BLUEGRASS IN LA ROCHE 2023

par Dominique Fosse

C’est fragile un festival de musique. Tant de facteurs sont nécessaires pour sa réussite. Au cours de son histoire (s’il tient assez longtemps pour avoir une histoire), il y a forcément des caps à passer, des épreuves à surmonter, des crises à affronter, des évolutions à anticiper, des choix à opérer… Le festival bluegrass de La Roche-sur-Foron a changé plusieurs fois de nom pour s’appeler aujourd’hui Bluegrass In La Roche.

Il a dépassé depuis longtemps le cap des trois ans d’existence fatal aux festivals de Toulouse et Angers dans les années 80. Il s’est affranchi de la tutelle de l’association européenne. Il a invité de plus en plus d’artistes célèbres venus des Etats-Unis. Il a survécu à l’année blanche imposée par le Covid et au format réduit de l’année suivante, conséquence de la même pandémie. Il a assumé la suppression du concours de groupes qui avait pourtant été le fil rouge du festival pendant une bonne douzaine éditions. En 2023, le défi à relever était la fin de la gratuité. Une révolution pour une manifestation dont l’entrée était libre depuis ses débuts en 2006. L’équilibre financier du festival reposait jusqu’en 2022, hors sponsors et mécénat, sur les consommations et repas pris par le public. L’augmentation des charges, notamment le coût des voyages des groupes américains, et asiatiques depuis 2022, a imposé de faire payer les entrées pour la première fois cette année. Même si le coût est très modeste (4 à 5 euros par jour selon la formule choisie), la crainte des organisateurs était qu’une partie du public renonce à venir. L’affluence du samedi soir avec une file à la restauration qui s’étendait jusque derrière la tente de sonorisation les a pleinement rassurés.

Il faut dire que 5 euros pour apprécier dans la même journée (le samedi) quatre formations américaines comme Tim O’Brien Band, The Special Consensus, Damn Tall Buildings et Henhouse Prowlers, c’est cadeau. Les Américains sont les vedettes du festival et ils tiennent leur rang.


L’artiste le plus attendu était évidemment Tim O’Brien. Plus de 40 ans de carrière. Il s’est fait connaître par un groupe bluegrass (Hot Rize), a mené sa carrière selon ses aspirations, souvent en marge du bluegrass tout en flirtant avec lui pour y revenir ces dernières années avec ce groupe, Tim O’Brien Band, en compagnie de son épouse Jan Fabricius (mandoline), Mike Bub (contrebasse), Shad Cobb (fiddle) et Cory Walker (banjo). En deux sets (le samedi soir et le dimanche midi), ils ont joué la plupart des titres des deux derniers albums (He Walked On et Cup of Sugar) en y ajoutant des standards de Hot Rize (Untold Stories, Nellie Kane que Tim présente comme une vieille chanson d’un groupe des années 80), quelques chansons de la carrière solo (Brother Wind, sa merveilleuse adaptation de Senor (Bob Dylan), Hold To A Dream et More Love qu’ont repris les Dixie Chicks) et une paire d’instrumentaux (Groundspeed de Earl Scruggs) qui font davantage briller Shad Cobb que Cory Walker. Ce dernier alterne bien le style Scruggs sur les titres les plus classiques (Let The Horses Run) et le single string qui a visiblement sa préférence mais c’est rarement très spectaculaire. Par contre, Shad Cobb, les lunettes vissées en permanence sur le sommet du crâne, a un style flamboyant, notamment sur Little Lamb et Nervous. S’il y a un regret c’est que Tim n’a joué que de la guitare, lui qui excelle également à la mandoline, au fiddle, au banjo old time et au bouzouki. Mais quelle facilité au chant comme à la guitare, avec une belle économie de mouvements, au médiator comme en finger picking (The Pay’s a Lot Better Too, Untold Stories). Il a superbement chanté Five Miles In and One Mile Down qu’on croirait écrit par Dylan. Le duo vocal avec Jan fonctionne très bien (When You Pray Move Your Feet). Sur les derniers albums, on a pu constater que les préoccupations de Tim O’Brien étaient de plus en plus sociales et environnementales. Elles ont même pris un tour politique quand il a modifié un couplet de Nervous pour glisser qu’une éventuelle élection de Trump aux prochaines présidentielles américaines le rendait nerveux… Une prise de position rare pour un artiste bluegrass. Tim O’Brien est grand.

