COUNTRY & AMERICANA

Un panorama en 100 disques essentiels par Arnaud Choutet

La bibliographie française accessible au grand public sur nos musiques se résume à une poignée de jalons déjà forts anciens. Rockabilly Fever (1983) et L’Encyclopédie de la Country et du Rockabilly de Michel Rose (1986), puis le Que Sais-je ? La country music de Gérard Herzhaft en 1984, sans omettre le monumental Guide de la Country Music et du Folk de Gérard Herzhaft et Jacques Brémond (1999) qui représente jusqu’à ce jour la somme plus aboutie en matière de typologie, arborescence et biographies. Si des passionnés comme François Ducray ont approché le genre sous une forme monographique Bob Dylan, le country-rock et autres amériques (2011) ou le beau Country, les Incontournables (1995) coordonné par Serge Loupien, une mise à jour récente manquait. C’est désormais chose faite.
Tous ceux qui tentent une approche intellectuelle et érudite du phénomène se heurtent aux tristes spécificités des relais médiatiques et académiques français, à savoir une ignorance crasse encombrée de stéréotypes et clichés dépréciatifs. La tâche de vulgarisation nécessite donc foi, persévérance et aptitudes didactiques à franchir ces obstacles.

Arnaud Choutet ne manque d’aucune de ces vertus. Il avait déjà commis, entre autres ouvrages musicaux, le précieux Country Rock chez le même éditeur (2014), centré sur ses artistes et groupes de prédilection, au croisement des foisonnements créatifs californiens et sudistes des années 1960-70. Avec Country & Americana il élargit le spectre et tente une approche totale.
L’exercice a des contraintes qui feront toujours la joie des grincheux : en effet, l’inventaire exhaustif et diachronique des interprètes comme graal restera une illusion, et un non-sens éditorial auquel se sont déjà heurtés ses illustres prédécesseurs. Si les fondamentaux sont là, le prisme assumé et argumenté de la somme exprime aussi une subjectivité. 100 noms. 100 albums.

La première qualité est celle de la grande diversité des sous-genres. Elle illustre en elle-même l’inanité de bien des idées préconçues sur une musique qui serait sans nuances ni diversités esthétiques. Pour chaque album, une série de liens et de conseils d’écoute offre des fils d’Ariane aux grands débutants prêts à s’immerger dans l’incroyable écosystème touffu. On conseillera aux gens de France-Culture d’y jeter une oreille, avec profit.
Autre pépite, à mon avis, qui justifie à elle seule l’achat de l’objet, c’est le tableau très complet de l’état des lieux. Arnaud Choutet ne s’est pas contenté d’absorber ce qui a été enregistré et publié. Il est allé à la source des pratiques, des milieux qui font vivre le format, tant aux Etats-Unis qu’en France et au Canada. Il interroge les représentations, les dynamiques, les chapelles, avec une langue où la précision anthropologique reste claire et accessible.
Œuvre d’un passionné, honnête dans son approche, qui n’hésite pas à aussi exprimer la puissance sentimentale et existentielle que porte la Country Music, il met sa subjectivité au service d’un outil aussi plaisant qu’indispensable.
Gageons qu’il recevra un accueil à la hauteur de ses nombreux mérites. (Editions Le mot et le reste, 280 pages, 2025) © Eric Allart

Complément : archive du Cri du Coyote (2014) :

Bluegrass In La Roche 2024

par Dominique Fosse

Trois heures et demie pour avancer de 5 kilomètres du côté de Dijon en raison d’arbres tombés sur l’autoroute, un détour à cause du GPS qui veut absolument me faire passer par Genève, bref douze heures de trajet pour parvenir enfin à La Roche-sur-Foron, la première soirée du festival est déjà commencée… Avec la fatigue, on se dit qu’on serait mieux ce soir à l’hôtel à regarder Simone Biles et Rebeca Andrade se disputer la médaille d’or de la gymnastique artistique des J.O. Et puis, on se rend quand même sur le site de Bluegrass in La Roche et là, en 30 secondes, toute sensation de fatigue s’évanouit. On retrouve des têtes connues, l’ambiance festive, les bénévoles aux petits soins, les bières de toutes les couleurs.

Cisco & the Racecars

J’ai raté les groupes de stagiaires, les Polonais de Stacja Folk et le début de la prestation de Cisco & the Racecars. Pas si grave concernant ces derniers car la plupart des formations américaines étaient programmées une seconde fois sur la petite scène du midi. Cisco & the Racecars est un groupe original à plus d’un titre. Il est issu d’une association (Jam Pak) fondée dans l’Arizona par Anni Beach pour aider les jeunes en difficulté à s’intégrer à travers une communauté musicale. A 80 ans, elle est là, aux côtés de Christopher Howard Williams, Président du festival, pour présenter le groupe, immanquable avec ses deux longues couettes blanches et ses immenses lunettes. Cisco (Francisco Briseno) est un banjoïste d’origine mexicaine. La mère de la contrebassiste Joelle Tambe-Ebot est Camerounaise. Le guitariste Mark Hicker a 80 ans alors que les autres musiciens ont autour de la trentaine. Le principal chanteur est le mandoliniste Chester Carmer. Il a une bonne voix de ténor bluegrass, puissante. Il chante des standards comme le boogie What’s the Matter With the Mill (une chanson que j’adore), I’ve Been All Around This World, Eight More Miles To Louisville, du Don Reno (Long Gone), du Del McCoury (I Feel the Blues Moving In) et une composition arrangée en newgrass. Cisco passe à la guitare, Mark au banjo clawhammer et Chester au fiddle quand Giselle Lee (fdl) interprète I’ve Endured. Malgré la présence de nombreux standards dans le répertoire, Cisco & the Racecars offre pas mal d’originalités. Fait rare, les Racecars comptent une violoncelliste (Katie Carmer) qui s’intègre bien à l’ensemble. Le violoncelle remplace subtilement la voix de basse dans une version a cappella du gospel Working On A Building, très bien chantée par Chester. Il donne aussi un petit côté Crooked Still à I Ain’t That Lonely Yet (Dwight Yoakam) et de la gravité à une murder ballad comme Katy Dear (Louvin Brothers). Les Racecars ont aussi adapté Milk Cow Blues d’Eddie Cochran. Ce sont de bons musiciens, notamment dans une version convaincante de El Cumbanchero. Fiddle, banjo et violoncelle brillent aussi dans un autre instrumental, New Camptown Races (Frank Wakefield). Cisco est un banjoïste subtil, accentuant des notes choisies dans ses solos. Il joue en style Scruggs sur les instrumentaux, en single string sur un blues, en style boogie dans I Feel The Blues Moving In et plusieurs autres chansons. Alain Kempf m’en voudra si je n’ajoute pas que, sur les refrains, la voix de Joelle Tambe (qui a chanté House of the Rising Sun) se marie à celle de Chester de manière idéale (particulièrement dans Milk Cow Blues). Le fait qu’elle soit ravissante et qu’elle joue de la contrebasse n’a bien entendu rien à voir avec les compliments d’Alain.

Broken Compass Bluegrass

Broken Compass Bluegrass est un groupe comme les aime le festival de La Roche-sur-Foron, une formation qui part dans de longues improvisations à la manière de Hickory Project, Frank Solivan & Dirty Kitchen ou Rapidgrass. Ils ont joué deux soirs sur la grande scène et lors de leur second passage, leurs trois premiers titres se sont étalés sur plus de 25 minutes. La moyenne d’âge des quatre musiciens est de 20 ans et ils sont très talentueux (l’album solo de Kyle Ledson Left It All Behind était Cri du Cœur dans Le Cri du Coyote 168 alors qu’il n’avait que 18 ans). Kyle Ledson a joué le premier set à la mandoline et Django Ruckrich à la guitare et ils ont inversé pour le second concert sans que la qualité s’en ressente ! Tous deux (Django surtout) ont des chevelures et des attitudes de guitar hero, des rythmiques newgrass tendance funk rock qui font penser qu’ils ont davantage écouté les Red Hot Chili Peppers que Tony Rice. Les impros sont parfois un peu longues. Autant Kyle Ledson se montre inspiré par les mélodies, autant Django a tendance à fonctionner sur des plans spectaculaires et souvent virtuoses mais moins musicaux. La violoniste Mei Lin Heirendt participe aussi aux joutes instrumentales de ses deux partenaires, souvent en duo avec l’un des deux, notamment dans sa charmante composition instrumentale Circustown. Elle utilise fréquemment une pédale de phasing (les trois musiciens jouent avec un rack d’effets). Kyle est le chanteur principal du groupe. Il est aussi le plus énergique et c’est ce qui convient au style newgrass/ jamgrass de Broken Compass Bluegrass. En plus de plusieurs compositions (dont les excellents Alien Song en ouverture du premier set et Appear tiré de son album solo), il interprète très bien All Aboard repris à Del McCoury, une chanson en hommage à Jerry Garcia et Travellin’ Teardrop Blues de Shawn Camp (également enregistré par McCoury) avec une impro à la mandoline fine et précise et un bon duo instrumental avec Mei Lin. Cette dernière a moins de présence vocale. Elle a un joli timbre et ne manque pas d’énergie dans Maggie’s Farm (Dylan) et sa composition Fairies & Lightning mais sa voix est trop fluette par rapport à la puissance du groupe dans Ghost on That Train. Elle interprète joliment Crooked Tree de Molly Tuttle. La voix de Django est moins agréable. Il chante plusieurs titres en duo avec Mei Lin dont Midnight Rider. Le discret mais très efficace contrebassiste Sam Jacobs chante So Many Miles, une composition de Billy Falling, le banjoïste de Billy Strings, prétexte à de nombreuses improvisations. Les deux sets de Broken Compass Bluegrass ont été très intenses. Après leur premier concert, le public était survolté et on craignait un peu (beaucoup en fait) pour le groupe qui suivait, chargé de clôturer la soirée du jeudi

Buster Sledge

Les rangs se sont en effet clairsemés dès les premiers titres du groupe norvégien Buster Sledge, du bluegrass tendance folk, trop tranquille après la tornade Broken Compass. Mais ceux qui sont partis ont eu tort. Après quatre titres calmes juste entrecoupés d’un swing, il y a eu une chanson plus énergique qui a capté l’attention du public et lui a permis de découvrir ensuite le bluegrass intimiste de Buster Sledge, les compositions délicates de son fiddler et chanteur californien Michel Barrett Donovan. Sa voix, le trio vocal avec le banjoïste Mikael Jonassen et le guitariste Jakob Folke Ossum sont très doux, peut-être trop pour la grande scène du festival à cette heure tardive. Ils ont montré davantage de puissance avec le gospel en quartet a cappella The Rain. Au fur et à mesure du concert les musiciens ont multiplié les improvisations dans un style très différent de Broken Compass, plus jazz, au moins dans l’esprit. Mikael Jonassen en particulier est un banjoïste très inventif. Le concert de Buster Sledge a été d’autant plus agréable qu’ils présentent leurs morceaux avec un humour plein d’autodérision. Ils ont joué un second set sur la petite scène le dimanche que j’ai malheureusement manqué. Alain Kempf m’en voudra si je n’ajoute pas qu’il avait prêté son instrument au très bon contrebassiste Vidar Starheimsaeter.

The Boatswain Brothers and Pitch Hill Boys

Le vendredi, je n’ai pas trouvé beaucoup d’intérêt au bluegrass classique des jeunes Anglais The Boatswain Brothers and Pitch Hill Boys. Ils jouent le jeu des groupes traditionnels avec leurs chapeaux, leurs chemises et leurs cravates. Je regrette qu’ils n’interprètent presque que des standards (Down the Road, Matterhorn, Dark as a Dungeon, How Mountain Girls Can Love). Le seul titre récent est Lefty’s Old Guitar (JD Crowe) malheureusement chanté dans une tessiture trop basse par le banjoïste Oscar Boatswain. Il s’en est mieux sorti pour Matterhorn et Julie Ann (Quicksilver) mais dans l’ensemble les chants sont très moyens. Bons musiciens mais prestation qui manquait de personnalité.

