Police et Country Music

Recoupant certaines de nos productions thématiques sur “Quelques enfers de la Country music” et l’alcool (cf Archives), la présence des forces de l’ordre irrigue les narratifs de la country music dès les origines. Dans le monde rural, ce sont les Sheriffs et les Rangers, popularisés au-delà de la musique par Hollywood, qui incarnent la loi et l’ordre. Figures exemplaires, en principe, nous verrons qu’ils sont aussi parfois moqués et ridiculisés. En plus d’un siècle d’existence, le répertoire Country évolue jusqu’à inclure une dimension intime et existentielle parfois des plus tragiques. En fonction des genres, des époques et des publics visés, l’approche se révèle souvent très contrastée. 

Company F, Texas Rangers (1885)

La police vous parle :
Ouvrons avec un titre empreint de rockabilly attribué à Johnny Paycheck et popularisé par George Jones, dont les parcours de vie personnels penchaient nettement plus du coté de l’excès de picole que de promotion des vertus de la sobriété ! Curieusement, ce titre de 1953, où le gouvernement fédéral fait encore la chasse aux bouilleurs de crus clandestins, évoque de façon un peu anachronique l’âge d’or de la prohibition des années 20-30 où gangsters et policiers usaient de tous les moyens pour arriver à leurs fins. On sent, par le ton plus léger, que l’époque est à une forme de détente : illégalité certes, mais jeu de cache-cache dans un contexte rural profond où la forêt prend des allures mystérieuses de paysage de conte.

Johnny Paycheck & George Jones. Junior Brown (à Equiblues).

Un artiste s’est spécialisé dès les années 60 dans l’incarnation du “state trooper”, du sheriff, du patrouilleur routier : Red Simpson (1934-2016). A l’instar des albums conceptuels de Porter Wagoner sur la déchéance alcoolique, ou de Johnny Cash sur les trains, il sort en 1966 pour Capitol un bijou d’immersion intitulé The Man Behind the Badge. A l’origine le projet est proposé à Merle Haggard qui décline l’offre. Red, qui alors écrit pour Buck Owens, saisit l’occasion.
Ce n’est pas tant par un vocal identifiable que Red pose ici un jalon, si la musique appartient à la veine électrique et dépouillée du “truck drivin’ song”, les autres forçats de la route, l’intérêt réside dans les textes basiques, crus, réalistes, d’un naturalisme social parfois brutal. Red explore à peu près toutes les configurations du métier : patrouilleurs d’autoroutes, agents en ronde sur les trottoirs, sheriff du comté.
Les textes sont dépourvus de naïveté ou d’idéalisme, une réelle empathie s’en dégage, inspirée par la solitude, les risques du métier, la peur, mais aussi la compassion abrasive exprimée par des fonctionnaires en première ligne pour constater la banalité du mal et les tragiques faits divers du quotidien. L’album sort en 1966. C’est l’époque où la contestation étudiante et les émeutes raciales envahissent l’actualité médiatique d’un pays qui commence son enlisement au Viet Nam : ces thèmes sont absents des textes de Simpson. Est-ce pour autant la marque d’un conservatisme ou d’un biais réactionnaire ? Je ne le pense pas, son propos est autre. Il se contente de raconter l’expérience à hauteur d’homme, une des vertus communes aux grands textes de la Country Music.

Red Simpson. Brad Paisley
Fin de la prohibition de l’alcool. Jouet. Johnny Cash. « Stop au bruit inutile »

La chanson Highway Patrol fut tirée de l’oubli par le génial Junior Brown en 1993, qui rendit hommage à Red Simpson en 1995 avec l’album Semi Crazy centré sur le « truck drivin’ song ». Le contexte routier étant l’espace de prédilection des expériences policières de la Country Music.

Kenny Price. Rusty & Doug Kershaw

Le récit à la première personne, où le chanteur incarne un sheriff, est également bien illustré par Kenny Price (1931-1987), crooner dans la veine de Jim Reeves ou Nat Stuckey, desservi par un physique ingrat (140 kilos !), mais avec une belle production caractéristique du Nashville sound des années 1960-70. Le ton est familier, et exprime même une bonhommie cool, tempérée par une menace sous-jacente pour qui sortirait du cadre. La conception de la loi et de l’ordre semble presque féodale : le sheriff est maitre absolu sur son territoire.

Tu dois être mon copain : points de vue d’usagers.
Après ces quelques exemples vus de l’intérieur de la voiture de patrouille, intéressons-nous au regard des usagers. Là aussi, la perception est plurielle. Le sheriff est un allié dans ce tube rockabilly tardif des frères Kershaw, où l’on sort du cajun-bop qui les a fait connaitre pour emprunter les voies plus commerciales du teenage song.



Plus banale est la bête arrestation pour conduite en état d’ivresse. Je tiens à ce propos Party Lights de Junior Brown comme un petit bijou ironique du genre. Nous garderons à l’esprit qu’il constituera une parfaite transition vers notre futur article thématique consacré à la prison. La force du morceau réside dans son shuffle entrainant dont la légèreté contraste avec la fin de la parenthèse festive. Le même motif existe depuis longtemps dans le tube cajun de D. L. Ménard de 1962 La porte en arrière : “J’étais dans le village et je m’ai mis dans le tracas, la loi m’a ramassé et m’a jeté dans la prison”.

