Hank SNOW : Le Ranger chantant

par Bernard Boyat

J’aurais bien intitulé cet article « Le Woody Woodpecker de la country » mais cela aurait pu être jugé irrévérencieux. Pourtant, les trois fois où j’ai eu l’occasion de le voir sur scène, je n’ai pu m’empêcher de lui trouver une ressemblance avec ce personnage de dessins animés. Les deux premières, c’était à l’occasion des festivals country de Wembley en 1971 et 1973, bien avant que les rassemblements étiquetés « country » ne prolifèrent en Europe et que la danse en ligne ne fasse son apparition. Nous n’étions qu’une poignée de Français à nous y rendre lors des congés pascaux mais nous y vîmes de grands moments musicaux avec Hank Williams Jr (avant qu’il ne se laisse pousser la barbe et fasse du southern rock), Mel Tillis, Waylon Jennings, Roy Acuff, Johnny Paycheck, Hank Thompson, Ferlin Husky, Del Reeves, Ernest Tubb, Mac Wiseman, noms qui ne doivent pas dire grand chose à ceux qui n’ont découvert cette musique qu’avec Garth Brooks, mais ce qu’on entendait à Wembley était encore très majoritairement ce qu’on peut appeler de la country, même si il y avait déjà aussi de la “country variété”.

La troisième fois, ce fut sur la scène du Grand Ole Opry, en 1994, quelques années avant son décès. Non, je ne m’y trouvais pas pour chanter mais, de passage à Nashville avec l’ami Pierre Royal, j’avais été invité à assister à la légendaire émission par le patron d’une maison de disques nashvillienne et nous nous trouvions sur les bancs des invités, placés sur scène juste derrière les chanteurs. L’inconvénient était de les voir de dos, l’avantage était de pouvoir circuler en coulisses et de leur parler et même d’avoir un « moment de gloire » lorsqu’un quartette de gospel (dont j’avais programmé un simple dans mon émission de radio) m’avait mentionné et montré à la foule (des millions d’Américains ont pu ainsi contempler ma plastique puisque l’émission était télévisée !).
J’avais trouvé Hank Snow sans changement physique (il faisait déjà âgé en 1971), avec toujours cette même dégaine de Woody Woodpecker en raison de ses costumes très colorés et pailletés, d’un arrière-train un peu proéminent et de sa houppette. Je n’ai appris que récemment qu’il s’agissait d’une perruque et, que lors d’un concert son violoniste s’était subrepticement approché de lui et avait fait tomber le postiche d’un coup d’archet ! Inutile de dire que le père Snow avait peu goûté la plaisanterie, sacquant le musicien dès la fin du concert. En revanche, me trouver au même niveau que lui m’avait fait prendre conscience qu’il n’était pas très grand. Nous avions pu échanger quelques amabilités, sans sacrifier au rite du fan que je déteste (se faire prendre en photo bras dessus/ bras dessous avec des artistes qui n’en ont rien à cirer en réalité mais qui font semblant d’être ravis).
Ce long préambule pour dire que j’aime bien une bonne partie de la musique de Hank Snow et qu’il est dommage qu’il ne soit pas mieux connu chez nous. En effet, il est une des victimes de l’association réductrice country = musique de cow-boys au coin du feu de camp vespéral, alors qu’il a un bon nombre d’excellents country bops (et même des morceaux teintés d’une touche de rumba) à son actif. Alors rendons à Hank ce qui appartient à Snow.

Clarence Eugene Snow est né le 9 mai 1914 à Brooklyn, petit port de pêche près de Liverpool, comté de Queens, Nouvelle-Ecosse (ancienne Acadie, qu’il chérira toujours, cf l’album My Nova Scotia Home de 1968) au Canada. Il a huit ans quand ses parents divorcent : deux de ses frères et sœurs sont envoyés dans un orphelinat, lui est placé chez sa grand-mère (qui le bat régulièrement). Il cherche néanmoins à revoir sa mère qui vit à Liverpool et s’éclipse fréquemment de nuit, suivant la voie ferrée qui y mène. Ne voulant pas rentrer chez la grand-mère de peur d’être de nouveau battu, il lui arrive de trouver refuge dans la gare. Lorsque sa mère se remarie, il vient vivre avec elle, mais son beau-père est violent et le bat lui aussi. « Il m’a battu si souvent que j’en porte encore les cicatrices » se rappelait-il. Cette expérience lui inspirera des morceaux sur l’enfance battue, comme The Drunkard’s Boy.