L’autre groupe vedette américain était The Special Consensus. On connait Greg Cahill, banjoïste du groupe depuis sa création en 1975. On connait aussi le guitariste chanteur Greg Blake depuis son passage à La Roche dans le groupe de Jeff Scroggins. On a été épatés de découvrir le mandoliniste Michael Prewitt. Il chante bien (notamment Alberta Bound tiré du dernier album) et c’est un excellent mandoliniste, capable d’imiter le père du bluegrass dans Monroe’s Doctrine et de jouer des solos jazzy dans l’adaptation instrumentale du standard de jazz Blue Skies ou dans My Kind of Town. Le défi, pour un groupe comme The Special Consensus qui a souvent changé de personnel, est de s’approprier les anciens succès du groupe. Ils ont une astuce pour limiter les comparaisons avec les versions originales : ils alternent les chanteurs (Blake, Prewitt, le contrebassiste Dan Eubanks) sur les différents couplets d’une même chanson. Ça fonctionne très bien pour Tennessee River (avec encore un excellent solo de mandoline), moins pour Chicago Barn Dance (la v.o. était arrangée avec trois fiddles, difficilement remplaçables). The Special Consensus a eu l’honneur de la grande scène deux soirs de suite, ce qui a permis de proposer un répertoire très varié : des instrumentaux swing chers à Greg Cahill et sur lesquels il excelle (tout comme Prewitt et Dan Eubanks dont les solos témoignent d’une technique jazz parfaitement maîtrisée), quelques classiques (Reuben et Little Maggie en rappels), un gospel a cappella. Deux mois après le festival, Greg Blake a été élu chanteur de l’année par IBMA. Ceux qui l’ont entendu interpréter les Country Gentlemen (Sea of Heartbreak), Johnny Cash (Hey Porter), Blackbird tiré du dernier album et surtout une formidable adaptation bluegrass de Lookin’ at My Backdoor de Creedence Clearwater Revival ne pourront que se féliciter de ce couronnement. Christopher Howard Williams (le Président du festival pour ceux qu’ils l’ignoreraient) a regretté que Special Consensus ne joue pas Snowbird, sa chanson favorite du dernier album. J’avais la même attente concernant Mighty Trucks of Midnight. Greg Cahill nous a expliqué que le disque était trop récent. Ils avaient effectivement enregistré ces chansons mais ils n’avaient pas encore eu le temps de les apprendre. A 76 ans, on peut comprendre que ça lui prenne un peu de temps…

Henhouse Prowlers existe depuis 19 ans. Le groupe a enregistré neuf albums mais cela fait peu de temps qu’on parle d’eux dans les media bluegrass. Peut-être depuis que Jake Howard (mandoline) et Chris Dollar (guitare) ont rejoint Ben Wright (banjo) et Jon Goldfine (contrebasse), présents depuis les débuts de la formation. Peut-être aussi parce qu’ils ne passent qu’une partie de leur temps aux Etats-Unis. Les Henhouse Prowlers font en effet le tour du monde en tant qu’ambassadeurs culturels pour le Département d’Etat américain. Ils ne se contentent pas de porter la bonne parole du bluegrass. Ils aiment mélanger leur musique avec celle des peuples qu’ils rencontrent et s’efforcent d’apprendre eux-mêmes une chanson dans la langue de chaque pays qu’ils visitent. A La Roche, ce fut une adaptation tout-à-fait convaincante du Santiano d’Hugues Aufray. Je pensais que le reste de leur répertoire serait constitué de chansons venues d’autres pays mais les Henhouse Prowlers jouent en fait leurs compositions, à l’exception de Chop My Money, excellente adaptation en anglais d’une chanson nigériane. Le reste est très varié. Chris Dollar chante un newgrass, Jon Goldfine une valse et un swing (Subscription To Loneliness). Ben Wright montre la puissance de sa voix sur un country & western bluesy. Ils interprètent très bien un gospel en quartet a cappella. Les quatre musiciens chantent bien mais Chris Dollar est particulièrement remarquable. Les arrangements sont travaillés. Jake Howard a enthousiasmé mon camarade Philippe Bony qui n’est pas facile à épater question mandoline. Je ne suis pas fan de leurs improvisations (parfois longues) mais le son du groupe est excellent, il y a une bonne chorégraphie autour du micro et les Henhouse Prowlers ont vraiment de la gueule avec leurs costumes noirs stricts et leurs cravates qui contrastent avec la longueur de leurs cheveux.

