait détenu le 78t The Death Of Floyd Collins par Blind Andy Jenkins, mais le collectionneur est absent et ils n’ont jamais pu entendre le disque, mais ils trouvent Way Down In Florida On a Hog par Tom Darby & Jimmy Tarlton.

Jusque là, Dylan suit la mystique de Jack Kerouac dans On The Road, mais c’est à St Paul qu’il découvre le livre de Woody Guthrie, En route pour la gloire ainsi que ses 78t en solo qu’il reprend avec John Koerner : Ludlow Massacre, Jackhammer John, Jesus Christ ou Talkin’ Dust Bowl Blues. Dès lors, sa voie est tracée, il atteindra le succès comme héritier de Guthrie. C’est là qu’apparait la différence de polarité entre Koerner & Dylan : il veut le succès tout prix, alors que John Koerner veut visiter les haut-lieux de la folk-music. Pendant encore quelques temps, le duo joue avec Dave Ray qui a une 12-cordes, sans doute la seule de tout le Midwest, alors que Tony Glover inspire Dylan à jouer de l’harmonica. Après une dernière soirée au Purple Onion, il est temps pour Dylan de quitter les Twin Cities pour aller à New York. Mais les leçons de John Koerner ne seront pas oubliées.

ELEKTRA
A ce moment, John Koerner rencontre le bluesman Big Joe Williams et modifie sa Gretsch Old Rancher en une 9-cordes avec les cordes de Sol, Si et Mi doublées comme sur une 12-cordes, comme le faisait Big Joe Williams. Il tourne ainsi en compagnie de Dave Ray et Tony Glover dans le quartier chaud de Dinkytown, chez Palmer’s ou au Purple Onion. Dès les premiers succès de Bob Dylan (premier album et The Freewheeling Bob Dylan) le label Elektra part à la recherche d’un artiste semblable. La découverte est John Koerner mais Elektra signe le trio. Paul Rotschild, président du label eut ces mots : “L’un deux incarne parfaitement la 12-cordes de Leadbelly (Dave Ray), l’autre compose ses propres chansons dans un style étourdissant (John Koerner) et le troisième joue les riffs d’harmonica les plus étranges (Tony Glover)”.

BLUES, RAGS AND HOLLERS (Elektra, 1963)
“Spider” JOHN KOERNER (vocaux et guitare acoustique sur tous les titres) avec DAVE “Sneaker” RAY (slide sur trois titres) et TONY “Little Sun” GLOVER (harmonica sur deux titres).
Le contrat signé, le trio part en 1963 enregistrer à Milwaukee, dans le Wisconsin. Le Woman’s Club a été transformé en studio d’enregistrement et l’environnement est parfait pour les trois musiciens : ils peuvent se laisser aller sans contrainte, comme sur la scène d’un club. Les titres sont choisis. Linin’ Track est un field holler de poseur de rails. Hangman de Leadbelly deviendra bien plus tard Gallows Poles par Led Zeppelin. Down To Louisiana est en fait Way Behind The Sun de Muddy Waters ou Lightnin’ Hopkins.
Dust My Broom vient d’Elmore James, la version de Robert Johnson n’étant pas encore sortie. One Kind Favor de Blind Lemon Jefferson est sur le premier disque de Bob Dylan et l’on peut compter sur les doigts d’une main les veinards qui connaissent Stop That Thing de Sleepy John Estes, Low Down Rounder de Peg Leg Howell et Jimmy Bell de Cat Iron.
Les originaux composés par John Koerner sont de très haut niveau : Good Time Charlie est une structure ragtime et Creepy John est un blues authentique et personnel alors que Ramblin’ Blues est inspiré par Son House, qui vient d’être redécouvert.
Rétrospectivement, Koerner, Ray & Glover ont trouvé l’exact mix de révérence et de fun pour un son de blues acoustique qui sonne toujours frais après toutes ces années. Le disque sort d’abord en tirage limité, puis en grande série devant le succès commercial. En 1964, John Lennon qui est en pleine période dylanesque, cite Blues, Rags & Hollers comme l’un de ses disques préférés, “le plus cool du folk revival”.

FATIGUE
Après cela, évidemment, Elektra veut la suite, il faut du produit. Le trio est envoyé en studio pour enregistrer les excellents Lots More Blues,Rags and Hollers (1964), The Return Of Koerner, Ray & Glover (1965) et Spider Blues (1965), premier disque solo de John Koerner. Jusque là, tout va bien, puis John annonce qu’il ne veut enregistrer que s’il a quelque chose à dire, contrairement à bien d’autres. Il quitte le label qui utilise sa popularité pour lancer les Doors mais continue à jouer dans le circuit folk-blues, au Festival de Newport, et travaille avec Willie Murphy et Bonnie Raitt. Il se marie avec une danoise et part vivre au Danemark où il réalise The Secret Of Sleep, un film en noir et blanc. Puis il forme le Spider John’s American Folk Band et tourne en Scandinavie.

RETOUR
John Koerner revient ensuite à Minneapolis et continue à tourner mais dans un style plus folk que blues. Il enregistre avec Ramblin’ Jack Elliott et Utah Phillips et sort six autres disques solo entre 1974 et 2013. Il subit une intervention cardiaque pour un triple pontage. Il n’en continue pas moins de construire lui-même ses propres télescopes pour pratiquer l’astronomie. Un documentaire, Been Here… Done That, du réalisateur Don McGlynn lui est consacré. John Koerner est membre de la Minnesota Academy Hall Of Fame et sa réputation dans la région est immense.
SO LONG…
Diagnostiqué pour un cancer des voies biliaires, John Koerner refuse de se soigner, laissant sa vie se terminer naturellement. Il vivra plus longtemps que ce que les docteurs lui ont accordé, mais décède finalement le 18 mai 2024. Il laisse deux fils, une fille et cinq petits enfants. Connaissant le joueur de poker qu’il était, il y en a sans doute quelques autres illégitimes… © (Romain Decoret)

Go Away From My Window de John Jacob Niles :
https://www.youtube.com/watch?v=9dGw8sNfzgE&t=14s
The Death Of Floyd Collins Blind Andy Jenkins ;
https://ia601306.us.archive.org/13/items/TheDeathOfFloydCollins/TheDeathOfFloydCollins.mp3
Way Down In Florida On a Hog Tom Darby & Jimmy Tarlton :
https://www.youtube.com/watch?v=TIilpCMo95k
Spider John Koerner – Some American Folk Songs Like They Used To :
https://www.youtube.com/watch?v=zGxTUrU-2lk
Spider John Koerner – Some American Folk Songs Like They Used To :
https://www.youtube.com/watch?v=zGxTUrU-2lk