Aussi, à 12 ans, part-il (ou est-il expulsé de la maison par son beau-père ?) sur un navire marchand de Lunenburg comme garçon de cabine et manœuvre. Il travaille sur divers bateaux de pêche (ils ne les oubliera pas non plus, cf Squid Jiggin’ Ground) qui naviguent sur l’Atlantique (sans doute l’origine de ses nombreuses chansons ayant comme thème les voyages) et il lui arrive de chanter pour l’équipage car ses parents lui ont légué des gènes musicaux (sa mère était pianiste de films muets). Deux semaines passées à décharger du sel lui rapportent 30 dollars dont il soustrait 5.95 pour s’acheter une guitare T Eaton Special par correspondance. Sa mère lui enseigne ses premiers accords sur l’instrument. Un naufrage auquel il échappe l’incite à rester à terre où il occupe des emplois très divers (comme un autre grand voyageur, Jack London) : livreur de journaux, vendeur d’assurances, vendeur pour Fuller Brush, docker, ouvrier dans une poissonnerie, garçon de courses dans une droguerie, bûcheron, employé de ranch, palefrenier…

Pendant ce temps-là, Jimmie Rodgers est découvert par Ralph Peer en 1927 et commence à enregistrer. Sa mère lui achète des disques de Vernon Dalhart et du Singing Brakeman qui devient son idole et il se produit pour la première fois en public dans la crypte de l’église de Bridgewater puis il anime réunions et fêtes locales en imitant le style de Rodgers. Il part alors à Halifax où il chante dans les clubs et les bars. Des amis le poussent à tenter sa chance à radio CHNS en 1933. Il passe une audition et est engagé sur le champ. Il obtient une émission hebdomadaire comme bénévole, Down on The Farm où il est tantôt le Cowboy Blue Yodeller, tantôt Clarence Snow et sa guitare. L’année suivante, C.H. Landry, directeur de la station, lui suggère de prendre le nom d’Hank Snow qui sonne plus western que Clarence. Le 2 septembre 1935, il épouse Minnie Blanche Aalders mais le couple ne peut pas vivre que d’amour et d’émissions non rémunérées. C’est donc un soulagement lorsqu’il est engagé en 1936 par le Canadian Farm Hour comme Hank The Yodelling Ranger. Il forme alors ses célèbres Rainbow Ranch Boys. Il auditionne à Montréal pour Hugh Joseph de la branche canadienne de RCA Victor et est engagé en octobre. Il enregistre deux compositions, The Prisoned Cowboy/ Lonesome Blue Yodel pour leur sous-marque Bluebird. Les deux titres deviennent des tubes nationaux, les premiers d’une série canadienne qui va durer dix ans pendant lesquels il enregistra près de 90 chansons. C.H. Landry produit le simple, Old Rugged Cross/ Old Faithful.

En 1937, c’est la naissance d’un fils baptisé Jimmie Rodgers Snow, qui deviendra prédicateur et qu’on voit dans plusieurs documentaires sur le rock ‘n’ roll vitupérer contre cette musique du diable… Dès 1940 il commence à effectuer des tournées dans les provinces maritimes et l’ouest du Canada. Au début des 40’s, il a une émission sur CBC de Montréal, puis passe sur CKCW au Nouveau Brunswick où, ayant mué, il abandonne le surnom de Yodelling Ranger pour Hank The Singing Ranger. Il est devenu une vedette au Canada.