Bluegrass Cwrkot

Bluegrass Cwrkot joue le même genre de bluegrass que les Boatswain Brothers. Eux aussi arborent chapeaux de cow-boys et cravates. Mêmes qualités instrumentales et mêmes carences pour les chants mais leur répertoire plus recherché et l’absence de temps morts entre les morceaux rendent leur prestation plus convaincante. Ils mettent le public dans leur poche en lui demandant de prononcer le nom du groupe (quelque chose proche de blougrass tzvroukot). A part une version speedée de Shady Grove, ils n’interprètent que des titres peu connus comme Hard Times Poor Boy, Where The Smoke Goes Up, Born To Be With You (JD Crowe) ou des compositions parmi lesquelles un bon instrumental du banjoïste Petr Brandejs et Thank You Scruggs & Flatt qu’ils enchainent avec The Martha White Theme. Petr Brandejs joue un bon style Scruggs. Marek Macak est un mandoliniste énergique et précis qui joue parfois dans le style de Bill Monroe. Le jeune fiddler Jirka Loun a eu des débuts laborieux mais il a rapidement montré de belles qualités. Le guitariste Slavek Podharsky ne fait pas oublier Jan Hombre, chanteur historique de Bluegrass Cwrkot qu’il a remplacé il y a quelques années. Marek Macak s’est taillé un beau succès en s’essayant au yodle.

Lluis Gomez Bluegrass Quartet

Lluis Gomez Bluegrass Quartet a beau être une nouvelle formation, c’est un peu le club des habitués du festival de La Roche-sur-Foron. Ce doit être la quatrième ou la cinquième fois que le banjoïste espagnol Lluis Gomez et son inséparable contrebassiste Maribel Rivero se produisent à La Roche, accompagnés cette fois de Raphaël Maillet, fiddler français qu’on voit sur scène presque tous les ans. Quand il ne fait pas partie d’un groupe programmé, il remplace au pied levé un musicien absent ou il est invité par un autre artiste pour jouer un ou deux titres. Quant au quatrième membre du groupe, Ondra Kozak, c’est tout simplement le recordman des participations au festival (il a gagné quatre fois feu le concours de groupes avec quatre formations différentes). C’est la treizième fois en dix-neuf éditions qu’il est présent, cette fois à la guitare.
Le quartet entame le set par T’ho Vaig Dir!, originale composition instrumentale de Lluis tiré de Dotze Temps, récent album du quartet. Ondra chante deux autres titres de ce disque, le classique Walk On Boy et une version en tchèque de Polka on the Banjo (Zradny Banjo). D’abord on ne voit pas bien l’intérêt de chanter l’adaptation tchèque d’une chanson américaine ailleurs qu’en Tchéquie et puis ça devient sympa quand Raphaël et Maribel chantent eux aussi en tchèque le refrain avec Ondra et encore plus quand Ondra chante le troisième couplet en espagnol ! Cory Walker rejoint le quartet pour une version de Dora (instrumental composé par Lluis au décès de sa mère) à deux banjos et deux fiddles (Raphaël et Ondra). C’est ensuite le tour de Chris Luquette de venir ajouter sa mandoline pour l’instrumental le plus bluegrass du set, Fugint de Barcelona, autre composition de LLuis. Le groupe reprend Grant por Bulerias et La Flor, deux excellents instrumentaux de Flamengrass, l’album de fusion flamenco-bluegrass que Lluis était venu présenter sur cette même scène il y a deux ans. Le violon de Raphaël a parfois des sonorités andalouses sur plusieurs chansons en espagnol très bien interprétées par Maribel (Anda, Jaleo notamment). Tous les morceaux sont très bien arrangés (et très bien joués, mais ça va sans dire avec de tels musiciens) avec de nombreux passages en duo (certains avec la contrebasse). Lluis Gomez a de l’humour. On croit entendre Roberto Benigni quand il parle en français. Ils terminent de manière inattendue par Diamonds, une chanson de Rihanna interprétée par Maribel avec la toute jeune Carla Saña. Lluis Gomez Quartet, la plus belle réussite de l’Europe du bluegrass.

Rick Faris

Rick Faris apparaissait cette année comme la tête d’affiche du festival pour avoir été pendant onze ans l’un des deux chanteurs de Special Consensus. C’est la période pendant laquelle le groupe de Greg Cahill a connu sa plus grande popularité avec plusieurs trophées IBMA à son actif dont l’album de l’année 2018 (Rivers and Roads) et la chanson de l’année 2020 (Chicago Barn Dance). Ses deux premiers albums solo parus depuis ne m’avaient cependant qu’à moitié convaincu, les morceaux de bluegrass contemporain qui semblent avoir sa préférence me paraissant moins réussis que les titres arrangés en bluegrass classique.
Sur la scène de Bluegrass in La Roche, comme chanteur, Rick Faris a excellé dans tous les styles, du bluegrass contemporain (Deep River) aux tempos qui dépotent (The Moonshine Song) en passant par le countrygrass (What I’ve Learned), le blues (If The Kansas River Can) et des titres où sa voix s’envole (Topeka Twister). Il rend hommage à Tony Rice qui lui a inspiré de chanter le bluegrass avec Free Born Man. Il doit aussi beaucoup aimer Del McCoury dont il interprète deux titres (The Mountain Song et Evil Hearted Woman). Si Rick Faris est si performant, c’est aussi qu’il est très bien accompagné. Son frère Jim Bob est le contrebassiste dont rêvent tous les musiciens bluegrass, un jeu simple mais un son bondissant qui fait avancer le groupe tout le temps et c’est (évidemment s’agissant de deux frères ?) un partenaire vocal idéal. Il y a également une grande complicité avec Chris Luquette, venu plusieurs fois à La Roche-sur-Foron comme guitariste de Frank Solivan mais présent cette fois à la mandoline où il se révèle tout aussi excellent, avec une belle énergie, des solos dans le style de Bill Monroe et d’autres plus modernes. La complicité des frères Faris et de Chris Luquette est telle que le quatrième membre du groupe, le banjoïste Eli (prononcez Ilaï) Gilbert qu’on a vu brillant l’an dernier avec Missy Raines parait presque effacé. C’est pourtant un bon soliste comme il le montre dans le seul instrumental du set, identifié par Jean-Paul Delon comme Shuckin’ the Corn (Philippe Ochin, qui avait suggéré Randy Lynn Rag, en est quitte pour une tournée). Jim Bob utilise son registre de baryton pour chanter du Johnny Cash (Folsom Prison Blues). Chris Luquette interprète le classique de Bill Monroe Why Did You Wander sur les chapeaux de roue, un morceau qui rappelle de bons souvenirs à Philippe Ochin qui l’a chanté avec Sam Bush au festival de Toulouse en 1982 et que Jean-Paul Delon a chronométré à 170 bpm (les spécialistes apprécieront). Rick Faris surprend tout le monde (sauf ceux qui ont son dernier disque) en terminant son set par une adaptation de The Power of Love de Huey Lewis. Le quartet y fait étalage de toute sa puissance tant vocale qu’instrumentale. Blue Night de Hot Rize en rappel, c’est la cerise sur le gâteau.

New Blue Quitach

Blue Quitach avait joué au festival en 2013. Depuis, le groupe nîmois est devenu New Blue Quitach avec l’arrivée du mandoliniste Bernard Minari, un des rares spécialistes français de la musique new acoustic (Anouman, Mando Duo). On retrouve à ses côtés le fondateur du groupe Erick Millet au banjo et Benoît Robbe à la guitare et au chant. Pour ce concert, Jean Mo Lassouque, convalescent, a laissé sa place à Jean-Paul Jamot à la basse. Comme l’ancienne version du groupe, New Blue Quitach présente un répertoire varié avec deux bons instrumentaux écrits par Erick, un instrumental de mandoline new acoustic mené de main de maître par Bernard, du bluegrass classique (Mary Ann de Jimmy Martin, Kentucky Girl de Charlie Moore, Lonesome Wind de Ronnie Bowman, l’instrumental Daybreak in Dixie), des adaptations du répertoire rock (Walk of Life de Dire Straits, Bad Moon Rising de Creedence Clearwater Revival) et country (Jenny Dreamed of Trains de Vince Gill). J’ai bien aimé la voix de Benoît dans Blowin’ in the Wind (d’un célèbre prix Nobel) mais ce que j’ai préféré ce sont les deux chansons en français. La présence de chansons françaises dans leur répertoire n’est pas nouvelle mais La Fleur aux Dents (Joe Dassin) convient magnifiquement à Benoît et New Blue Quitach nous a proposé un très joli arrangement de La Légende Oochigeas, une émouvante chanson de Roch Voisine. Ils ont terminé leur prestation par Mama Tried de Merle Haggard chanté par une invitée, Nathalie, avec le concours de leurs amis Thierry Loyer, Daniel Portales et Thierry Lecocq.

Les concerts du samedi midi ont débuté avec les profs du stage soit Patrick Peillon et Jimmy Josse (gtr), Thierry Lecocq et Raphaël Maillet (fdl), Dorian Ricaux (mdo), Alain Kempf (cbss), Thierry Loyer (dob) et Gilles Rézard (bjo). Ils se succèdent au chant : Long Gone par Patrick, un countrygrass par Jimmy, Tennessee Waltz par Raphaël et une courte et dynamique version de Cotton Eyed Joe par Thierry avec le duo de fiddles. Ils jouent aussi plusieurs instrumentaux dont Morning Drive composé par Gilles Rézard et Slipstream de son collègue Béla Fleck (c’est classe d’être collègue avec Béla Fleck). Ils montrent qu’ils sont à la pointe de l’actualité en reprenant A Muse tiré du récent album du dobroïste Andy Hall où, en plus de Thierry, Alain s’illustre en prenant deux solos à la contrebasse.

Tricyclette (Ph. Dominique Fosse)

Après Broken Compass et Rick Faris Band, mon troisième coup de cœur de cette édition 2024 de Bluegrass in La Roche aura été pour Tricyclette. C’est un trio (comme peut le faire penser le nom du groupe) qui ne pédale pas dans la choucroute. Il est composé d’Isabelle Groll (gtr), Christophe Constantin (mdo) dit « Tof » et Jean-Paul Delon qui a délaissé sa guitare pour une mini-basse à cordes en silicone dont il se sert de façon magistrale. Tous trois ont une longue expérience d’artistes bluegrass mais ils s’en démarquent avec Tricyclette dont le répertoire est exclusivement composé de chansons françaises. En fait, le concept est le même que celui de Chapeau de Paille, autre trio dans lequel Tof et Isabelle étaient accompagnés par le contrebassiste Hubert Dubois et qui avait joué sur cette même scène en 2016. Tof et Isabelle se relaient au chant, parfois dans la même chanson (Maman Papa que Brassens chantait avec Patachou). Ils sont tous les deux excellents. Il y a de jolies harmonies vocales en duo et en trio, en particulier quand Jean-Paul amène des notes bleues jazzy dans les refrains (Ménilmontant, A Bicyclette). Sa basse fait groover Sidonie a Plus d’un Amant (Brigitte Bardot) au milieu duquel Tof place un instrumental bluegrass. Le répertoire est constitué de chansons plutôt connues mais j’ai quand même découvert grâce à Tricyclette Julie de Marcel Amont et Le Vélo Bleu d’Eric Toulis, une valse swing qui mêle humour et nostalgie, bien représentative du trio. Je gage que tout le monde ne connaissait pas non plus Le Gérontophile de Bernard Joyet, très bien interprété par Tof. Raphaël Maillet rejoint le trio pour enflammer Ménilmontant avec une belle impro de violon. Bourvil, Gainsbourg, Eddy Mitchell sont également au menu de ces 45 minutes de chanson française qui sont passées beaucoup trop vite.

Blue Weed

Le premier groupe de la soirée nous est venu d’Italie. Marco Ferretti joue habituellement de la guitare avec Silvio, son banjoïste de père, dans Red Wine, le plus célèbre groupe bluegrass italien. Icaro Gatti joue du banjo avec Massimo, son papa mandoliniste dans Bluegrass Stuff, autre formation bluegrass transalpine bien connue. Que font les fils Ferretti et Gatti quand ils se rencontrent ? Ils forment un nouveau groupe bluegrass bien évidemment, qu’ils baptisent Blue Weed, une jolie trouvaille pour nommer une formation de jeunes musiciens, un peu trompeuse cependant car on s’attendrait à un jam band ou du newgrass. Or, Blue Weed joue du bluegrass contemporain avec un solide ancrage dans la tradition comme en témoignent des reprises des Stanley Brothers (Think of What You’ve Done) et de Larry Sparks (Timberline). Ils rendent hommage à Tony Rice avec Never Meant To Be, une des rares chansons qu’il ait écrites et parue tardivement (2008) sur la compilation Night Flyer. Apparemment, ils apprécient aussi beaucoup Tim O’Brien puisqu’ils reprennent sa composition Turn The Page Again et son arrangement de Señor (Bob Dylan). Le chanteur, Francesco Mona, joue de la guitare mais aussi du dobro. Il a une jolie voix douce dans une tessiture typique du bluegrass (Blue Weed interprète la plupart des chansons en si ou si bémol). Dans cette formation, Marco Ferretti joue du banjo et Icaro Gatti de la basse électrique (à ses débuts, il avait intégré Bluegrass Stuff à la contrebasse). Le quatrième membre du groupe est le guitariste Matteo Camera qui se paye un joli succès personnel sur scène avec ses solos aériens, mais tous les musiciens de Blue Weed jouent très bien. Chris Luquette amène un surcroit d’énergie à leur prestation en les rejoignant avec sa mandoline le temps d’un instrumental.