Je n’ai vu les Damn Tall Buildings, quatrième groupe américain, que sur la petite scène le samedi. J’ai en effet raté la soirée de jeudi (et donc, à mon grand regret Silène & the Dreamcatchers). C’est la première journée de festival que je manque depuis 2009. Les copains présents le premier jour m’avaient vanté la puissance vocale de la contrebassiste Sasha Dubyk. Elle l’a effectivement montrée en début de set sur un rockabilly mais je lui ai trouvé beaucoup d’autres qualités. Elle a livré une version de Blue Bayou qui vaut celle de Linda Ronstadt (tout en slappant sa contrebasse en douceur) et interprété le classique Dark Hollow avec une variation sur la mélodie joliment trouvée. Elle chante I’m Not Myself en duo avec le guitariste Max Capistran. C’est lui le chanteur principal du groupe (et le principal compositeur, ceci explique cela). Il chante en liant les mots à la manière de John Hartford. Un sens du show et une présence sur scène plutôt rares en old time (la musique de Damn Tall Buildings s’en rapproche davantage que du bluegrass). Max danse avec Sasha pendant un solo de fiddle de Avery Ballotta, le troisième membre du groupe. Il présente les titres avec humour, fait chanter le public pendant The Universe et I’m Not Myself. Avery chante une valse blues en s’accompagnant au fiddle comme s’il s’agissait d’une mandoline. Il joue avec une énergie qui met à mal les crins de son archet. L’enthousiasme communicatif de Damn Tall Buildings a conquis l’ensemble du public.

Du côté des groupes européens, j’attendais avec impatience le set de Johnny & The Yooahoos qui avait été la révélation de la petite scène en 2022. Je n’ai pas été déçu. Ils ont davantage mis en valeur l’extraordinaire voix de leur guitariste Bernie Huber alors que l’an dernier il partageait largement les chants avec les frères Johnny (mdo) et Bastian (bjo) Schuhbeck. Le groupe véhicule apparemment une cohorte de fans allemands qui leur font un triomphe. A raison car les harmonies vocales de Wild Shores étaient dignes de Crosby, Stills & Nash. Ils ont chanté de façon magistrale Get Back des Beatles entièrement en trio. Ils jouent bien, improvisent pendant leurs solos. La voix de Bernie est vraiment impressionnante, notamment dans Take Me Down et une adaptation de Scatman absolument phénoménale.

Le groupe tchèque Professional Deformation restera le dernier vainqueur du concours de groupes de La Roche puisque ce dernier a disparu de la programmation après 2019. Conformément à la tradition, ils auraient dû jouer l’année suivante en soirée mais l’édition 2020 a été annulée pour cause de Covid. Ils avaient remporté ce concours haut la main et je les ai trouvés encore bien meilleurs cette année. Le groupe a changé. Je ne me souviens pas du contrebassiste précédent mais le nouveau, Karel Vaska, a un excellent groove. Le remplacement du banjoïste Petr Vosta (qui jouait beaucoup en single string) par Jarda Jahoda au style plus varié fait beaucoup de bien au groupe, ainsi que l’ajout d’un mandoliniste, Zdenek Jahoda, le frère de Jarda. Professional Deformation a ainsi quatre excellents solistes avec le guitariste Jakub Racek et Radek Vankat, un des très rares dobroïstes entendus à La Roche cette année. Ils s’illustrent sur des instrumentaux classiques (j’ai cru reconnaître New York Chimes de Tony Trischka mais je n’en suis pas certain), des compositions de Jakub, du jazz manouche et des chansons newgrass. Jakub Racek est un très bon chanteur. Il forme un bon duo vocal avec Radek. Les trios et plusieurs quartets (Traffic Jam a cappella façon gospel) sont également superbes. Ils se sont produits tard en soirée et on pouvait craindre la désertion du public car ils passaient après The Special Consensus et Tim O’Brien Band mais les spectateurs sont restés en nombre pour assister à cette excellente prestation, jusqu’au rappel : une reprise de Let It Roll de Little Feat avec des dialogues instrumentaux entre les frères Jahoda et entre Racek et Vankat. Il y a moins de formations tchèques à Bluegrass In La Roche depuis qu’il n’y a plus de concours de groupes mais c’est vraiment la crème de la crème.

