Satan est réel

Les figures du diable dans la Country Music
par Eric Allart

La cérémonie d’ouverture parisienne des Jeux Olympiques de l’été 2024 a produit, chez des intégristes religieux, une délirante production d’avertissements et de condamnations morales sur Internet. Philippe Katerine nu et peint en bleu, le cheval mécanique sortant des eaux, les outrances baroques du spectacle furent alors parfois lues comme des manifestations codées d’une emprise diabolique sur les jeux. Avec en point d’orgue l’organisation de prières et messes collectives destinées à chasser le démon !
Si le public français, massivement déchristianisé, n’adhère de façon que très marginale à cette lecture, notre pratique du patrimoine de la Country Music nous a donné l’idée de traiter ici comment le diable y est perçu, relaté, combattu, incarné et même moqué depuis bientôt un siècle. Figure familière du gospel, il a connu au cours du XXème siècle différentes lectures, reflets de l’évolution des perceptions et des mentalités. Dans le gospel, en particulier Bluegrass, le protestantisme fait de la prédestination et du salut des enjeux majeurs. L’incertitude du croyant l’expose à une vie de rigueur morale : hors de question de sortir du droit chemin. Le danger de la chute est partout. Et quoi de plus dur pour le fidèle que de se tenir à l’écart des pièges tendus en permanence par satan ?

Les Louvin Brothers sont à cet égard un des plus beaux produits de ces hantises existentielles. En particulier parce qu’Ira, le ténor mandoliniste, était psychologiquement très instable. Une carrière bâtie sur un idéal de foi exemplaire, une réalité personnelle chaotique et contradictoire où alcool, violence, racisme et frénésie sexuelle travaillaient le bonhomme. Chanter les vertus chrétiennes s’accommode mal de la tentative de tuer son épouse en l’étranglant avec le câble du téléphone…
L’album Country Songs Ballads, d’où provient le titre Satan Is Real, est devenu une icône de la pop culture grâce à sa photo de couverture où les Louvin Brothers posent en costumes blancs devant un diable de 3,70m de hauteur découpé dans du contreplaqué surmontant un feu bricolé sur le parking d’une église. Le kitsch naïf de l’ensemble collant parfaitement à la lecture au premier degré de ces terreurs tapies dans l’ombre. Satan est un thème récurent chez les Louvin Brothers. Satan est réel est un narratif édifiant à valeur exemplaire où le propos se décentre avec l’appel à un témoin, revenu du mal.

Une autre chanson, La couronne de joyaux de Satan (1958), cette fois-ci à la première personne, chante la victoire de celui qui a su se détourner des leurres de la tentation. Non seulement la rédemption est souhaitable, mais elle est possible.

Si les Louvin Brothers ont une approche sentimentale, larmoyante et craintive du démon, le cas de Claude Ely illustre la figure du prêcheur de combat qui, non seulement ne cède pas à Satan, mais qui a la carrure pour renvoyer les coups. Claude Ely est né en 1922 à Puckett’s Creek, en Virginie. Quand il est diagnostiqué d’une tuberculose à 12 ans, on lui prédit une mort imminente. Son oncle, Leander, lui a donné une vieille guitare, avec laquelle il s’exerce, bien que malade. Alors que la famille de Claude se réunit dans sa chambre et prie pour lui, Claude dit : « Je ne vais pas mourir ». Et il commence à chanter.

La famille est persuadée que Dieu a guéri Claude de manière surnaturelle. Et croit que Dieu lui a donné There Ain’t No Grave Gonna Hold My Body Down. (Aucune tombe ne retiendra mon corps). La chanson devient un hymne parmi les pentecôtistes des Appalaches. (NB : elle fut aussi l’un des derniers enregistrements de Johnny Cash avant sa mort).
En 1953, King Records prend la photo du « Gospel Ranger” utilisée par Bear Family pour l’album compilant une série de gospels country hors-normes. La présence du serpent fait allusion à Satan mais aussi à certaines sectes fondamentalistes où le jeu consiste à se faire mordre en public par des serpents venimeux, et au prix de douleurs épouvantables et de convulsions spectaculaires, confirmer les Ecritures : la foi protège du malin… Avec un taux de réussite variable.
King Records dépêcha une équipe pour l’enregistrer en direct lors d’un service pentecôtiste au palais de justice du comté de Letcher, dans le Kentucky, alors qu’il organisait un “revival”, une de ces grandes assemblées où prêches et musique réactivent la foi et la pratique. Claude Ely devient extrêmement populaire, il est revendiqué par les artistes Sun comme une influence majeure : Jerry Lee Lewis, Johnny Cash, Carl Perkins, mais aussi Elvis Presley et sa mère Gladys, qui reçurent l’imposition des mains par Claude Ely, capable aussi de susciter des guérisons miraculeuses !