Taff Rapids

Le trio Taff Rapids vient du Pays de Galles mais le banjoïste Darren Edens est Canadien et le violoniste David Grubb est Ecossais. Ils déploient une belle énergie, la plupart des tempos sont rapides. Leur prestation a cependant été inégale. Ils ont tendance à confondre vitesse et précipitation dans leurs instrumentaux au point de gâcher Jerusalem Ridge, peut-être parce qu’ils ont joué sans bassiste (apparemment ils en ont un d’habitude). Je n’ai pas beaucoup aimé la voix de Darren Edens, nasillarde au point d’en être caricaturale. En revanche, le guitariste Sion Russell Jones a une voix claire, une tessiture de tenor et du punch. Il a notamment chanté deux titres en gallois (Dacw’ Nghariad et un autre morceau au titre encore moins identifiable) et des compositions parmi lesquelles Hondo Monco, mélange de bluegrass et d’une chanson comme Day-O (Harry Belafonte) avec des chœurs façon hymne tribal, qui a été la chanson la plus originale du set.

Happy Heartaches

Les Suédois de Happy Heartaches savent mettre l’ambiance. Pour commencer, ils nous ont proposé de jouer à un jeu où tout le monde peut gagner. Ils jettent un de leurs CDs dans la foule (c’est là qu’on constate qu’un CD vole très bien : plus de 20 mètres en rase-têtes pour atterrir pas loin de la sono de façade). Celui qui l’a attrapé l’a gagné. Et tous les autres peuvent également le gagner en allant le leur acheter à la fin du concert ! Ils ne s’appellent pas Happy Heartaches pour rien. Beaucoup d’enthousiasme, de bonne humeur. A ce moment du festival, c’est de loin la formation qui communique le mieux avec le public. Happy Heartaches est un groupe mixte, deux (jeunes) hommes et deux (jeunes) femmes et ils ont la chance de compter trois bons chanteurs lead, Alicia Jardine (mdo, bjo), Brita Björs (cbss) et Max Tellving (gtr) aux voix différentes (douce pour Alicia, légèrement éraillée pour Max, pleine d’entrain pour Brita). Le fiddler Albin Elkman participe aussi aux harmonies vocales. Ils interprètent un gospel en quartet a cappella que je n’ai pas trouvé réussi mais réussir l’amalgame des voix masculines et féminines dans ce type d’exercice est difficile. C’était le seul moment faible de leur set. Ça sonne assez old time quand Alicia est au banjo parce qu’elle joue en style clawhammer (sur le classique Cindy et Razors, un traditionnel bien chanté en duo par Brita et Max). Ça se rapproche du bluegrass quand elle est à la mandoline, et encore plus quand Marco Ferretti les rejoint pour deux chansons où il est en terrain connu, Señor qu’il a joué deux heures auparavant avec Blue Weed et à nouveau, un titre de Tim O’Brien, Up Down the Lonesome Road. Les Happy Heartaches sont aussi de bons musiciens, en particulier Albin qui nous a joué une jolie composition mélancolique de style folk intitulée Ransätertraumat (j’ai vérifié, si vous tapez ce titre sans faire de faute dans YouTube, vous tombez directement dessus).

East Nash Grass

East Nash Grass, formation composée de jeunes virtuoses s’étant au départ retrouvés pour des rencontres informelles dans un bar de l’est nashvillien (d’où leur nom), était le groupe vedette du samedi soir. On a été un peu (voire beaucoup) déçus de constater l’absence de Gaven Largent, le dobroïste (ex-Blue Highway), qui est aussi, selon moi, le meilleur chanteur du groupe (cf. Les Chroniques du Cri du Coyote de juillet dernier). On a aussi vite compris que ce n’était pas Jeff Picker qui tenait la contrebasse comme annoncé mais Jeff Partin. Mais, l’un dans l’autre, remplacer le contrebassiste de Ricky Skaggs par celui de Rhonda Vincent, il n’y a pas réellement de quoi se plaindre. Juste dommage que Partin n’ait pas profité de l’absence de Largent pour jouer du dobro car il excelle aussi sur cet instrument. East Nash Grass a joué quelques classiques (Toy Heart enflammé par le violon de Maddie Denton, Nashville Blues, I Ain’t Broke But I’m Badly Bent, Hop High, She’s No Angel de Kitty Wells). Rien d’extraordinaire côté chants. Harry Clark (mdo) a un style très décontracté qui va bien à Papa’s on the Housetop mais qui est parfois lancinant (Starlet Iris). Maddie Denton manque de nuances (Take Me Back to Tulsa, la valse A Few Old Memories de Hazel Dickens). Jeff Partin a un registre de tenor qui mériterait d’être utilisé sur un répertoire plus original que I Ain’t Broke ou Colleen Malone de Hot Rize. Les meilleures interprétations sont celles du guitariste James Kee dans Shotgun Boogie (un vieux tube de Tennessee Ernie Ford en 1950) et How Could I Love Her So Much (Johnny Rodriguez) qui était un des meilleurs titres de leur album Last Chance to Win. Rien d’extraordinaire côté chants donc mais rien de mauvais non plus et les refrains en duo ou en trio sont bien en place. Et on vient surtout écouter East Nash Grass pour la partie instrumentale. Ils affectionnent les tempos boogie qu’ils boostent avec énergie. Beaucoup de variations et d’impros autour de la mélodie. Le banjoïste Cory Walker est beaucoup plus aventureux dans ses interventions qu’il ne l’était l’an dernier quand il accompagnait Tim O’Brien. Harry Clark est un mandoliniste au jeu très précis chez qui l’improvisation semble être une seconde nature. Jeff Partin a également pris plusieurs fois sa chance en solo au cours de la soirée. Le répertoire de East Nash Grass est exclusivement bluegrass (ou vieille musique country) à part un instrumental dans le style new acoustic qui pourrait être de David Grisman mais que je n’ai pas identifié. Les autres instrumentaux étaient des fiddle tunes dans lesquels Maddie Denton s’est montrée brillante, notamment dans sa composition Jenna McGaugh. East Nash Grass a rejoué le lendemain sur la petite scène avec un répertoire en grande partie différent. Cory Walker était en forme (Foggy Mountain Top). Maddie Denton m’a semblé chanter mieux que la veille (My Window Faces The South). Le public, tout près, leur a fait un triomphe.

Mad Meadows

La soirée de samedi se clôturait plus calmement avec Mad Meadows. Ils ont d’ailleurs débuté leur set par une valse, ce qui est rare pour un groupe bluegrass. Cette formation très internationale (USA, Allemagne, France) était au départ un duo constitué de Edward Fernbach (mdo) et Beni Feldmann (gtr) et tous deux demeurent au cœur de la musique de Mad Meadows. Ils chantent intégralement en duo des chansons comme That’s How I Can Count On You (Jimmy Martin) et I Just Think I’ve Gone Away (Stanley Brothers). Ils sont les principaux chanteurs du groupe. Et quand c’est Susanne Sievers (fdl) ou Frank Benn (dob) qui chante, c’est moins bien. Fernbach est aussi l’auteur des instrumentaux (Peacock’s Perch, Hummingbird Waltz). Avec sa mandole, il amène une touche inédite à des chansons connues comme Nellie Kane (Hot Rize) et Rock Salt and Nails, le morceau du concert que j’ai préféré. Notre coyotesque Alain Kempf à la contrebasse a dynamisé (entre autres) Hey Porter de Johnny Cash. Mad Meadows affiche encore un répertoire de choix avec des titres de John Prine (Paradise, Spanish Pipedream) et John Hartford (Steam Powered Aereo Plane).

Cow Comino Train (Ph. Dominique Fosse)

Le dimanche, le festival reprenait à l’heure de l’apéro avec le groupe lyonnais 100% féminin Cow Comino Train. Les quatre jeunes musiciennes ne sont pas les plus virtuoses qu’on ait entendues à La Roche mais elles séduisent le public par l’originalité de leurs arrangements, de leur répertoire et une jolie complémentarité vocale. Myriam alterne mandoline et fiddle, Caroline guitare et banjo (dans un style frailing peu répandu), Noémie utilise souvent l’archet sur sa contrebasse et Coraly joue de l’harmonica. Elles commencent par un classique, Shady Grove, entamé en quartet a cappella. Elles alternent en lead dans plusieurs chansons. Dans Hey Brother (Dan Tyminski), elles chantent même toutes les quatre chacune leur tour. Caroline interprète Over The Line de Molly Tuttle, Myriam Randall Collins de Norman Blake. La chanson la plus intense de leur set, interprétée avec énergie par Coraly, a été leur adaptation intelligente de Time de Pink Floyd avec un arrangement ciselé entre l’harmonica, la contrebasse et le fiddle et une jolie fin dépouillée. En dehors de leurs compositions, les groupes européens jouent presque exclusivement des titres venus des Etats-Unis. Cow Comino Train fait preuve d’originalité en reprenant Stealin’ Peaches de Martino Coppo (du groupe italien Red Wine). Même répertoire recherché pour les chansons avec Brighter Every Day de Trout Steak Revival interprété par Noémie en rappel et plusieurs titres que je ne connaissais pas mais qui ont tous contribué à la réussite de la prestation de Cow Comino Train.

Blue Lass (Ph. Dominique Fosse)

Le groupe qui suivait était également exclusivement féminin. Cow Comino Train nous avait mis en appétit en annonçant être très honorées de jouer avant Blue Lass. Les univers musicaux des deux groupes sont proches mais Blue Lass est à la fois plus old time avec la banjoïste Ruth Eliza qui joue un excellent style clawhammer et plus bluegrass avec le reste de la formation typique de ce style, dont une guitariste, Holly Wheeldon, qui prend sa chance en solo, ce qui n’est pas habituel en old time (mais qui se voit de plus en plus). Les filles de Blue Lass sont anglaises à l’exception de Stéphanie Colin (cbss) qui, par ailleurs, présentait les groupes sur la grande scène en alternance avec Philippe Ochin. Il ne s’agissait pas d’un remplacement de circonstance. Stéphanie accompagne régulièrement Eliza, Holly, Abbey Thomas (mdo) et Jeri Foreman (fdl) y compris en Grande-Bretagne. Au niveau instrumental, les quatre solistes sont remarquables. Elles ont pourtant joué peu d’instrumentaux, Frosty Morn (Doc Watson) enchaîné avec une chanson écrite par Ruth, et surtout une très délicate composition de Abbey, End of the Night Waltz. J’ai particulièrement aimé le fiddle mais toutes les musiciennes sont à féliciter. Vocalement, c’est moins abouti. Ruth a chanté Fall on my Knees d’Abigail Washburn (quand une femme joue du banjo clawhammer, elle est forcément fan d’Abigail Washburn), et une de ses compositions, Between the Coal Mines. Holly a interprété Blue Night de Hot Rize et Abbey Crooked Tree de Molly Tuttle. Les harmonies vocales étaient plutôt réussies et l’accompagnement partout excellent.