En seize éditions, on pourrait croire que tous les groupes bluegrass européens importants sont déjà passés à La Roche. C’était pourtant la première fois que le festival accueillait Nugget, formation basée en Autriche et les Finlandais Jussi Syren & The Groundbreakers. Il y a un lien entre Professional Deformation et Nugget puisqu’on y retrouve le banjoïste Jarda Jahoda et que Jakub Racek a été le guitariste du groupe il y a une vingtaine d’années. Il faut dire qu’en 46 années d’existence, Nugget a vu défiler pas mal de musiciens (dont le Français Thierry Massoubre) aux côtés du seul membre fondateur restant, le mandoliniste Helmut Mitteregger. Son épouse Katarina est à la basse depuis une trentaine d’années. Ralph Schut, bien connu à La Roche par sa participation à de nombreux groupes (dont G-runs & Roses et Blueland) est le guitariste de la formation. Le bluegrass joué par Nugget est moderne. Malgré des réglages approximatifs (la basse vrombit et le banjo est mixé trop fort), Helmut, Jorda et Ralph montrent leurs qualités de solistes sur plusieurs classiques rapides chantés par Helmut (Highway of Regret, My Old Shoes Don’t Fit Me Anymore) mais c’est Katarina la principale chanteuse. Elle interprète des chansons du répertoire de Valerie Smith (In The Mines), Jaelee Roberts (Something You Didn’t Count On), les Bellamy Brothers (Let Your Love Flow), un swing (que j’ai beaucoup aimé mais pas identifié) et deux titres de Nashville Bluegrass Band (Slow Learner et Boys Are Back In Town) dont Nugget a fait des arrangements très personnels. Helmut, Katarina et Ralph chantent Mr Sandman en trio (avec d’excellents breaks instrumentaux) et Ralph rend hommage à Steve Gulley, venu à La Roche-sur-Foron en 2010 et disparu prématurément il y a trois ans, en interprétant une de ses compositions It Ain’t The Leaving.

Jussi Syren & The Groundbreakers existe depuis 1995. Cette formation finlandaise a tourné plusieurs fois aux Etats-Unis et enregistré douze albums (le treizième vient de paraître). Dommage qu’ils ne soient pas venus plus tôt car la voix du mandoliniste Jussi Syren a un peu vieilli ces dernières années. Il a un timbre nasillard, typique du bluegrass traditionnel, au point qu’après Where Shall I Be interprété en quartet a cappella, ma voisine m’a glissé qu’elle ne savait pas que Donald Duck chantait du gospel. C’est un peu exagéré mais il y a du vrai. Pour forcer le trait, Jussi Syren a aussi le son de mandoline le plus sec qui soit (il joue très près du chevalet). Pour un groupe avec autant d’expérience, le set était loin d’être parfait. Les trios vocaux sont moyens, le contrebassiste est à la ramasse sur certains titres. Jussi n’a plus le coffre pour chanter The Auctionner, un de ses grands succès. Mais il fait bien Across The Morning Tide tiré du dernier album, Morning Has Broken (popularisé par Cat Stevens), Rebel Soldier des Country Gentlemen et Georgia On A Fast Train de Billy Joe Shaver. Comme Helmut Mitteregger avec Professional Deformation, Jussi Syren met de l’humour dans ses présentations (“Jimmy Martin is the King of Bluegrass and the Queen is John Duffey”) et le banjoïste Tauri Oksala est très talentueux. C’est un spécialiste des Keith pegs qu’il utilise dans plusieurs morceaux. Dans The Banjo Song, il passe brillamment en revue les styles de Earl Scruggs, Don Reno, JD Crowe, Raymond Fairchild et Ralph Stanley. Impressionnant. Je suis content de les avoir enfin vus sur scène. Merci La Roche.