Reste à conquérir le seul marché d’envergure, celui des Etats-Unis. C’est en 1944 que Snow entreprend son premier voyage au sud du Saint Laurent, se produisant vers Philadelphie, à Wheeling, en Virginie Occidentale où il acquiert son cheval savant, Shawnee, en 1945, avec deux émissions quotidiennes et une participation hebdomadaire au Wheeling Jamboree sur WWVA, puis on le trouve à Hollywood où il essaie de devenir un cowboy chantant grâce à Shawnee, le tout sans succès notable. D’une part, les Américains sont concentrés sur l’effort de guerre et d’autre part RCA refuse de sortir ses disques aux USA tant qu’il n’y est pas assez connu. Mais comment s’y faire connaître si ses disques n’y sont pas distribués ? Belle quadrature du cercle qui aurait pu durer longtemps.

En 1948, il se produit au Big D Jamboree sur KRLD de Dallas où il rencontre Ernest Tubb, autre accro de Jimmie Rodgers. Ce dernier pèse de tout son poids pour faire inviter Hank au Grand Ole Opry, alors que RCA décide enfin d’éditer ses disques aux USA. En 1949, Brand On My Heart devient un succès local au Texas. Il effectue sa première tournée américaine et son premier simple américain, Marriage Vow est un succès mineur en décembre, ne restant qu’une semaine dans les hit-parades. De même, son premier passage à l’Opry le 7 janvier 1950, présenté par Hank Williams (on entend ceci sur l’album A Tribute To Hank Williams de 1977) avec lequel il a effectué quelques tournées (il déclarera à son sujet : « Hank était un type bien et les histoires à son sujet on été grandement exagérées », aveuglement ou naïveté?) est calamiteux (il y restera quand même 46 ans !), et il envisage de se replier sur le Canada. Mais, en juillet, I’m Moving On commence à grimper à l’assaut des hit -parades et devient LE tube de l’année (plus d’un million d’exemplaires vendus, 44 semaines de présence dont 21 au n°1 et même n°27 des hit-parades variété !). Ce morceau incitant un amant délaissé à prendre le train pour s’éloigner sera repris dans 36 langues et enregistré par des artistes aussi différents que Ray Charles (qui aura aussi un tube avec lui) Elvis Presley ou le violoniste de métal industriel de Cap Breton, Ashley MacIsaac.
Avec les droits du morceau, les Snow achètent le Rainbow Ranch à Madison, près de Nashville, qui sera leur domicile permanent toute leur existence et il deviendra citoyen américain en 1958. Il aura 7 autres n°1 dont The Golden Rocket (1950, repris par Jim & Jesse en 1970) bâti sur le même thème que son premier tube ou Rhumba Boogie (8 semaines au n°1).

En 1954, il renouvelle son succès avec Don’t Hurt Anymore (20 semaines au n°1) et rencontre le colonel Tom Parker avec qui il s’associe pour fonder l’agence artistique « Hank Snow Enterprises Jamboree Productions », dont l’un des poulains n’est autre qu’un jeunot qui promet, Elvis Presley. Hank prend Elvis comme vedette américaine de sa tournée et se serait montré très vite énervé par son succès qui ne laisse que des miettes à ceux qui le suivent sur scène… Ce serait pourtant lui qui aurait insisté pour que l’Opry donne sa chance à Elvis cette année-là, passage aussi calamiteux que le sien. Parker évince Snow pour rester impresario d’Elvis à 100% et il en sera très marri, car il voulait pousser Elvis du côté de la country.

Hank enregistre un type de country mêlée de sons hawaiiens, latins, boogie, ballades (Bluebird Island avec Anita Carter, A Fool Such As I repris par Elvis) et rockabilly (dont il dira cependant toujours du mal) léger (Hula Rock ou Rockin’, Rollin’ Ocean). Il eut 24 tubes classés dans le Top Ten entre 1951 et fin 1955. Autres tubes : Big Wheels (n°7 en 1958) Miller’s Cave (n°9 en 1960), Beggar To A King (n°5 en 1961), I’ve Been Everywhere (un million d’exemplaires vendus et n°1 en 1962) un morceau australien qui citait des villes australiennes, qu’il fait changer par le compositeur en villes américaines (il fut très fier de n’avoir eu recours qu’à six prises pour le mettre en boîte en dépit des 93 noms à mémoriser !), Ninety Miles An Hour (n°2 en 1963). Durant cette période, il tient une école de musique à Nashville, possède trois stations de radio et une maison de publication à New York.