Quand un chanteur comme Glen Campbell a neuf enfants (en quatre mariages), il y en a presque forcément un qui est doué pour la musique. Ashley Campbell a non seulement montré des dons mais également beaucoup de personnalité avec le duo Campbell / Jensen qu’elle forme avec le guitariste Thor Jensen. Ashley a une voix à la fois douce et acidulée qui se marie à merveille avec celle de Thor (Perfecty Alright, La Bête) qui est lui aussi un très bon chanteur. Elle joue du banjo dans tous les styles, clawhammer (l’instrumental Edge of the World), frailing (Run With You), picking bluegrass et invente son propre style quand les chansons l’exigent, jouant en picking par touches et brossant les cordes selon son inspiration (Exit Zero). Ashley et Thor ont chanté Gentle on my Mind (la chanson de John Hartford que Glen Campbell a été le premier à rendre populaire – plus que populaire, un tube !). La veille, sur la petite scène, Ashley avait aussi interprété Lovesick Blues (Hank Williams) que chantait souvent son père. Le répertoire du duo est cependant essentiellement constitué de compositions très intéressantes comme le blues jazzy It’s Really Beautiful, le chaloupé Goodbye Cowboy ou If I’m Gonna Live A Long Time inspiré par Leon Redbone. J’ai regretté que les solos de guitare de Thor Jensen ne soient pas toujours dans le style des chansons, mais on a rarement vu un duo tenir la grande scène de Bluegrass in La Roche comme Ashley Campbell et Thor Jensen.

Morgane G

Chanteuse bretonne à la tête d’une formation bluegrass typique, Morgane G a un univers musical beaucoup plus vaste, fruit de ses nombreux voyages à travers la planète. Le répertoire de son set est composé des six plages de son EP Horizons paru en 2023, soit cinq chansons en français et une en espagnol, complétées par des titres en anglais. Gracias A Ti, composée par son guitariste Jack de Almeida, est une jolie chanson au rythme latin. Les deux ballades en français, Aldebaran et surtout Graine du Vent, figurent parmi les meilleurs titres du set. Méridienne de l’Aube et Louve sont plus rythmés, Le Bal a carrément un rythme bluegrass. Les chansons en anglais couvrent le même spectre des rythmes, jusqu’au newgrass pour I’m Gone Away (malheureusement trop brouillon). Morgane G présente curieusement I’m Gonna Make It After All comme un titre d’Alison Krauss alors que cette chanson country créée par Johnny Rodriguez à la fin des années 70 a bien connu plusieurs versions bluegrass (Spectrum, Amanda Cook, Phil Leadbetter) mais il ne me semble pas l’avoir entendue par Alison Krauss. Morgane G chante bien mais c’est surtout la qualité des duos et trios vocaux avec la violoniste Johanne Kernin et Jack de Almeida qui impressionne. La rythmique est très en avant, surtout la guitare (Félix Masson à la contrebasse). Le violon passe bien mais le banjo d’André Derennes est très en retrait (et il n’a pas un son formidable). Ça convient bien aux arrangements des ballades mais on aimerait l’entendre davantage quand il est en solo sur les titres les plus bluegrass. Un concert qui a surtout valu par les chants (et le répertoire), à l’inverse de pas mal de prestations cette année.

Mary Lee Family Band

Le festival bluegrass de La Roche-sur-Foron s’achève fréquemment avec un groupe festif. Cette année, ce rôle était tenu par Mary Lee Family Band, formation irlando-brésilienne basée à Berlin, mais ils n’étaient programmés qu’en antépénultième position. Mary Lee est la chanteuse guitariste, tatouée des pieds à la tête. Le groupe ne s’appelle pas Family Band par hasard puisqu’elle est accompagnée par son mari Mauro à la batterie et au washboard et son fils Patrick à la contrebasse. Le pirate Daren Stieglitz à la mandoline et le banjoïste Lemmy qui remplaçait la violoniste irlandaise Sorcha (problème de poignet) doivent être de lointains cousins. La batterie sur le premier instrumental, l’accompagnement furieux et le chant à l’arrache de Mary Lee sur la chanson qui a suivi ont rapidement fait fuir les tenants du bluegrass traditionnel et les oreilles sensibles. Quand Mary Lee ne chante pas, c’est Mauro qui prend la relève avec une voix réellement inquiétante (entre Tom Waits et Beetlejuice). Le mandoliniste et le banjoïste ont une technique qui tient plus du folk irlandais que du bluegrass, le son du banjo est complètement pourri mais on s’en fout. Dans ce genre de formation, c’est l’énergie qui compte. Et on a effectivement eu droit à une version très énergique de Mama Don’t Low rebaptisée Mama Loves Playing Around Here (parce que Mama Mary Lee aime la musique), Pretty Polly en mode punk (duo vocal de Mary Lee et Mauro), une chanson sur un cheval qui aime la marijuana qui m’a fait penser à Los Carayos (groupe de la fin des années 80 avec François Hadji-Lazaro et Manu Chao) et une adaptation énervée de Bang Bang (Nancy Sinatra) complétement incarnée par Mary Lee. Ça se calme un peu le temps de deux valses (avec quand même un coup d’adrénaline quand Mauro chante de derrière sa batterie dans The Drunk). L’énergie n’empêche pas l’émotion. Mary Lee interprète joliment le swing When I Get Low I Get High (Ella Fitzgerald) avec Mauro au washboard. Claude Rossat (sono) vient élégamment couper le bout qui dépasse de la corde que Mary Lee vient de remplacer (quand on joue avec son énergie, guère étonnant de casser une corde). Ils terminent en rappel avec Be Truth, le single de leur album à paraître fin 2024. Rapide et festif comme le reste. Encore une belle trouvaille de Christopher.

Le festival s’achève souvent avec ce type de groupe festif mais cette année l’équipe de programmation nous a surpris en remettant l’église au milieu du village avec du bluegrass traditionnel pour conclure ce La Roche in Bluegrass 2024. The Alum Ridge Boys & Ashlee sont de jeunes musiciens qui jouent de l’authentique bluegrass classique comme peuvent le faire High Fidelity ou Seth Mulder & Midnight Run. Ils se sont dispensés de mettre leur veste de costume du dimanche mais Trevor Holder (bjo) et AJ Srubas (fdl) arborent la cravate. Ils sont surpris qu’il y ait tant de monde un dimanche soir alors que tout le monde travaille le lundi. A croire qu’on n’a pas encore inventé les congés payés dans leur coin d’Amérique. Ils jouent autour d’un unique micro central. Ils commencent par un court instrumental de fiddle comme dans les vieilles émissions de radio animées par Flatt & Scruggs. Le groupe a deux chanteurs principaux, Andrew Small (mdo) et Ashlee qui est son épouse australienne. Rina Rossi, impeccable à la contrebasse, est la dernière arrivée dans la formation. Les voix sont nasillardes juste comme il faut. AJ maîtrise le jeu en double cordes à la perfection. Il est époustouflant dans des fiddle tunes comme Comin’ Down From Roanoke et Lonesome Pine Breakdown. Andrew alterne solos à la Bill Monroe et cross picking dans le style de Jesse McReynolds (dont il interprète l’instrumental Border Ride). Quant à Trevor, il a un son de banjo tout simplement idéal (pour ne pas dire génial) et il joue un excellent style Scruggs, faisant parfois penser à Allen Shelton par son jeu dynamique et ses solos en accords. En plus des instrumentaux, leur répertoire comprend deux compositions d’Ashlee et Andrew mais il est essentiellement constitué de reprises. Ashlee chante notamment There is a Time des Dillards (avec un bon solo de Trevor dans le style de Doug Dillard), Home Among The Hills (Carter Family) et Gathering Flowers From the Master’s Bouquet (Kitty Wells/ Stanley Brothers). Andrew interprète Bound To Ride d’Arthur Smith et Going Back To Old Virginia (concession à une composition plus récente de David McLaughlin mais estampillée 100% bluegrass classique). Les duos (Mother Sweet Mother), les trios avec Trevor sont des modèles du genre. Ils chantent aussi en quartet les gospels Pass Me Not (Trevor en lead) et God Put the Rainbow in the Clouds (Jim & Jesse). On peut juste regretter qu’ils n’aient pas davantage de tempos rapides dans leur répertoire. Les amateurs de bluegrass traditionnel qui ont quitté le festival au début du set de Mary Lee Family Band ont manqué quelque chose !

Il m’a semblé qu’il y avait un peu moins de public pour cette édition 2024 que les années précédentes. Réalité ou fausse impression ? Les jeux olympiques ont dû retenir quelques spectateurs potentiels à Paris ou devant leur télé (le festival était en concurrence avec Teddy Riner, Léon Marchand et Florent Manaudou le vendredi, Remco Evenepoel et le judo par équipes le samedi, Djoko, Noah Lyles et Félix Lebrun le dimanche). Il n’y avait pas de tête d’affiche comme Tim O’Brien, Special Consensus ou Missy Raines (pour se limiter aux deux éditions précédentes) pour motiver les indécis. Moi-même, sans jamais avoir envisagé de renoncer à venir, j’étais peu emballé par le programme. Après toutes ces années, je devrais avoir compris que Christopher Howard Williams, Didier Philippe et leur équipe ont acquis un sacré savoir-faire en matière de programmation. Les concerts de Rick Faris étaient bien plus emballants que ce qu’il avait montré dans ses albums, East Nash Grass est un vrai groupe (même sans Gaven Largent) et pas seulement un joyeux rassemblement de jeunes musiciens surdoués qui se font plaisir une fois par semaine dans un bar de Nashville, et je ne savais pas que Broken Compass comptait dans ses rangs Kyle Ledson dont j’avais écrit dans les colonnes du Cri du Coyote (n° 168) qu’il était “probablement un grand artiste en devenir”. Et comme tous les ans, ces quatre jours de musique nous ont révélé quantité de talents méconnus : Tricyclette, Cambbell/Jensen, Cow Comino Train, Blue Lass, Mary Lee Family Band et The Alum Boys & Ashlee pour ne citer que ceux qui m’ont le plus marqué. Je n’ai manqué que Stacja Folk (pas exprès) et Stella Prince dans la programmation officielle.

Pour conclure, une note sur les tendances du moment : à regarder de près les chansons reprises par les différentes formations, on s’aperçoit que Crooked Tree de Molly Tuttle est devenu en deux ans un classique et que Hot Rize, Tim O’Brien et Del McCoury sont des influences marquantes de plusieurs groupes, américains et européens. L’an prochain, le festival fêtera ses 20 ans. Connaissant les organisateurs, ce seront quatre jours à ne pas manquer… © (Dominique Fosse).

Images : Merci à Emmanuel Marin (Pixels), ses photos du festival sont à voir sur https://pixels-live.fr. Merci également à Eliane Kempf, Dominique et Zacharie Fosse.

Satan est réel

Les figures du diable dans la Country Music
par Eric Allart

La cérémonie d’ouverture parisienne des Jeux Olympiques de l’été 2024 a produit, chez des intégristes religieux, une délirante production d’avertissements et de condamnations morales sur Internet. Philippe Katerine nu et peint en bleu, le cheval mécanique sortant des eaux, les outrances baroques du spectacle furent alors parfois lues comme des manifestations codées d’une emprise diabolique sur les jeux. Avec en point d’orgue l’organisation de prières et messes collectives destinées à chasser le démon !
Si le public français, massivement déchristianisé, n’adhère de façon que très marginale à cette lecture, notre pratique du patrimoine de la Country Music nous a donné l’idée de traiter ici comment le diable y est perçu, relaté, combattu, incarné et même moqué depuis bientôt un siècle. Figure familière du gospel, il a connu au cours du XXème siècle différentes lectures, reflets de l’évolution des perceptions et des mentalités. Dans le gospel, en particulier Bluegrass, le protestantisme fait de la prédestination et du salut des enjeux majeurs. L’incertitude du croyant l’expose à une vie de rigueur morale : hors de question de sortir du droit chemin. Le danger de la chute est partout. Et quoi de plus dur pour le fidèle que de se tenir à l’écart des pièges tendus en permanence par satan ?

Les Louvin Brothers sont à cet égard un des plus beaux produits de ces hantises existentielles. En particulier parce qu’Ira, le ténor mandoliniste, était psychologiquement très instable. Une carrière bâtie sur un idéal de foi exemplaire, une réalité personnelle chaotique et contradictoire où alcool, violence, racisme et frénésie sexuelle travaillaient le bonhomme. Chanter les vertus chrétiennes s’accommode mal de la tentative de tuer son épouse en l’étranglant avec le câble du téléphone…
L’album Country Songs Ballads, d’où provient le titre Satan Is Real, est devenu une icône de la pop culture grâce à sa photo de couverture où les Louvin Brothers posent en costumes blancs devant un diable de 3,70m de hauteur découpé dans du contreplaqué surmontant un feu bricolé sur le parking d’une église. Le kitsch naïf de l’ensemble collant parfaitement à la lecture au premier degré de ces terreurs tapies dans l’ombre. Satan est un thème récurent chez les Louvin Brothers. Satan est réel est un narratif édifiant à valeur exemplaire où le propos se décentre avec l’appel à un témoin, revenu du mal.