Point d’harmonies vocales féériques ou de fines enjolivures de mandoline chez Brother Claude, mais un ton vindicatif et halluciné qui cogne sa guitare comme un chanteur de rockabilly. Se produisant dans des “tents shows”, il s’agite, bouge d’un bout de la scène à l’autre et se fait éponger le front par des assistants : une mise en scène où la ferveur se conjugue à la transe… Il décède le 7 mai 1978 alors qu’il jouait de l’orgue dans son église de Newport, au Kentucky. Un magnétophone que quelqu’un avait apporté pour fixer des morceaux de son répertoire enregistra sa mort…

Impossible de traiter de la chute et de la rédemption sans évoquer le prince de la déglingue, le maitre de l’autodestruction qui en connaissait un rayon sur les affinités avec la souffrance et le mal existentiel. George Jones en 1957, alors qu’il expérimente clandestinement des petits bijoux de rockabilly primitif, se fend d’un titre dont on ignore s’il correspond à un appel au secours sincère ou à un produit formaté pour le public bigot qui achète ses disques. Il n’en reste pas moins confondant d’exhibition des tourments intimes, réels ou joués.

Moins connu que George Jones mais lui aussi issu de l’écurie texane Starday, doté d’un vocal expressif aussi puissant que son inaptitude à trouver le succès dans un espace stylistique déjà saturé, c’est Sonny Burns qui a mon avis est l’interprète le plus convainquant de l’antithèse de la chanson de Jones : nous avons avec Disciple du diable le compte-rendu en direct de celui qui ne peut plus être racheté, où la souffrance se conjugue avec la conscience nette et désabusée de celui qui est définitivement voué au mal.

Ce thème et son traitement sont inconcevables dans les registres gospel hillbilly ou bluegrass. Il trouve tout naturellement sa place dans le honky tonk des années 50-60, qui ne dépeint pas l’Homme tel qu’il devrait être, mais qui n’a pas peur de descendre dans les abîmes de la réalité sordide. Sonny Burns foira sa carrière aux débuts prometteurs : ne disait-il pas qu’il faisait de la musique “pour la boisson et les filles” ? Une profession de foi… diabolique .

En écho à un de nos articles passés sur l’image de la femme dans la Country music, il est obligatoire de piocher dans un registre tristement banal et peu surprenant dans une société travaillée par la religion et le machisme : la figure récurrente de la femme diabolique. Tentatrice, pécheresse, elle envoute l’homme faible par ses sortilèges, détruit les ménages, incarne à la perfection le bouc émissaire qui doit endosser tout le poids de la faute. L’homme fragilisé, n’est pas de taille à lutter, et bien entendu jamais responsable.
Les trois chansons choisies sont porteuses d’une ambivalence un peu perverse : le mal est le mal, mais il est “vachement” attirant :
1- Le tube de Marty Robbins est issu d’une série de sessions marquée par une esthétique western hollywoodienne empreinte de sons Tex-Mex où une certaine forme sous-jacente de catholicisme offre une coloration latine à la diablerie.

2- La chanson de Johnny Horton en 1960 s’inscrit dans un style honky tonk très marqué qui tranche avec les rockabillies épurés qui feront son succès.

3- Enfin, plus tardives, les versions de Gram Parsons et Emmylou Harris illustrent qu’on continue de tisser le motif dans le contexte géographique et culturel des années 60-70 californiennes où le cliché continue de faire sens. Ce qui pourrait surprendre au cœur du foyer de la contre-culture. Foyer où il est utile de rappeler qu’a pu s’épanouir le tueur en série Charles Manson, gourou d’une secte sataniste, ayant même réussi à infiltrer la photo de couverture de l’album des Eagles Hotel California. Le diable est bien dans les détails !
“Et cela n’est pas étonnant, puisque Satan lui-même se déguise en ange de lumière” (Corinthiens 11:14).

NB : Le Cri du Coyote n°132 (2013) proposait un article sur “Quelques enfers de la country music des 60’s” par Eric Allart.

Si nous venons de voir la persistance tardive des stéréotypes religieux sexistes, y compris dans la contre-culture des années 60, force est de constater que c’est peut être chez les plus conservateurs en apparence qu’émerge une vision distanciée, ironique et sécularisée du diable.

Ernest Tubb déroule le cynisme hypocrite des faux dévots avec un réalisme cru et sans appel. La même année où Gram Parsons voit le diable derrière celle qui lui a fait du mal ! Il n’est peut-être pas anodin de constater qu’Ernest Tubb, texan comme Bob Wills, est issu d’un Etat où le boom industriel précoce et l’influence moindre des fondamentalistes a, sinon sécularisé les mentalités, au moins ouvert à des évocations moins naïves de Satan. Si le mal est en l’Homme, il n’en est pas pour autant condamné à l’impuissance victimaire.

Une rupture avec le motif surgit en 1979 avec un succès mondial qui excède le public Country. Il provient du groupe Country-Rock de Charlie Daniels qui mêle habilement sons urbains et fiddle tunes archaïques. Le diable non seulement ne fait plus peur, mais le petit Johnny l’insulte, l’affronte et sort vainqueur d’une compétition faustienne. Accessoirement, le public voit confirmer que Funk et Jazz rock sont des musiques du diable alors que les braves gens font toujours la “bonne musique”.

