De retour dans les montagnes par Eric Allart

C’est avec une immense gratitude que je tiens ici à remercier toutes les personnes qui m’ont donné l’opportunité de fouler à nouveau les rues et le festival de la petite ville pittoresque de Haute-Loire. En trente-deux ans de fréquentation et de chroniques pour Le Cri du Coyote, j’ai vu grossir le petit rendez-vous de Dore-l’Eglise jusqu’à devenir un énorme évènement de dimension internationale, puis, marqué par des luttes intestines et le poids de la crise de 2008, perdre une partie de son identité pour presque disparaitre. Je rédige ces lignes sans aucune acrimonie envers quiconque : j’y ai toujours été accueilli correctement, et mes compétences de rédaction se porteront essentiellement sur les dimensions artistiques de l’édition 2024.
Format plus réduit, programmation moins pléthorique que les affiches folles pré-2010, les organisateurs ont dû concilier deux impératifs : un budget plus modeste et une offre diverse qui excluait les errances stylistiques du “Green Escape”. A ce titre, le “In” comportait du Blues-rock teinté de rock sudiste, du Néo Honky tonk, du Newgrass, du Rockabilly et du Punktry. Les esprits chagrins et sectaires peuvent s’époumoner : à peu près tout ici faisait partie de la famille Country. Ce qui n’empêchera pas dans ces lignes quelques questions et suggestions humblement subjectives.
NB : Je n’ai pu que partiellement couvrir le “Off”, avec un coup de cœur et une occasion ratée : musicien bluegrass amateur, je confesse n’avoir pas pu résister aux bœufs avec et chez les copains ainsi qu’en ville.
Samedi 27 juillet
C’est Calibre 22 qui ouvre les festivités après un orage mémorable qui a eu le bon goût de s’interrompre pour le concert. Je n’ai que peu d’appétence pour le Blues Rock qui prolifère dans l’Hexagone. Cependant la formation française est ultra professionnelle et enchaîne les classiques avec conviction. On se promène entre ZZ Top, le Marshall Tucker Band et Lynyrd Skynyrd. Le groupe, qui existe depuis les années 70, et qui en maitrise le son, a su rencontrer son public.

Ellis Bullard est le poids lourd du samedi. Jeune chanteur texan entouré d’un band millimétré de haute volée, il incarne une relecture moderne du honky tonk. Pour une formation vieille de seulement quatre ans, le résultat est bluffant. Les enchainements fluides sans temps morts, la qualité supérieure de l’orchestration où chaque riff, chaque back-up est magnifié par la symbiose parfaite entre le lead guitariste et le pedal steeler. J’en ai pris plein la tronche. Le crépuscule pourpre qui descendit sur leur set accentua encore l’atmosphère hors norme du moment.

Bullard est habité par trois figures tutélaires et son vocal profond fait aussitôt penser à Dale Watson. Il y a aussi du Merle Haggard bien revendiqué et le tatouage du W de Waylon Jennings qu’il porte au bras n’est pas usurpé. L’homme écrit ses textes, c’est à la fois contemporain et inscrit dans une riche filiation : la Country Music au sens strict samedi, c’était ces gars là.
La clôture du samedi échu aux Vandoliers, pour un changement de registre assez radical. Il est étonnant de constater qu’un groupe de nationalité états-unienne sonne comme des Anglais ou des Français. En effet, ce country-punk délivré avec une fougue rageuse tenait plus des performances des Pogues ou des Garçons Bouchers de la grande époque du rock alternatif. Autour du leader Joshua Fleming, ce texan de 36 ans qui jouait pour la première fois en France, avec un très gros son, le fiddler Travis Curry invoque les démons festifs où l’énergie prime sur la subtilité. Une bande de copains de virées, portés sur l’hédonisme et l’humour gras. C’est trash, ça rentre dedans, ça redonne aux festivaliers la patate pour achever de leur casser les pattes.
Dimanche 28 juillet.
Une chaleur accablante tempérée par une petite brise salua l’entrée sur scène des Marseillais de la formation de Rockabilly The Shakers. La critique étant aussi l’affirmation d’une subjectivité, je pense qu’ils ont réalisé la plus belle prestation de la journée sur la grande scène. D’abord le vocal exceptionnel de Stéphane le chanteur : tout en nuances, maitrisant à la perfection les hoquets et gémissements du rockabilly trop souvent occultés par des braillards qui transforment en bourrinades ce qui était suggestion. Et ce talent s’exprime aussi dans les covers de Hank Williams Sr et Ray Price, sans forcer, tout y était, sans copie servile ni maniérisme forcé.