Une autre chanson, La couronne de joyaux de Satan (1958), cette fois-ci à la première personne, chante la victoire de celui qui a su se détourner des leurres de la tentation. Non seulement la rédemption est souhaitable, mais elle est possible.

Si les Louvin Brothers ont une approche sentimentale, larmoyante et craintive du démon, le cas de Claude Ely illustre la figure du prêcheur de combat qui, non seulement ne cède pas à Satan, mais qui a la carrure pour renvoyer les coups. Claude Ely est né en 1922 à Puckett’s Creek, en Virginie. Quand il est diagnostiqué d’une tuberculose à 12 ans, on lui prédit une mort imminente. Son oncle, Leander, lui a donné une vieille guitare, avec laquelle il s’exerce, bien que malade. Alors que la famille de Claude se réunit dans sa chambre et prie pour lui, Claude dit : « Je ne vais pas mourir ». Et il commence à chanter.

La famille est persuadée que Dieu a guéri Claude de manière surnaturelle. Et croit que Dieu lui a donné There Ain’t No Grave Gonna Hold My Body Down. (Aucune tombe ne retiendra mon corps). La chanson devient un hymne parmi les pentecôtistes des Appalaches. (NB : elle fut aussi l’un des derniers enregistrements de Johnny Cash avant sa mort).
En 1953, King Records prend la photo du « Gospel Ranger” utilisée par Bear Family pour l’album compilant une série de gospels country hors-normes. La présence du serpent fait allusion à Satan mais aussi à certaines sectes fondamentalistes où le jeu consiste à se faire mordre en public par des serpents venimeux, et au prix de douleurs épouvantables et de convulsions spectaculaires, confirmer les Ecritures : la foi protège du malin… Avec un taux de réussite variable.
King Records dépêcha une équipe pour l’enregistrer en direct lors d’un service pentecôtiste au palais de justice du comté de Letcher, dans le Kentucky, alors qu’il organisait un “revival”, une de ces grandes assemblées où prêches et musique réactivent la foi et la pratique. Claude Ely devient extrêmement populaire, il est revendiqué par les artistes Sun comme une influence majeure : Jerry Lee Lewis, Johnny Cash, Carl Perkins, mais aussi Elvis Presley et sa mère Gladys, qui reçurent l’imposition des mains par Claude Ely, capable aussi de susciter des guérisons miraculeuses !

Point d’harmonies vocales féériques ou de fines enjolivures de mandoline chez Brother Claude, mais un ton vindicatif et halluciné qui cogne sa guitare comme un chanteur de rockabilly. Se produisant dans des “tents shows”, il s’agite, bouge d’un bout de la scène à l’autre et se fait éponger le front par des assistants : une mise en scène où la ferveur se conjugue à la transe… Il décède le 7 mai 1978 alors qu’il jouait de l’orgue dans son église de Newport, au Kentucky. Un magnétophone que quelqu’un avait apporté pour fixer des morceaux de son répertoire enregistra sa mort…

Impossible de traiter de la chute et de la rédemption sans évoquer le prince de la déglingue, le maitre de l’autodestruction qui en connaissait un rayon sur les affinités avec la souffrance et le mal existentiel. George Jones en 1957, alors qu’il expérimente clandestinement des petits bijoux de rockabilly primitif, se fend d’un titre dont on ignore s’il correspond à un appel au secours sincère ou à un produit formaté pour le public bigot qui achète ses disques. Il n’en reste pas moins confondant d’exhibition des tourments intimes, réels ou joués.

Moins connu que George Jones mais lui aussi issu de l’écurie texane Starday, doté d’un vocal expressif aussi puissant que son inaptitude à trouver le succès dans un espace stylistique déjà saturé, c’est Sonny Burns qui a mon avis est l’interprète le plus convainquant de l’antithèse de la chanson de Jones : nous avons avec Disciple du diable le compte-rendu en direct de celui qui ne peut plus être racheté, où la souffrance se conjugue avec la conscience nette et désabusée de celui qui est définitivement voué au mal.

Ce thème et son traitement sont inconcevables dans les registres gospel hillbilly ou bluegrass. Il trouve tout naturellement sa place dans le honky tonk des années 50-60, qui ne dépeint pas l’Homme tel qu’il devrait être, mais qui n’a pas peur de descendre dans les abîmes de la réalité sordide. Sonny Burns foira sa carrière aux débuts prometteurs : ne disait-il pas qu’il faisait de la musique “pour la boisson et les filles” ? Une profession de foi… diabolique .

En écho à un de nos articles passés sur l’image de la femme dans la Country music, il est obligatoire de piocher dans un registre tristement banal et peu surprenant dans une société travaillée par la religion et le machisme : la figure récurrente de la femme diabolique. Tentatrice, pécheresse, elle envoute l’homme faible par ses sortilèges, détruit les ménages, incarne à la perfection le bouc émissaire qui doit endosser tout le poids de la faute. L’homme fragilisé, n’est pas de taille à lutter, et bien entendu jamais responsable.
Les trois chansons choisies sont porteuses d’une ambivalence un peu perverse : le mal est le mal, mais il est “vachement” attirant :
1- Le tube de Marty Robbins est issu d’une série de sessions marquée par une esthétique western hollywoodienne empreinte de sons Tex-Mex où une certaine forme sous-jacente de catholicisme offre une coloration latine à la diablerie.

2- La chanson de Johnny Horton en 1960 s’inscrit dans un style honky tonk très marqué qui tranche avec les rockabillies épurés qui feront son succès.

3- Enfin, plus tardives, les versions de Gram Parsons et Emmylou Harris illustrent qu’on continue de tisser le motif dans le contexte géographique et culturel des années 60-70 californiennes où le cliché continue de faire sens. Ce qui pourrait surprendre au cœur du foyer de la contre-culture. Foyer où il est utile de rappeler qu’a pu s’épanouir le tueur en série Charles Manson, gourou d’une secte sataniste, ayant même réussi à infiltrer la photo de couverture de l’album des Eagles Hotel California. Le diable est bien dans les détails !
“Et cela n’est pas étonnant, puisque Satan lui-même se déguise en ange de lumière” (Corinthiens 11:14).

NB : Le Cri du Coyote n°132 (2013) proposait un article sur “Quelques enfers de la country music des 60’s” par Eric Allart.

Si nous venons de voir la persistance tardive des stéréotypes religieux sexistes, y compris dans la contre-culture des années 60, force est de constater que c’est peut être chez les plus conservateurs en apparence qu’émerge une vision distanciée, ironique et sécularisée du diable.

Ernest Tubb déroule le cynisme hypocrite des faux dévots avec un réalisme cru et sans appel. La même année où Gram Parsons voit le diable derrière celle qui lui a fait du mal ! Il n’est peut-être pas anodin de constater qu’Ernest Tubb, texan comme Bob Wills, est issu d’un Etat où le boom industriel précoce et l’influence moindre des fondamentalistes a, sinon sécularisé les mentalités, au moins ouvert à des évocations moins naïves de Satan. Si le mal est en l’Homme, il n’en est pas pour autant condamné à l’impuissance victimaire.

Une rupture avec le motif surgit en 1979 avec un succès mondial qui excède le public Country. Il provient du groupe Country-Rock de Charlie Daniels qui mêle habilement sons urbains et fiddle tunes archaïques. Le diable non seulement ne fait plus peur, mais le petit Johnny l’insulte, l’affronte et sort vainqueur d’une compétition faustienne. Accessoirement, le public voit confirmer que Funk et Jazz rock sont des musiques du diable alors que les braves gens font toujours la “bonne musique”.

Le choix de Straight To Hell/ Satan is Real (Gerard Kinney/ Hank Williams III, 2006) de Hank III s’imposait comme une évidente conclusion provisoire pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il reprend en introduction l’extrait chanté en harmonies de Satan Is Real des Louvin Brothers, suivi d’un rire diabolique, et d’un changement de ton. Ensuite parce que Hank III, le cul entre la tradition d’une Country Music rustique et typée qu’il pratique avec le même talent que le punk hardcore de son groupe parallèle Assjack, use et abuse sur ses pochettes de toute l’iconographie satanique : pentacles, tatouages, diable cornu et fourchu jouant de la guitare…

Ces provocations collent à cet artiste singulier ouvertement en guerre contre la Country mainstream. Codes transgressifs, subversifs, à mettre en relation avec les paroles de la chanson. Elles marquent un retournement complet de la perspective : c’est le regard intolérant et bigot qui “diabolise” celui qui veut vivre son histoire d’amour en liberté. C’est le jugement moral de sa mère qui apparait mauvais et cruel. Les puritains agissent en pourritures ? Eh bien embrassons le chemin du diable, acceptons la déchéance d’une société corsetée et carcérale. Après tout, Lucifer n’est il pas étymologiquement “le porteur de lumière” ? © Eric Allart (Octobre 2024)

Quatre exemples de disques parmi des centaines

1- Taylor Swift essayant de détruire l’Amérique avec son soutien (à Kamala Harris). Elle a vendu son âme au diable comme tous les autres. 2- Danseuse de cabaret : Patti Wayne, la maîtresse du diable. 3- Comment résister à Satan. 4- Affiche des “Pom-pom girls du diable”
1- Dessin de Giuliano Brocani. 2- “Je ne dis pas que j’ai battu le diable, mais j’ai bu sa bière pour rien” (Kris Kristofferson). 3- Bottes de Lisa Sorel. 4- Poster de Billy Perkins.
1- St Thomas : exorcisme satanique, mercredi 7 août. Tout le poulet frit que vous pouvez manger pour 50 cents. Service de 15 à 20 heures. 2- Nous sommes envahis par les démons (Mahulda Erza & Pastor Deke Gozinia). 3- La prière change tout. 4- Eglise de Dieu : surfeurs, skateurs, musiciens, artistes, végétariens, occupants, activistes, drogués, fornicateurs iront tous en enfer ! Repens-toi maintenant !

Quelques chansons pour continuer à “suivre Satan” :
To Beat the Devil – Kris Kristofferson
Tying Knots in the Devil’s Tail – Colter Wall
Devil Always Made Me Think Twice – Chris Stapleton
Satan, Your Kingdom Must Come Down – Uncle Tupelo
The Devil Made Me Do it the First Time- Billy Joe Shaver
If I Was the Devil -Justin Townes Earle
The Devil I Know – Ashley McBryde
The Devil Don’t Sleep – Brantley Gilbert
Devil in My Bed – Vincent Neil Emerson
The Devil’s Right Hand- Steve Earle
Devil in a Sleepin’ Bag – Willie Nelson
Conversations With the Devil – Ray Wylie Hubbard
The Devil to Pay – Johnny Cash
The Devil is My Running Mate – Jason Isbell
Devil Off My Back – Flatland Cavalry
I’m Not the Devil – Cody Jinks
The Devil Wears a Suit and Tie – Colter Wall
Take the Devil Out of Me – Lee Ann Womack
The Silver Tongued Devil and I – Kris Kristofferson
Where the Devil Don’t Stay – Drive-By Truckers
The Devil Had a Hold of Me – Gillian Welch
If the Devil Danced (In Empty Pockets) – Joe Diffie
Never Let the Devils Get the Upper Hand of You – Marty Stuart and His Fabulous Superlatives
Tell the Devil I’m Gettin’ There as Fast as I Can – Ray Wylie Hubbard
Pray the Devil Back to Hell – Lucinda Williams
Pickin’ to Beat the Devil – Pure Prairie League
The Devil is in Her Eyes – The Jayhawks
Between the Devil and Me – Alan Jackson
Wallace – Drive-By Truckers
Black Rose – Waylon Jennings
Devil Behind the Wheel – Chris Knight
Devil Callin’ Me Back – Tim McGraw, Faith Hill

Romain Decoret

Romain Decoret nous a quittés le 10 septembre.

Il luttait depuis quelques années contre la maladie après avoir accompagné celle de son épouse Véronique (décédée il y a peu), mais récemment encore il m’annonçait qu’il finissait un article malgré ses soucis et ses douleurs.

Il avait rejoint l’équipe du Cri du Coyote avec enthousiasme et compétence. Tout en écrivant pour des magazines commerciaux, il avait complété sa passion pour la musique en nous offrant des interviews et des chroniques de disques des années durant, avec une liberté de ton et des documents partagés avec gourmandise, car il aimait bien l’esprit de notre fanzine (sur papier, puis sur le Web).