En 1966, il passe 18 jours en tournée pour les troupes stationnées au Vietnam (il est déjà allé en divertir durant la guerre de Corée en 1953). Il ira aussi dans les bases US de Norvège, d’Allemagne, de France (eh oui !) d’Italie, d’Angleterre et du Japon (1953). Dans une interview de 1991 il dit que ces prestations furent le summum de sa carrière : « Ce fut une expérience extraordinaire, quelque chose qu’on ne peut acheter. Ce fut la partie la plus importante de ma carrière en ce qui concerne les concerts ». Mais sa carrière bat de l’aile car sa musique ne correspond plus aux canons du Nashville Sound et il n’arrive pas à faire du Bakersfield Sound.
Dans les années 1970, il met en place la Fondation Hank Snow pour la prévention de la maltraitance enfantine et il fait réaliser un parc de jeux pour enfants à Brooklyn. Tube inattendu en 1974, à 60 ans, avec Hello Love qui est n°1. Deux autres de ses titres entrent dans le Top 40 cette année-là puis il disparaît des classements.
Il n’est pas oublié totalement pour autant. Le personnage du chanteur joué par Henry Gibson dans le film Nashville de Robert Altman de 1975 est basé sur lui. Il est élu au Jimmie Rodgers Hall of Fame en 1953, au Nebraska Western Hall of Fame en 1963, au Nashville Songwriters International Hall of Fame en 1978 et au Country Music Hall of Fame en 1979, au Canadian Hall of Fame en 1979, au Canadian Hall of Honor en 1985, au Canadian Country Music Hall of Fame en 1989 et au Nova Scotia Music Hall of Fame. Il fut élu dix fois artiste canadien country de l’année. Il fut aussi reçu par les premiers ministres canadiens Trudeau et Buchanan et par le président Carter.

Après 45 ans de bons et loyaux services, RCA le sacque en 1981. Il en conclut, dégoûté de voir Nashville noyer la musique traditionnelle dans la variété et le rock, que « 80 pour cent de la country actuelle sont une vaste rigolade et ne valent pas une écoute. De plus les paroles que l’on comprend sont souvent graveleuses et le reste, on n’arrive pas à le comprendre, c’est juste du bruit! ».
En 1986, il se fâche avec la chaîne TV CBS qui veut le faire passer dans une émission spéciale dédiée à l’Opry, trouvant qu’on se paie sa fiole car on lui demande de ne chanter qu’un seul couplet de I’m Moving On !
En 1994, il reçoit un doctorat honoraire de l’université de Ste Marie d’Halifax (pas mal pour un garçon qui n’a pas fini ses études et que son manque d’éducation scolaire mettait mal à l’aise en société) et publie son autobiographie, Just A Hank Snow Story (University of Illinois Press). Des problèmes respiratoires le contraignent à abandonner l’Opry en 1995, mais il y fait un retour triomphal en août de l’année suivante. Il décède au Rainbow Ranch le lundi 20 décembre 1999 peu après 12h15, d’une crise cardiaque.

Durant sa carrière, il a vendu plus de 80 millions d’enregistrements et gravé à peu près 140 albums contenant plus de 2000 chansons et instrumentaux. Il a eu 85 simples classés, dont 65 dans le Top 40, 43 dans le Top Ten et 7 n°1, passant 876 semaines dans les hit-parades. Il est apparu dans les films The Road To Nashville (1971) et Country Music On Broadway. Une de ses admiratrices anglaises demanda à être enterrée avec une photo de lui, ce qui l’amusa beaucoup… © (Bernard Boyat)

Article publié en hommage à nos amis, aujourd’hui décédés : Bernard Boyat et Marc Alésina. Encore merci pour leurs contributions amicales qui ont alimenté Le Cri du Coyote des années durant. (JB)
Photo de Bernard, chez lui, par Alain Mallaret

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