The Truffle Valley Boys est un quartet italien également amoureux du bluegrass traditionnel et ils inscrivent leur amour dans les moindres détails. Pantalons qui remontent jusqu’à la poitrine, cravates et chapeaux dans le style des années 40 ou 50 (Eric Allart saurait vous dire exactement). Même la monture de lunettes du guitariste Denny Rocchio semble vintage. Il joue avec un onglet de pouce comme Lester Flatt et place régulièrement des G-runs. Les Truffle Valley Boys jouent évidemment avec un micro central. Matt Ringressi (mandoline) et Germano Clavone (banjo) tiennent leur instrument sous le menton pendant leurs solos, alors que Denny Rocchio joue son instrument tête en bas quand il est au dobro, dans le style de Josh Graves. Pour couronner le tout, avec son chapeau, Ringressi est le portrait craché de Buzz Busby. Les morceaux sont courts, souvent rapides même quand ce sont des gospels (Walk Around Me Jesus, Ain’t No Grave). Des classiques (Honky Tonk Blues, Sophronie de Jimmy Martin, The Bluegrass Song de Bill Monroe) mais aussi des titres moins connus. C’est bien fait, dynamique même si ça manque d’un chanteur qui donne une vraie signature au groupe. Parmi les trois chanteurs, le plus intéressant est Clavone qui a une bonne voix de tenor en plus de jouer un style Scruggs parfaitement punchy.

Basé en Allemagne, Stereo Naked était au départ un duo old time composé de façon très originale d’une banjoïste (Julia Zech) et d’un contrebassiste (Pierce Black). Ils ont étoffé leur formation et s’étaient présentés sur scène en quartet l’an dernier. Malheureusement, presque personne ne les avait entendus car ils avaient joué sous une pluie battante. Une bonne raison pour les accueillir à nouveau en 2023. Cette fois, ils étaient cinq avec un guitariste et deux violonistes/ mandolinistes. Même avec une formation renforcée, la musique de Stereo Naked reste assez intimiste et il n’est pas facile de les apprécier dans un festival comme La Roche où l’ensemble du public n’est pas toujours attentif (et donc bruyant et en mouvement) si on n’est pas collé à la scène ou dans les tout premiers rangs. Ce n’était pas mon cas et je crois que je suis passé un peu à côté de leur prestation. Pas assez pour ne pas remarquer que Julia Zech a une jolie voix, qu’il y a eu une paire de mélodies remarquables (particulièrement Yodel My Name) et que Pierce est un très bon contrebassiste. Certains morceaux m’ont semblé ennuyeux mais je crois simplement que je n’étais pas dans de bonnes conditions pour les apprécier.