Il avait une expérience des deux côtés de la scène.
Comme journaliste, toujours prompt à participer à une rencontre ou à un concert et rapporter le plaisir d’une interview, comme lors de sa rencontre “historique” avec Jett, la fille de Hank Williams. Ce contact permanent avec l’actualité et l’histoire musicale était porté par une attitude souriante de “fan” toujours prêt à partager ses émotions.

Comme musicien, étant lui-même bassiste avec ses Lone Rangers et à l’occasion pour divers musiciens en tournée. Il avait fréquenté Bobbie Clarke (ex-batteur de Vince Taylor et Johnny Hallyday), avait même joué avec lui et ce dernier lui avait confié la mise en ordre et la traduction en français de “carnets de route et souvenirs” rassemblés avec la collaboration de Robert Woodman.
Il s’intéressait également à une certaine forme de spiritualité, comme en témoigne son ouvrage pour le moins original et documenté Bouddhisme et Rock, un angle d’analyse qui apporte quelques “lumières” peu connues, mais importantes, sur l’engagement de certains musiciens et groupes musicaux.

Difficile de résumer en quelques phrases ses contributions musicales et journalistiques. Il n’a pas eu le temps de finaliser le projet de disque qui lui tenait à cœur et dont il m’avait parlé avec la même envie de réalisation. Au-delà des condoléances de toute l’équipe du Cri du Coyote, on a tous une pensée pour ses proches et on gardera longtemps le souvenir des talents de ce généreux ami coyotesque. © (Jacques Brémond)

Quelques contributions récentes à retrouver sur : https://lecriducoyote.com : Chet Atkins, Daryl Mosley, Calvin Russell, John Koerner, Tommy Emmanuel, Elvis Presley, Marc Bozonnet, Otis Taylor, Gordon Lightfoot, Roger Mason, David Crosby, Eric Bibb, Imelda May, Early James, Jeff Beck, Bob Dylan,Kyle Eastwood, Creedence Clearwater Revival, Kelly Joe Phelps, Neal Black, Alan Wilson & Canned Heat, Marty Stuart, Elizabeth Cotten, Warren Haynes, etc,
Voir pour les disques : https://sampierre.blogspot.com

Festival Country de Craponne-sur-Arzon 2024

De retour dans les montagnes par Eric Allart

C’est avec une immense gratitude que je tiens ici à remercier toutes les personnes qui m’ont donné l’opportunité de fouler à nouveau les rues et le festival de la petite ville pittoresque de Haute-Loire. En trente-deux ans de fréquentation et de chroniques pour Le Cri du Coyote, j’ai vu grossir le petit rendez-vous de Dore-l’Eglise jusqu’à devenir un énorme évènement de dimension internationale, puis, marqué par des luttes intestines et le poids de la crise de 2008, perdre une partie de son identité pour presque disparaitre. Je rédige ces lignes sans aucune acrimonie envers quiconque : j’y ai toujours été accueilli correctement, et mes compétences de rédaction se porteront essentiellement sur les dimensions artistiques de l’édition 2024.

Format plus réduit, programmation moins pléthorique que les affiches folles pré-2010, les organisateurs ont dû concilier deux impératifs : un budget plus modeste et une offre diverse qui excluait les errances stylistiques du “Green Escape”. A ce titre, le “In” comportait du Blues-rock teinté de rock sudiste, du Néo Honky tonk, du Newgrass, du Rockabilly et du Punktry. Les esprits chagrins et sectaires peuvent s’époumoner : à peu près tout ici faisait partie de la famille Country. Ce qui n’empêchera pas dans ces lignes quelques questions et suggestions humblement subjectives.

NB : Je n’ai pu que partiellement couvrir le “Off”, avec un coup de cœur et une occasion ratée : musicien bluegrass amateur, je confesse n’avoir pas pu résister aux bœufs avec et chez les copains ainsi qu’en ville.

Samedi 27 juillet
C’est Calibre 22 qui ouvre les festivités après un orage mémorable qui a eu le bon goût de s’interrompre pour le concert. Je n’ai que peu d’appétence pour le Blues Rock qui prolifère dans l’Hexagone. Cependant la formation française est ultra professionnelle et enchaîne les classiques avec conviction. On se promène entre ZZ Top, le Marshall Tucker Band et Lynyrd Skynyrd. Le groupe, qui existe depuis les années 70, et qui en maitrise le son, a su rencontrer son public.


Ellis Bullard est le poids lourd du samedi. Jeune chanteur texan entouré d’un band millimétré de haute volée, il incarne une relecture moderne du honky tonk. Pour une formation vieille de seulement quatre ans, le résultat est bluffant. Les enchainements fluides sans temps morts, la qualité supérieure de l’orchestration où chaque riff, chaque back-up est magnifié par la symbiose parfaite entre le lead guitariste et le pedal steeler. J’en ai pris plein la tronche. Le crépuscule pourpre qui descendit sur leur set accentua encore l’atmosphère hors norme du moment.

Bullard est habité par trois figures tutélaires et son vocal profond fait aussitôt penser à Dale Watson. Il y a aussi du Merle Haggard bien revendiqué et le tatouage du W de Waylon Jennings qu’il porte au bras n’est pas usurpé. L’homme écrit ses textes, c’est à la fois contemporain et inscrit dans une riche filiation : la Country Music au sens strict samedi, c’était ces gars là.

La clôture du samedi échu aux Vandoliers, pour un changement de registre assez radical. Il est étonnant de constater qu’un groupe de nationalité états-unienne sonne comme des Anglais ou des Français. En effet, ce country-punk délivré avec une fougue rageuse tenait plus des performances des Pogues ou des Garçons Bouchers de la grande époque du rock alternatif. Autour du leader Joshua Fleming, ce texan de 36 ans qui jouait pour la première fois en France, avec un très gros son, le fiddler Travis Curry invoque les démons festifs où l’énergie prime sur la subtilité. Une bande de copains de virées, portés sur l’hédonisme et l’humour gras. C’est trash, ça rentre dedans, ça redonne aux festivaliers la patate pour achever de leur casser les pattes.

Dimanche 28 juillet.
Une chaleur accablante tempérée par une petite brise salua l’entrée sur scène des Marseillais de la formation de Rockabilly The Shakers. La critique étant aussi l’affirmation d’une subjectivité, je pense qu’ils ont réalisé la plus belle prestation de la journée sur la grande scène. D’abord le vocal exceptionnel de Stéphane le chanteur : tout en nuances, maitrisant à la perfection les hoquets et gémissements du rockabilly trop souvent occultés par des braillards qui transforment en bourrinades ce qui était suggestion. Et ce talent s’exprime aussi dans les covers de Hank Williams Sr et Ray Price, sans forcer, tout y était, sans copie servile ni maniérisme forcé.

La Telecaster est servie de main de maître : grande richesse de back-ups, pas un à coté, un bon son avec des influences de Cliff Gallup et Grady Martin. Deux heures dans des conditions difficiles, les guitaristes connaissent bien la misère que peut infliger la transpiration et la lutherie qui joue au yoyo avec les variations de température. Tout ceci a été compensé en direct dans un impressionnant marathon inventif et équilibré.

Je suis resté plus perplexe devant les jeunes virtuoses de Broken Compass. Un Newgrass californien spectaculaire par sa virtuosité : c’est très rapide, précis, foisonnant… mais bavard. Le format est celui très couru par la branche la plus progressive et expérimentale actuelle : une citation de la mélodie d’un classique ou d’une composition, que l’on se presse vite de déstructurer et déconstruire par une cascade d’improvisations instrumentales d’une autre planète.

Cette image a un attribut alt vide ; le nom du fichier est 04-brokencompass.jpgLe travail et le talent de cette élite restreinte n’est pas ici mis en cause, mais l’expérience ne me touche guère. On est en permanence dans la démonstration olympique. Trop de tout. Et pourtant, ils savent, comme l’a démontré la belle version de Luxury Liner, mais ce n’est pas ce qui les intéresse. Si l’on fait abstraction de l’instrumentation (guitare, fiddle, mandoline, contrebasse) c’est du jazz-rock contemporain. Je rappelle que cette critique n’est pas une vérité absolue, c’est un jugement personnel qui ne retire en rien le droit d’apprécier ce set de deux heures pour la richesse de la musicalité de l’ensemble. En ce qui me concerne, la boussole est en effet cassée, le Bluegrass, à l’exception de deux ou trois titres joués de façon classique, n’y a pas retrouvé ses petits.

Skinny Jim and the Wildcats
Le rockabilly suédois se porte bien, d’ailleurs il convient de souligner qu’en général les pays scandinaves, massivement anglophones et très exposés à la musique nord-américaine, ont produit depuis quelques décennies une cohorte de pointures qui n’ont pas à rougir de la comparaison avec leurs homologues de l’autre coté de l’eau. The Country side of Harmonica Sam par exemple connait un succès planétaire.

Les gars ont donc traversé l’Europe en auto pour se rendre en Auvergne. Ils sont coutumiers des grands festivals rockabilly européens depuis 1996. L’esthétique musicale est différente de celle des Shakers. Plus agressive, plus percutante, moins élaborée. Les reprises illustrent une connaissance fine du répertoire et une assez grande polyvalence : on passe de Johnny Horton (One Woman Man) à Eddie Cochran (20 Flight Rock), de Buddy Holly (Midnight Shift) à Johnny Burnette (Your Baby Blue Eyes). Pas la place pour de la ballade ou de la sensiblerie, c’est un groupe de “mecs qui jouent des musiques d’hommes” avec un drive indéniable.

Le off.
J’ai rencontré le jeune trio bluegrass The Beavers qui a sorti deux albums autoproduits. Contrebasse, mandoline, guitare, un vocal convainquant et beaucoup d’énergie pour un répertoire dynamique et tout à fait dans les canons du genre. Un peu desservis par leur situation à proximité d’axes de circulation mal adaptés à la musique acoustique.
Mon coup de cœur reste cependant dédié au duo Ariana Monteverdi (vocal, guitare) et Stéphanie Colin (harmonie, contrebasse) qui remplaça au pied levé le Leo Divary trio dont nous déjà dit le plus grand bien dans Le Cri du Coyote. (L’attaque du réseau TGV nous priva de Léopoldine et de Valentin).

La prestation du samedi fut gâchée par une mauvaise chronologie des animations en centre ville : comment chanter sereinement quand bikers et trucks au ralenti, ou immobiles, faisaient rugir leurs moteurs en émettant le bilan carbone du Luxembourg en un quart d’heure à moins de dix mètres du plateau ? Le lendemain midi, le cadre bien plus favorable, offrit la pleine mesure de la qualité du duo. Une première partie où Ariana donna pleine mesure avec des ballades posant sa voix comme instrument à part entière. Pour la seconde, les harmonies portèrent le duo dans ce qui restera un des sommets émotionnels et esthétiques du festival. Gospels, sublime reprise des Everly Brothers (I Wonder If I Care Half Much), le buzz magique de la “close harmony” était au sommet. La sonorisation fine, avec ce qu’il faut de réverbération pour magnifier les timbres, mérite un coup de chapeau.

Pour conclure
Si la sonorisation évoquée ci-dessus dans le off méritait des éloges, on doit regretter, au vu de la qualité du plateau de la grande scène, des difficultés qui ont gâché un peu le plaisir. En particulier chez Ellis Buller : la balance parfaite avec des musiciens statiques s’est trouvée, lors du show, perturbée par une boucle de rétroaction que je vais tenter ici de décrire. Dès que le chanteur ou les autres musiciens s’éloignaient de leurs micros, la batterie était captée par ceux -ci, renvoyée dans les retours et à nouveau dans les micros, avec pour résultat un bruit de fond métallique assez polluant. C’est d’autant plus regrettable que la mise en place des riffs et contre-chants était assez exceptionnelle pour ce groupe adepte d’une ligne claire.

Cette édition 2024 a vu aussi la présence fugitive mais appréciée de trois figures historiques du bluegrass français pour la remise d’une guitare Fender offerte lors d’une tombola. Jean-Marc Delon, chanteur banjoïste de Bluegrass 43, Jeff Blanc, multi-instrumentiste et expert, Jeff Tronelle, contrebassiste et actuel président de la FBMA, institution fédérant le Bluegrass français. Les trois hommes ayant ouvert en 1993 le premier festival sur le site au sein des Cactus Pickers, les organisateurs ont rendu hommage à la mémoire de l’évènement.