Smoky & The Bandit. Jerry Reed & Burt Reynolds

Parodie et clichés :
En 1977 sort sur les écrans Smokey and the Bandit, une comédie routière avec Burt Reynolds et Jerry Reed, auquel on doit la chanson titre du film. Le scénario (ah ah ah) tient sur une demi-boite d’allumettes : à la suite de paris au fort enjeu financier, un chauffeur casse-cou doit traverser et rapporter du Texas (3 000 km aller et retour en 28 heures) 400 cartons de bière. Je retiens de l’œuvre plusieurs motifs intéressants. Dans la continuité culturelle sudiste et rurale, les héros sont des bandits au grand cœur, rusés, séducteurs, joueurs et provocateurs. Pour autant ils n’appartiennent pas à la contre-culture des années 60, en reflux à cette époque à la veille des années Reagan : Jerry Reed défonce avec son poids lourd les Harley Davidson d’un gang de Bikers. Les forces de l’ordre sont constituées d’imbéciles et d’incapables. Cet “anarchisme de droite” serait-il un précurseur du mouvement libertarien ?
Après le cinéma, c’est la télévision qui exploitera jusqu’à la corde le thème du shérif idiot ridiculisé par de sympathiques rednecks dans la série Dukes of Hazzard, traduite en France par Shérif fais-moi peur. Le générique original est interprété par Waylon Jennings : The Good Old Boys.

The Dukes Of Hazard. La « General Lee » (Dodge Charger de 1969)

Au fil des épisodes, de 1979 à 1985, l’amateur de musique y croise Loretta Lynn (saison 2, épisode 18, “Loretta Lynn a disparu”), Tammy Wynette (saison 3, épisode 4, “Epouvante à la carte”), Hoyt Axton (saison 3, épisode 11, “Bon voisinage”), The Oak Ridge Boys (saison 3, épisode 12, “Rencontre de Hazzard”). La page Wikipédia consacrée à la série nous apprend qu’elle fut, avec Dallas, la seconde la plus suivie lors de sa diffusion.

Trente ans plus tard, Brad Paisley reprend, presque trait pour trait, les motifs de Jerry Reed en 2007. Même la musique semble décalquée avec un tempo rapide, l’ajout d’un picking rapide de banjo bluegrass. Le policier se nomme également Smokey, mais à la différence du film de 1977, le jeune con finit en cabane.

Existentialisme en contexte périurbain :
Si le filon commercial et futile de la course du chat et de la souris en contexte rural agrémenté de gags épais trouve son public, il n’en reste pas moins que la condition de policier aux Etats-Unis reste plus que précaire. Ils sont socialement dévalorisés, contrairement à ce que montrent les séries télévisées, en permanence exposés à une mort violente du fait de la législation sur les armes et aux ravages sociaux des narcotrafics, et la mort plane avec une permanence en général étrangère au vécu de leurs collègues européens.
Nous concluons avec deux exemples plus graves où des artistes mainstream contemporains explorent avec justesse la pression psychologique touchant d’une part les policiers, et d’autre part leurs proches. Deux idées fortes en émergent : un sens civique du devoir envers la communauté, à des années lumières des brutalités racistes qui ont abouti à la mort de Georges Floyd, et l’expression, si ce n’est la reconnaissance, d’une forme de stress post-traumatique.
Dans ces deux derniers exemples, on constatera aussi que la Country Music traite aujourd’hui de sujets de société à portée universelle et n’est plus uniquement centrée sur les stéréotypes ruraux. Le pli avait déjà été entamé en 1966 par Red Simpson. Me revient alors la réplique de Jim Malone joué par Sean Connery dans Les Incorruptibles : “Le premier devoir d’un policier c’est de renter chez lui tous les soirs”.

Le poids du badge

© Eric Allart. Janvier 2025
Cet article est la première partie d’une trilogie “Police, Justice, Prison”.
Shérif, fais-moi peur (The Dukes of Hazzard) est une série télévisée américaine en 147 épisodes de 50 minutes, créée par Gy Waldron et diffusée entre le 14 septembre 1979 et le 8 février 1985 sur le réseau CBS. En France, la série a été diffusée à partir du 18 septembre 1980 sur Antenne 2, puis sur La Cinq à partir du 7 septembre 1986, qui rediffuse la série et programme la suite inédite. Rediffusions sur TMC, RTL9, Comédie, NRJ 12 en 2008 et sur Virgin 17 du 15 mars au 8 juin 2010. Au Québec, elle a été diffusée à partir du 18 janvier 1984 sur le réseau TVA1.

Pour compléter en images et musiques :

https://www.youtube.com/watch?v=JgGfXjvwSl0
https://www.youtube.com/watch?v=PpvQAGsbLFc
https://www.youtube.com/watch?v=fnerbERcbS8
https://www.youtube.com/watch?v=oek1V8bvJZI
https://www.youtube.com/watch?v=1ZfyyYYHUSo

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