La Telecaster est servie de main de maître : grande richesse de back-ups, pas un à coté, un bon son avec des influences de Cliff Gallup et Grady Martin. Deux heures dans des conditions difficiles, les guitaristes connaissent bien la misère que peut infliger la transpiration et la lutherie qui joue au yoyo avec les variations de température. Tout ceci a été compensé en direct dans un impressionnant marathon inventif et équilibré.
Je suis resté plus perplexe devant les jeunes virtuoses de Broken Compass. Un Newgrass californien spectaculaire par sa virtuosité : c’est très rapide, précis, foisonnant… mais bavard. Le format est celui très couru par la branche la plus progressive et expérimentale actuelle : une citation de la mélodie d’un classique ou d’une composition, que l’on se presse vite de déstructurer et déconstruire par une cascade d’improvisations instrumentales d’une autre planète.
Le travail et le talent de cette élite restreinte n’est pas ici mis en cause, mais l’expérience ne me touche guère. On est en permanence dans la démonstration olympique. Trop de tout. Et pourtant, ils savent, comme l’a démontré la belle version de Luxury Liner, mais ce n’est pas ce qui les intéresse. Si l’on fait abstraction de l’instrumentation (guitare, fiddle, mandoline, contrebasse) c’est du jazz-rock contemporain. Je rappelle que cette critique n’est pas une vérité absolue, c’est un jugement personnel qui ne retire en rien le droit d’apprécier ce set de deux heures pour la richesse de la musicalité de l’ensemble. En ce qui me concerne, la boussole est en effet cassée, le Bluegrass, à l’exception de deux ou trois titres joués de façon classique, n’y a pas retrouvé ses petits.
Skinny Jim and the Wildcats
Le rockabilly suédois se porte bien, d’ailleurs il convient de souligner qu’en général les pays scandinaves, massivement anglophones et très exposés à la musique nord-américaine, ont produit depuis quelques décennies une cohorte de pointures qui n’ont pas à rougir de la comparaison avec leurs homologues de l’autre coté de l’eau. The Country side of Harmonica Sam par exemple connait un succès planétaire.

Les gars ont donc traversé l’Europe en auto pour se rendre en Auvergne. Ils sont coutumiers des grands festivals rockabilly européens depuis 1996. L’esthétique musicale est différente de celle des Shakers. Plus agressive, plus percutante, moins élaborée. Les reprises illustrent une connaissance fine du répertoire et une assez grande polyvalence : on passe de Johnny Horton (One Woman Man) à Eddie Cochran (20 Flight Rock), de Buddy Holly (Midnight Shift) à Johnny Burnette (Your Baby Blue Eyes). Pas la place pour de la ballade ou de la sensiblerie, c’est un groupe de “mecs qui jouent des musiques d’hommes” avec un drive indéniable.

Le off.
J’ai rencontré le jeune trio bluegrass The Beavers qui a sorti deux albums autoproduits. Contrebasse, mandoline, guitare, un vocal convainquant et beaucoup d’énergie pour un répertoire dynamique et tout à fait dans les canons du genre. Un peu desservis par leur situation à proximité d’axes de circulation mal adaptés à la musique acoustique.
Mon coup de cœur reste cependant dédié au duo Ariana Monteverdi (vocal, guitare) et Stéphanie Colin (harmonie, contrebasse) qui remplaça au pied levé le Leo Divary trio dont nous déjà dit le plus grand bien dans Le Cri du Coyote. (L’attaque du réseau TGV nous priva de Léopoldine et de Valentin).