Le choix de Straight To Hell/ Satan is Real (Gerard Kinney/ Hank Williams III, 2006) de Hank III s’imposait comme une évidente conclusion provisoire pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il reprend en introduction l’extrait chanté en harmonies de Satan Is Real des Louvin Brothers, suivi d’un rire diabolique, et d’un changement de ton. Ensuite parce que Hank III, le cul entre la tradition d’une Country Music rustique et typée qu’il pratique avec le même talent que le punk hardcore de son groupe parallèle Assjack, use et abuse sur ses pochettes de toute l’iconographie satanique : pentacles, tatouages, diable cornu et fourchu jouant de la guitare…

Ces provocations collent à cet artiste singulier ouvertement en guerre contre la Country mainstream. Codes transgressifs, subversifs, à mettre en relation avec les paroles de la chanson. Elles marquent un retournement complet de la perspective : c’est le regard intolérant et bigot qui “diabolise” celui qui veut vivre son histoire d’amour en liberté. C’est le jugement moral de sa mère qui apparait mauvais et cruel. Les puritains agissent en pourritures ? Eh bien embrassons le chemin du diable, acceptons la déchéance d’une société corsetée et carcérale. Après tout, Lucifer n’est il pas étymologiquement “le porteur de lumière” ? © Eric Allart (Octobre 2024)

Quatre exemples de disques parmi des centaines

1- Taylor Swift essayant de détruire l’Amérique avec son soutien (à Kamala Harris). Elle a vendu son âme au diable comme tous les autres. 2- Danseuse de cabaret : Patti Wayne, la maîtresse du diable. 3- Comment résister à Satan. 4- Affiche des “Pom-pom girls du diable”
1- Dessin de Giuliano Brocani. 2- “Je ne dis pas que j’ai battu le diable, mais j’ai bu sa bière pour rien” (Kris Kristofferson). 3- Bottes de Lisa Sorel. 4- Poster de Billy Perkins.
1- St Thomas : exorcisme satanique, mercredi 7 août. Tout le poulet frit que vous pouvez manger pour 50 cents. Service de 15 à 20 heures. 2- Nous sommes envahis par les démons (Mahulda Erza & Pastor Deke Gozinia). 3- La prière change tout. 4- Eglise de Dieu : surfeurs, skateurs, musiciens, artistes, végétariens, occupants, activistes, drogués, fornicateurs iront tous en enfer ! Repens-toi maintenant !

Quelques chansons pour continuer à “suivre Satan” :
To Beat the Devil – Kris Kristofferson
Tying Knots in the Devil’s Tail – Colter Wall
Devil Always Made Me Think Twice – Chris Stapleton
Satan, Your Kingdom Must Come Down – Uncle Tupelo
The Devil Made Me Do it the First Time- Billy Joe Shaver
If I Was the Devil -Justin Townes Earle
The Devil I Know – Ashley McBryde
The Devil Don’t Sleep – Brantley Gilbert
Devil in My Bed – Vincent Neil Emerson
The Devil’s Right Hand- Steve Earle
Devil in a Sleepin’ Bag – Willie Nelson
Conversations With the Devil – Ray Wylie Hubbard
The Devil to Pay – Johnny Cash
The Devil is My Running Mate – Jason Isbell
Devil Off My Back – Flatland Cavalry
I’m Not the Devil – Cody Jinks
The Devil Wears a Suit and Tie – Colter Wall
Take the Devil Out of Me – Lee Ann Womack
The Silver Tongued Devil and I – Kris Kristofferson
Where the Devil Don’t Stay – Drive-By Truckers
The Devil Had a Hold of Me – Gillian Welch
If the Devil Danced (In Empty Pockets) – Joe Diffie
Never Let the Devils Get the Upper Hand of You – Marty Stuart and His Fabulous Superlatives
Tell the Devil I’m Gettin’ There as Fast as I Can – Ray Wylie Hubbard
Pray the Devil Back to Hell – Lucinda Williams
Pickin’ to Beat the Devil – Pure Prairie League
The Devil is in Her Eyes – The Jayhawks
Between the Devil and Me – Alan Jackson
Wallace – Drive-By Truckers
Black Rose – Waylon Jennings
Devil Behind the Wheel – Chris Knight
Devil Callin’ Me Back – Tim McGraw, Faith Hill

Une réflexion sur « Satan est réel »

  1. Encore un bel article thématique d’Eric. Intéressant de constater par les chansons récentes citées par Eric comme le diable est toujours présent dans les chansons US alors qu’il a disparu chez nous. Jusque dans les années 50-60, il apparaissait dans des chansons de Trénet (la java du diable), Brel (Le Diable) ou Ferré (Thank You Satan). Aujourd’hui il a disparu du paysage de la chanson française.

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