2024 est une année de reconstruction. Le phénix renait de ses cendres après une série de vicissitudes. Le public est toujours présent. Le travail abattu colossal. Tenter de satisfaire tout le monde est impossible et le terme Country music est un paradigme assez polysémique pour offrir des grandes possibilités de contrastes. Savoir équilibrer entre cœur du genre et périphérie est une tâche bien complexe. On constate que l’effort est réel pour tenir ces liens. Je pose, pour finir, quelques remarques pour les prochaines années :
– Le nombre plus restreint de groupes a poussé à proposer des sets de deux heures pour tenir le public. Je ne sais pas si la fatigue partagée et la tension peuvent se maintenir de façon optimale dans ce format. Ne serait-il pas envisageable d’offrir aux groupes du Off un accès à la scène, dans des créneaux plus réduits ? Certains festivaliers n’ont pas pu tout voir et entendre.
– Les deux groupes de rockabilly du dimanche auraient probablement gagné à être dissociés sur deux journées différentes.


La critique est certes facile et l’Art est difficile… J’espère cependant que cette modeste contribution à ce qui demeure une grande fête populaire au sens noble pourra alimenter les réflexions pour la suite. © (Eric Allart. Mercredi 31 Juillet 2024)

Photos : merci à Eric Allart et aux sites du Festival et des musiciens.

Hank SNOW : Le Ranger chantant

par Bernard Boyat

J’aurais bien intitulé cet article « Le Woody Woodpecker de la country » mais cela aurait pu être jugé irrévérencieux. Pourtant, les trois fois où j’ai eu l’occasion de le voir sur scène, je n’ai pu m’empêcher de lui trouver une ressemblance avec ce personnage de dessins animés. Les deux premières, c’était à l’occasion des festivals country de Wembley en 1971 et 1973, bien avant que les rassemblements étiquetés « country » ne prolifèrent en Europe et que la danse en ligne ne fasse son apparition. Nous n’étions qu’une poignée de Français à nous y rendre lors des congés pascaux mais nous y vîmes de grands moments musicaux avec Hank Williams Jr (avant qu’il ne se laisse pousser la barbe et fasse du southern rock), Mel Tillis, Waylon Jennings, Roy Acuff, Johnny Paycheck, Hank Thompson, Ferlin Husky, Del Reeves, Ernest Tubb, Mac Wiseman, noms qui ne doivent pas dire grand chose à ceux qui n’ont découvert cette musique qu’avec Garth Brooks, mais ce qu’on entendait à Wembley était encore très majoritairement ce qu’on peut appeler de la country, même si il y avait déjà aussi de la “country variété”.

La troisième fois, ce fut sur la scène du Grand Ole Opry, en 1994, quelques années avant son décès. Non, je ne m’y trouvais pas pour chanter mais, de passage à Nashville avec l’ami Pierre Royal, j’avais été invité à assister à la légendaire émission par le patron d’une maison de disques nashvillienne et nous nous trouvions sur les bancs des invités, placés sur scène juste derrière les chanteurs. L’inconvénient était de les voir de dos, l’avantage était de pouvoir circuler en coulisses et de leur parler et même d’avoir un « moment de gloire » lorsqu’un quartette de gospel (dont j’avais programmé un simple dans mon émission de radio) m’avait mentionné et montré à la foule (des millions d’Américains ont pu ainsi contempler ma plastique puisque l’émission était télévisée !).
J’avais trouvé Hank Snow sans changement physique (il faisait déjà âgé en 1971), avec toujours cette même dégaine de Woody Woodpecker en raison de ses costumes très colorés et pailletés, d’un arrière-train un peu proéminent et de sa houppette. Je n’ai appris que récemment qu’il s’agissait d’une perruque et, que lors d’un concert son violoniste s’était subrepticement approché de lui et avait fait tomber le postiche d’un coup d’archet ! Inutile de dire que le père Snow avait peu goûté la plaisanterie, sacquant le musicien dès la fin du concert. En revanche, me trouver au même niveau que lui m’avait fait prendre conscience qu’il n’était pas très grand. Nous avions pu échanger quelques amabilités, sans sacrifier au rite du fan que je déteste (se faire prendre en photo bras dessus/ bras dessous avec des artistes qui n’en ont rien à cirer en réalité mais qui font semblant d’être ravis).
Ce long préambule pour dire que j’aime bien une bonne partie de la musique de Hank Snow et qu’il est dommage qu’il ne soit pas mieux connu chez nous. En effet, il est une des victimes de l’association réductrice country = musique de cow-boys au coin du feu de camp vespéral, alors qu’il a un bon nombre d’excellents country bops (et même des morceaux teintés d’une touche de rumba) à son actif. Alors rendons à Hank ce qui appartient à Snow.

Clarence Eugene Snow est né le 9 mai 1914 à Brooklyn, petit port de pêche près de Liverpool, comté de Queens, Nouvelle-Ecosse (ancienne Acadie, qu’il chérira toujours, cf l’album My Nova Scotia Home de 1968) au Canada. Il a huit ans quand ses parents divorcent : deux de ses frères et sœurs sont envoyés dans un orphelinat, lui est placé chez sa grand-mère (qui le bat régulièrement). Il cherche néanmoins à revoir sa mère qui vit à Liverpool et s’éclipse fréquemment de nuit, suivant la voie ferrée qui y mène. Ne voulant pas rentrer chez la grand-mère de peur d’être de nouveau battu, il lui arrive de trouver refuge dans la gare. Lorsque sa mère se remarie, il vient vivre avec elle, mais son beau-père est violent et le bat lui aussi. « Il m’a battu si souvent que j’en porte encore les cicatrices » se rappelait-il. Cette expérience lui inspirera des morceaux sur l’enfance battue, comme The Drunkard’s Boy.

Aussi, à 12 ans, part-il (ou est-il expulsé de la maison par son beau-père ?) sur un navire marchand de Lunenburg comme garçon de cabine et manœuvre. Il travaille sur divers bateaux de pêche (ils ne les oubliera pas non plus, cf Squid Jiggin’ Ground) qui naviguent sur l’Atlantique (sans doute l’origine de ses nombreuses chansons ayant comme thème les voyages) et il lui arrive de chanter pour l’équipage car ses parents lui ont légué des gènes musicaux (sa mère était pianiste de films muets). Deux semaines passées à décharger du sel lui rapportent 30 dollars dont il soustrait 5.95 pour s’acheter une guitare T Eaton Special par correspondance. Sa mère lui enseigne ses premiers accords sur l’instrument. Un naufrage auquel il échappe l’incite à rester à terre où il occupe des emplois très divers (comme un autre grand voyageur, Jack London) : livreur de journaux, vendeur d’assurances, vendeur pour Fuller Brush, docker, ouvrier dans une poissonnerie, garçon de courses dans une droguerie, bûcheron, employé de ranch, palefrenier…

Pendant ce temps-là, Jimmie Rodgers est découvert par Ralph Peer en 1927 et commence à enregistrer. Sa mère lui achète des disques de Vernon Dalhart et du Singing Brakeman qui devient son idole et il se produit pour la première fois en public dans la crypte de l’église de Bridgewater puis il anime réunions et fêtes locales en imitant le style de Rodgers. Il part alors à Halifax où il chante dans les clubs et les bars. Des amis le poussent à tenter sa chance à radio CHNS en 1933. Il passe une audition et est engagé sur le champ. Il obtient une émission hebdomadaire comme bénévole, Down on The Farm où il est tantôt le Cowboy Blue Yodeller, tantôt Clarence Snow et sa guitare. L’année suivante, C.H. Landry, directeur de la station, lui suggère de prendre le nom d’Hank Snow qui sonne plus western que Clarence. Le 2 septembre 1935, il épouse Minnie Blanche Aalders mais le couple ne peut pas vivre que d’amour et d’émissions non rémunérées. C’est donc un soulagement lorsqu’il est engagé en 1936 par le Canadian Farm Hour comme Hank The Yodelling Ranger. Il forme alors ses célèbres Rainbow Ranch Boys. Il auditionne à Montréal pour Hugh Joseph de la branche canadienne de RCA Victor et est engagé en octobre. Il enregistre deux compositions, The Prisoned Cowboy/ Lonesome Blue Yodel pour leur sous-marque Bluebird. Les deux titres deviennent des tubes nationaux, les premiers d’une série canadienne qui va durer dix ans pendant lesquels il enregistra près de 90 chansons. C.H. Landry produit le simple, Old Rugged Cross/ Old Faithful.

En 1937, c’est la naissance d’un fils baptisé Jimmie Rodgers Snow, qui deviendra prédicateur et qu’on voit dans plusieurs documentaires sur le rock ‘n’ roll vitupérer contre cette musique du diable… Dès 1940 il commence à effectuer des tournées dans les provinces maritimes et l’ouest du Canada. Au début des 40’s, il a une émission sur CBC de Montréal, puis passe sur CKCW au Nouveau Brunswick où, ayant mué, il abandonne le surnom de Yodelling Ranger pour Hank The Singing Ranger. Il est devenu une vedette au Canada.

Reste à conquérir le seul marché d’envergure, celui des Etats-Unis. C’est en 1944 que Snow entreprend son premier voyage au sud du Saint Laurent, se produisant vers Philadelphie, à Wheeling, en Virginie Occidentale où il acquiert son cheval savant, Shawnee, en 1945, avec deux émissions quotidiennes et une participation hebdomadaire au Wheeling Jamboree sur WWVA, puis on le trouve à Hollywood où il essaie de devenir un cowboy chantant grâce à Shawnee, le tout sans succès notable. D’une part, les Américains sont concentrés sur l’effort de guerre et d’autre part RCA refuse de sortir ses disques aux USA tant qu’il n’y est pas assez connu. Mais comment s’y faire connaître si ses disques n’y sont pas distribués ? Belle quadrature du cercle qui aurait pu durer longtemps.

En 1948, il se produit au Big D Jamboree sur KRLD de Dallas où il rencontre Ernest Tubb, autre accro de Jimmie Rodgers. Ce dernier pèse de tout son poids pour faire inviter Hank au Grand Ole Opry, alors que RCA décide enfin d’éditer ses disques aux USA. En 1949, Brand On My Heart devient un succès local au Texas. Il effectue sa première tournée américaine et son premier simple américain, Marriage Vow est un succès mineur en décembre, ne restant qu’une semaine dans les hit-parades. De même, son premier passage à l’Opry le 7 janvier 1950, présenté par Hank Williams (on entend ceci sur l’album A Tribute To Hank Williams de 1977) avec lequel il a effectué quelques tournées (il déclarera à son sujet : « Hank était un type bien et les histoires à son sujet on été grandement exagérées », aveuglement ou naïveté?) est calamiteux (il y restera quand même 46 ans !), et il envisage de se replier sur le Canada. Mais, en juillet, I’m Moving On commence à grimper à l’assaut des hit -parades et devient LE tube de l’année (plus d’un million d’exemplaires vendus, 44 semaines de présence dont 21 au n°1 et même n°27 des hit-parades variété !). Ce morceau incitant un amant délaissé à prendre le train pour s’éloigner sera repris dans 36 langues et enregistré par des artistes aussi différents que Ray Charles (qui aura aussi un tube avec lui) Elvis Presley ou le violoniste de métal industriel de Cap Breton, Ashley MacIsaac.
Avec les droits du morceau, les Snow achètent le Rainbow Ranch à Madison, près de Nashville, qui sera leur domicile permanent toute leur existence et il deviendra citoyen américain en 1958. Il aura 7 autres n°1 dont The Golden Rocket (1950, repris par Jim & Jesse en 1970) bâti sur le même thème que son premier tube ou Rhumba Boogie (8 semaines au n°1).

En 1954, il renouvelle son succès avec Don’t Hurt Anymore (20 semaines au n°1) et rencontre le colonel Tom Parker avec qui il s’associe pour fonder l’agence artistique « Hank Snow Enterprises Jamboree Productions », dont l’un des poulains n’est autre qu’un jeunot qui promet, Elvis Presley. Hank prend Elvis comme vedette américaine de sa tournée et se serait montré très vite énervé par son succès qui ne laisse que des miettes à ceux qui le suivent sur scène… Ce serait pourtant lui qui aurait insisté pour que l’Opry donne sa chance à Elvis cette année-là, passage aussi calamiteux que le sien. Parker évince Snow pour rester impresario d’Elvis à 100% et il en sera très marri, car il voulait pousser Elvis du côté de la country.