La prestation du samedi fut gâchée par une mauvaise chronologie des animations en centre ville : comment chanter sereinement quand bikers et trucks au ralenti, ou immobiles, faisaient rugir leurs moteurs en émettant le bilan carbone du Luxembourg en un quart d’heure à moins de dix mètres du plateau ? Le lendemain midi, le cadre bien plus favorable, offrit la pleine mesure de la qualité du duo. Une première partie où Ariana donna pleine mesure avec des ballades posant sa voix comme instrument à part entière. Pour la seconde, les harmonies portèrent le duo dans ce qui restera un des sommets émotionnels et esthétiques du festival. Gospels, sublime reprise des Everly Brothers (I Wonder If I Care Half Much), le buzz magique de la “close harmony” était au sommet. La sonorisation fine, avec ce qu’il faut de réverbération pour magnifier les timbres, mérite un coup de chapeau.
Pour conclure
Si la sonorisation évoquée ci-dessus dans le off méritait des éloges, on doit regretter, au vu de la qualité du plateau de la grande scène, des difficultés qui ont gâché un peu le plaisir. En particulier chez Ellis Buller : la balance parfaite avec des musiciens statiques s’est trouvée, lors du show, perturbée par une boucle de rétroaction que je vais tenter ici de décrire. Dès que le chanteur ou les autres musiciens s’éloignaient de leurs micros, la batterie était captée par ceux -ci, renvoyée dans les retours et à nouveau dans les micros, avec pour résultat un bruit de fond métallique assez polluant. C’est d’autant plus regrettable que la mise en place des riffs et contre-chants était assez exceptionnelle pour ce groupe adepte d’une ligne claire.

Cette édition 2024 a vu aussi la présence fugitive mais appréciée de trois figures historiques du bluegrass français pour la remise d’une guitare Fender offerte lors d’une tombola. Jean-Marc Delon, chanteur banjoïste de Bluegrass 43, Jeff Blanc, multi-instrumentiste et expert, Jeff Tronelle, contrebassiste et actuel président de la FBMA, institution fédérant le Bluegrass français. Les trois hommes ayant ouvert en 1993 le premier festival sur le site au sein des Cactus Pickers, les organisateurs ont rendu hommage à la mémoire de l’évènement.
2024 est une année de reconstruction. Le phénix renait de ses cendres après une série de vicissitudes. Le public est toujours présent. Le travail abattu colossal. Tenter de satisfaire tout le monde est impossible et le terme Country music est un paradigme assez polysémique pour offrir des grandes possibilités de contrastes. Savoir équilibrer entre cœur du genre et périphérie est une tâche bien complexe. On constate que l’effort est réel pour tenir ces liens. Je pose, pour finir, quelques remarques pour les prochaines années :
– Le nombre plus restreint de groupes a poussé à proposer des sets de deux heures pour tenir le public. Je ne sais pas si la fatigue partagée et la tension peuvent se maintenir de façon optimale dans ce format. Ne serait-il pas envisageable d’offrir aux groupes du Off un accès à la scène, dans des créneaux plus réduits ? Certains festivaliers n’ont pas pu tout voir et entendre.
– Les deux groupes de rockabilly du dimanche auraient probablement gagné à être dissociés sur deux journées différentes.

La critique est certes facile et l’Art est difficile… J’espère cependant que cette modeste contribution à ce qui demeure une grande fête populaire au sens noble pourra alimenter les réflexions pour la suite. © (Eric Allart. Mercredi 31 Juillet 2024)
Photos : merci à Eric Allart et aux sites du Festival et des musiciens.