Les deniers concerts du dimanche piochent généralement dans des genres voisins s’éloignant un peu du bluegrass afin de rafraichir les oreilles des spectateurs, normalement rassasiés à ce stade de leur musique favorite. C’est ainsi que le public a découvert et fait un triomphe à A Murder In Mississipi, groupe belge qui joue de la country acoustique (de l’americana si on préfère) en tapant aussi un peu dans le blues, le swing et même le tsigane (The Raven & The Oak Branch Tree). Le groupe repose beaucoup sur la voix, les compositions et le charisme de son guitariste Leander Vandereecken, bien soutenu par une percussionniste, une violoniste, une banjoïste, un contrebassiste et un pianiste. Les harmonies vocales et les chœurs sont importants dans les arrangements. Tout le monde chante mais Alexandra (percussions) et Lore (banjo) sont les principales partenaires de Leander et elles interprètent merveilleusement en duo Tennessee River Runs Low des Secret Sisters. Parmi les compositions, j’ai repéré les swings Wrong Side of the Road et Mary Lou, le country Run Brother Run et le blues (joyeux) Don’ t Go To Kentucky. Parmi les reprises, il y a eu Fear of the Dark d’Iron Maiden et Ring of Fire (Johnny Cash). A Murder In Mississipi est une formation enthousiasmante qui a fait danser de nombreux spectateurs. Derrière la voix de Leander, les arrangements sont bien construits. Le pianiste et la violoniste jouent bien mais n’en font pas trop, le contrebassiste a un excellent groove et la banjoïste préfère la pertinence à la démonstration. Elle joue en picking, en frailing ou au mediator selon les titres avec une approche du banjo 5 cordes comparable à celle des Pogues.


The Vanguards est un groupe de jeunes musiciens britanniques qui joue du bluegrass traditionnel en faisant l’effort de proposer ses propres compositions. Les parties instrumentales et les chants en trio sont bien en place mais les chants lead ne sont pas au même niveau. Je leur ai préféré les Suédois de Rookie Riot qui associent deux générations de musiciens à l’instigation du guitariste Anders Ternesten, ancien membre du groupe suédois Dunderhead qui s’est produit à La Roche en 2014. Ce sont les jeunes qui sont sur le devant de la scène. Wilma Ternesten (la fille d’Anders, 17 ans) est la chanteuse principale. Elle est capable d’interpréter avec douceur des ballades et des compositions plutôt modernes et de nous surprendre ensuite par l’énergie qu’elle met dans des titres plus rapides (Tortured, Tangled Hearts des Dixie Chicks, une version speedée de Blowin’ In the Wind). La violoniste Agnes Brogeby a un timbre plus dur qui convient à des titres classiques comme Drinkin’ Up Whisky. Anders Tenersten et le mandoliniste Karl Lagrell Annerhult prennent leur tour au chant. Agnes et le banjoïste Daniel Svensson sont des musiciens talentueux. Encore une agréable découverte.

La petite scène du midi permet de découvrir des groupes en format réduit, pour la plupart orientés vers la musique old time. Le programme étant comme tous les ans copieux, il m’a fallu faire des choix. Tant pis pour les Boatswain Brothers et pour les Slo County Stumblers, j’ai opté pour le trio suédois New Valley String Band. Pas mal d’instrumentaux mais aussi un chant a cappella à trois voix et une version très dynamique du classique Hop High qui fait son effet. Autre trio old time, les Yonder Boys sont basés en Allemagne mais Jason Serious est Américain, D. S. Ingleton Australien et Tomas Peralta Chilien. Encore un groupe old time qui fait bouger les lignes avec des titres à deux banjos et la contrebasse jouée à l’archet sur un autre. Eux aussi chantent en trio, notamment The Eagle Song et Rabbit Song (ils semblent très attirés par nos amis les animaux). Plus que sympa et assez original.

La petite scène a également permis de découvrir Mathis & Benoït, un duo blues acoustique franco-allemand. Deux guitares (flat ou finger picking) et une voix qu’il faut pour chanter le blues, celle de Mathis. Doc Watson les a beaucoup influencés -ils le revendiquent (reprises de Nashville Blues, Walk On Boy et Deep River Blues)- mais ils interprètent aussi Bob Dylan (I Shall Be Released) et des traditionnels (The Cuckoo – Ok, Doc Watson l’a enregistré aussi mais je pense qu’il jouait du banjo et non de la guitare sur ce titre). Malgré le format réduit, c’est varié, bien joué et bien chanté.

Bluegrass In La Roche a pu bénéficier à ses débuts du soutien de l’association européenne de bluegrass alors qu’il n’y avait pas eu de festival de bluegrass en France depuis une vingtaine d’années. A son tour, le festival tient à faire profiter des artistes isolés de sa notoriété (en 2023, Bluegrass In La Roche a été sélectionné pour la 4ème fois comme “événement de l’année” aux récompenses annuelles de IBMA). L’an dernier c’était Country Gongbang qui était venu jouer depuis la Corée. Cette année, Bluegrass In La Roche avait invité un duo indien, Grassy Strings (à leur connaissance, la seule formation bluegrass de ce pays de près d’un milliard et demi d’habitants). C’est un duo mandoline-guitare avec un seul chanteur. Ils jouent beaucoup de standards (Shady Grove, Rollin’ in My Sweet Baby’s Arms) mais apportent de la variété dans l’accompagnement et les solos par leur technique instrumentale. Souvik et Subhankar ont quelques titres qui s’éloignent du bluegrass et deux chansons en bengali qui ont beaucoup de charme. Ils étaient tout heureux d’être à La Roche, couvés par Ben Wright, le banjoïste des Henhouse Prowlers qui joue pleinement son rôle d’ambassadeur du bluegrass et offre (enfin !) une justification au I de IBMA (International Bluegrass Music Association) dont il est membre du bureau.

2023 a encore été une belle édition pour Bluegrass In La Roche avec son lot de grandes formations américaines (Tim O’Brien, Special Consensus, Henhouse Prowlers), de confirmations (Professional Deformation, Johnny & the Yooahoos) et de découvertes (Damn Tall Buildings, A Murder In Mississippi). Le succès ne se dément pas malgré les entrées payantes et la météo maussade (qui, personnellement, me va mieux que le cagnard de l’année 2022). La gestion de la queue à la restauration par les nombreux bénévoles est d’une efficacité toute professionnelle, comme le reste de l’organisation.

En conclusion, un mot sur la disparition du concours. Instauré dès la première édition, le concours a permis au festival de La Roche-sur-Foron d’attirer rapidement des groupes de toute l’Europe et de contribuer ainsi à sa renommée sur le vieux continent. Au tout début, tous les groupes présents à La Roche participaient au concours puis il y a eu une présélection de 12 puis 10 et finalement 8 formations. Cette réduction croissante du nombre de participants en a forcément élevé le niveau moyen. Je constate néanmoins, de mon point de vue, que la disparition du concours depuis deux éditions a entrainé une amélioration de la programmation du festival. Le système de notation du concours faisait qu’un groupe légèrement au-dessus de la moyenne dans tous les domaines (chant, technique instrumentale, répertoire) donc sans grande qualité particulière mais jouant un bluegrass bien orthodoxe, avait toutes les chances d’être régulièrement sélectionné pour participer au concours alors qu’un groupe plus original mais avec quelques défauts ne passait pas la barre. Il y a ainsi eu une année (2014) où aucun groupe du concours ne m’a semblé avoir de qualités vocales particulières (heureusement il y a eu aussi des vainqueurs comme Sons of Navarone ou Le Chat Mort, formidables de ce point de vue). Certains groupes revenaient d’année en année sans jamais s’approcher des meilleurs (Wyrton, Sidlo, Poa Pratensis…) et sans forcément progresser.

Aujourd’hui, débarrassés du concours, Christopher Howard-Williams, Didier Philippe et leur équipe peuvent équilibrer la programmation comme ils l’entendent (et l’expérience prouve qu’on peut compter sur leur bon goût) et je constate qu’il n’y a quasiment plus de groupes faiblards concernant les chants. En 2024, La Roche In Bluegrass sera tout juste majeur (il aura 18 ans) mais on peut considérer qu’il a déjà atteint une forme de maturité. Vivement la prochaine édition. © (Dominique Fosse)

Grand merci à Emmanuel Marin, auteur de la plupart des images de cet article (sauf mention spécifique). Le texte étant relativement long, nous avons limité le nombre de photos, mais nous invitons le lecteur à consulter le site d’Emmanuel Marin (https://pixels-live.fr/) et l’intégralité du lien avec le Festival (https://pixels-live.fr/bluegrass-in-la-roche-2023.html).
Merci aux autres auteurs de clichés mentionnés (quand nous connaisssons leur nom), certains étant issus de pages Facebook.

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