Hank enregistre un type de country mêlée de sons hawaiiens, latins, boogie, ballades (Bluebird Island avec Anita Carter, A Fool Such As I repris par Elvis) et rockabilly (dont il dira cependant toujours du mal) léger (Hula Rock ou Rockin’, Rollin’ Ocean). Il eut 24 tubes classés dans le Top Ten entre 1951 et fin 1955. Autres tubes : Big Wheels (n°7 en 1958) Miller’s Cave (n°9 en 1960), Beggar To A King (n°5 en 1961), I’ve Been Everywhere (un million d’exemplaires vendus et n°1 en 1962) un morceau australien qui citait des villes australiennes, qu’il fait changer par le compositeur en villes américaines (il fut très fier de n’avoir eu recours qu’à six prises pour le mettre en boîte en dépit des 93 noms à mémoriser !), Ninety Miles An Hour (n°2 en 1963). Durant cette période, il tient une école de musique à Nashville, possède trois stations de radio et une maison de publication à New York.

En 1966, il passe 18 jours en tournée pour les troupes stationnées au Vietnam (il est déjà allé en divertir durant la guerre de Corée en 1953). Il ira aussi dans les bases US de Norvège, d’Allemagne, de France (eh oui !) d’Italie, d’Angleterre et du Japon (1953). Dans une interview de 1991 il dit que ces prestations furent le summum de sa carrière : « Ce fut une expérience extraordinaire, quelque chose qu’on ne peut acheter. Ce fut la partie la plus importante de ma carrière en ce qui concerne les concerts ». Mais sa carrière bat de l’aile car sa musique ne correspond plus aux canons du Nashville Sound et il n’arrive pas à faire du Bakersfield Sound.
Dans les années 1970, il met en place la Fondation Hank Snow pour la prévention de la maltraitance enfantine et il fait réaliser un parc de jeux pour enfants à Brooklyn. Tube inattendu en 1974, à 60 ans, avec Hello Love qui est n°1. Deux autres de ses titres entrent dans le Top 40 cette année-là puis il disparaît des classements.
Il n’est pas oublié totalement pour autant. Le personnage du chanteur joué par Henry Gibson dans le film Nashville de Robert Altman de 1975 est basé sur lui. Il est élu au Jimmie Rodgers Hall of Fame en 1953, au Nebraska Western Hall of Fame en 1963, au Nashville Songwriters International Hall of Fame en 1978 et au Country Music Hall of Fame en 1979, au Canadian Hall of Fame en 1979, au Canadian Hall of Honor en 1985, au Canadian Country Music Hall of Fame en 1989 et au Nova Scotia Music Hall of Fame. Il fut élu dix fois artiste canadien country de l’année. Il fut aussi reçu par les premiers ministres canadiens Trudeau et Buchanan et par le président Carter.

Après 45 ans de bons et loyaux services, RCA le sacque en 1981. Il en conclut, dégoûté de voir Nashville noyer la musique traditionnelle dans la variété et le rock, que « 80 pour cent de la country actuelle sont une vaste rigolade et ne valent pas une écoute. De plus les paroles que l’on comprend sont souvent graveleuses et le reste, on n’arrive pas à le comprendre, c’est juste du bruit! ».
En 1986, il se fâche avec la chaîne TV CBS qui veut le faire passer dans une émission spéciale dédiée à l’Opry, trouvant qu’on se paie sa fiole car on lui demande de ne chanter qu’un seul couplet de I’m Moving On !
En 1994, il reçoit un doctorat honoraire de l’université de Ste Marie d’Halifax (pas mal pour un garçon qui n’a pas fini ses études et que son manque d’éducation scolaire mettait mal à l’aise en société) et publie son autobiographie, Just A Hank Snow Story (University of Illinois Press). Des problèmes respiratoires le contraignent à abandonner l’Opry en 1995, mais il y fait un retour triomphal en août de l’année suivante. Il décède au Rainbow Ranch le lundi 20 décembre 1999 peu après 12h15, d’une crise cardiaque.

Durant sa carrière, il a vendu plus de 80 millions d’enregistrements et gravé à peu près 140 albums contenant plus de 2000 chansons et instrumentaux. Il a eu 85 simples classés, dont 65 dans le Top 40, 43 dans le Top Ten et 7 n°1, passant 876 semaines dans les hit-parades. Il est apparu dans les films The Road To Nashville (1971) et Country Music On Broadway. Une de ses admiratrices anglaises demanda à être enterrée avec une photo de lui, ce qui l’amusa beaucoup… © (Bernard Boyat)

Article publié en hommage à nos amis, aujourd’hui décédés : Bernard Boyat et Marc Alésina. Encore merci pour leurs contributions amicales qui ont alimenté Le Cri du Coyote des années durant. (JB)
Photo de Bernard, chez lui, par Alain Mallaret

Michel Pampelune

Interview par Eric Supparo

Rares sont ceux qui, comme Michel Pampelune, ont tenté, au travers de l’aventure Fargo (label, boutique, promotion), de faire connaître et aimer les musiques américaines au sens le plus large (folk, country, rock, blues, soul…) depuis un quart de siècle, dans notre pays. Le Cri du Coyote a relayé autant que possible les découvertes et signatures Fargo (une liste bien trop longue pour être mentionnée ici), qui n’ont jamais versé dans la facilité ou la caricature des genres. Un nouveau rendez-vous nous est donné par Michel : un festival “americana”, qui se tiendra le samedi 7 septembre 2024 à Vancé, dans la Sarthe. L’occasion idéale pour rencontrer son créateur, passionné et passionnant.

Avant d’évoquer ce nouveau festival « Eldorado », et pour nos lecteurs distraits ou extra-terrestres, peux-tu nous parler un peu de ton parcours personnel, depuis la création du label Fargo en 2000 ?
L’aventure du label Fargo aura duré un peu plus de quinze ans : quelque 200 albums sortis, dont ceux de Neal Casal, Jesse Sykes, Ryan Adams, Richard Buckner, Clem Snide, Alela Diane – entre autres et pour citer des artistes qui risquent d’être connus de vos lecteurs. C’était l’époque du magazine No Depression et Fargo a pris part à cette scène alternative-country, qu’on appelle de nos jours “americana”. En 2010, j’ai ouvert, à Paris, Fargo Vinyl Shop, un magasin de disques, activité que je trouvais complémentaire du label, et publié à peu près à la même époque un magazine, Eldorado. En 2015, ces activités ont cessé, j’ai fait une pause personnelle et j’ai quitté Paris. Depuis, j’accompagne des artistes d’une autre manière, comme conseil ou attaché de presse. Ce que j’ai appris en pilotant un label indépendant, je le mets au service d’artistes et de leurs labels, selon leurs besoins. Et j’organise aussi des concerts à l’occasion (Steve Earle, Chuck Prophet, Jesse Malin, Israel Nash, Dylan LeBlanc…). Cette nouvelle activité me permet de travailler avec un plus grand nombre d’artistes que lorsque j’étais producteur au sein de mon label. Et j’aime ça. J’ai notamment la chance de m’occuper du label de Dan Auerbach des Black Keys, Easy Eye Sound (Robert Finley, Shannon & The Clams). Et j’ai aussi le bonheur d’accompagner des artistes qui étaient signés à l’époque chez Fargo, comme Jesse Malin ou les Great Lake Swimmers.

Plus de vingt ans de rencontres artistiques dans le milieu musical, quelles furent tes émotions les plus fortes ?
Je n’ai pas une très bonne mémoire alors piocher des émotions dans les vingt dernières années, cela m’est difficile…Il y en a tant eu. Les années Fargo, label puis disquaire, furent à la fois géniales, excitantes, parfois stressantes, mais ce sont les émotions d’aujourd’hui, voire de demain qui m’intéressent le plus… Evidemment, perdre Neal Casal en 2019, si on veut parler d’émotion, fut terrible. L’artiste pour lequel j’avais créé le label Fargo, une grande partie de la bande-son de ma vie. J’ai mis du temps à m’en remettre et il me manque. Je songe d’ailleurs à lui rendre hommage ou l’associer d’une façon ou un autre à cette nouvelle aventure de festival. Ce sont les rencontres humaines, au-delà des succès ou insuccès de mes aventures professionnelles, que je retiens. Par exemple, j’ai éprouvé une grande joie à retrouver récemment la chanteuse Jesse Sykes et le guitariste Phil Wanscher et passer du temps avec eux à Paris. Ils ont fait partie de l’aventure Fargo, dès les débuts du label, en 2002 je crois, et je me félicite de cette belle amitié qui dure. L’aventure de la boutique Fargo m’a aussi apporté aussi beaucoup de belles rencontres, des amitiés durables, qu’il s’agisse de mes collaborateurs, comme Thibault Guilhem (qui cartonne dans son job d’attaché de presse) ou des clients qui sont vite devenus des amis et que je fréquente encore aujourd’hui.

Ton métier suppose d’être toujours à l’écoute, curieux et passionné, comment fonctionnes-tu ? Tes sources et sources d’inspiration ?
Dans mon nouveau métier, ce sont le plus souvent les artistes ou leur entourage qui viennent à moi. Je démarche peu moi-même et n’ai plus besoin d’être aux aguets comme j’ai pu l’être quand j’avais un label et qu’il fallait que je signe des nouveaux artistes et tente, régulièrement, de dénicher la nouvelle “perle”. Je reste curieux et passionné, enthousiaste, en revanche. Cela ne m’a pas quitté. Mais je ne cherche plus à être au courant de tout. C’est impossible de tout suivre, surtout à l’heure des disques enregistrés à la maison.
Aujourd’hui, je n’ai pas de fonctionnement particulier et fais un peu comme tout le monde, je crois, pour découvrir de nouveaux artistes ; un peu de réseaux sociaux, Spotify, j’échange avec des amis. Il est vrai qu’étant professionnel en prise quotidienne avec un réseau constitué de managers, producteurs de concert, d’artistes et de labels, j’ai accès à une source d’information très en amont.

Neal Casal

Le 7 septembre tu organises un festival sur le thème Americana, nommé « Eldorado », à  Vancé, dans la Sarthe. Ce n’est pas le premier concert estampillé Fargo (plusieurs à la Flêche d’Or à Paris, etc), mais comment est née cette idée ? 
Non, en effet, il y a déjà eu plusieurs petits “festivals” estampillés Fargo dans le passé. C’était à Paris, dans divers endroits. Fargo All Stars en 2008, trois soirées consécutives à la Flêche d’Or, ça reste un souvenir fort. Fargo Rock City en 2013, avec Steve Earle, Sallie Ford etc, c’était chouette aussi. Ces événements avaient toujours lieu dans des salles de concert. Cette fois, on est à la campagne et on va partir un peu d’une page blanche. Le lieu -une ancienne scierie- n’a jamais été le théatre d’un tel événement. C’est excitant.
Cette fois, la couleur musicale est affichée de façon plus claire, même si le terme americana est assez large et permet pas mal de liberté. Il n’y a pas de festival de ce genre en France, pas tel que je l’imagine, tel que je le rêve. Travaillant avec de nombreux artistes majeurs du genre et faisant la promotion de ces musiques en France depuis des décennies, cela faisant sens, qu’après ces galops d’essai parisiens, je tente l’aventure et fasse le pont entre les musiques que j’aime et l’endroit où j’habite depuis huit ans.
Le projet s’est réellement concrétisé quand j’ai rencontré l’enthousiasme du maire de Vancé, Hubert Paris. Seul, cette idée de “festival” serait restée juste une idée. Le maire et ses conseillers municipaux savent bien que le salut de nos campagnes ne peut aujourd’hui passer que par la culture, l’artisanat et le tourisme. C’est d’ailleurs un symbole fort de faire un événement culturel dans une ancienne “usine”. On est une équipe de six personnes au travail sur le projet (sans compter les bénévoles qui nous rejoindront prochainement) et les généreuses âmes qui filent des coups de main.
On utilise le mot Festival, faute de mieux, qui désigne les concerts multi-artistes, en plein air etc. Mais ce terme véhicule aussi une image de gigantisme, alors qu’on est dans quelque chose de quasiment familial, un boutique-festival ! Il y aura en outre un marché “americana” : disquaire vinyle, fringues vintage; libraire, tatoueur, produits locaux/ terroir, food trucks, bières artisanales locales (la Valennoise), vins locaux (Jasnières et Coteaux du Loir). Et enfin une capacité maximum de 1500 personnes, afin que le public, les artistes et l’équipe puissent vivre une belle expérience. Small is beautiful !

Jesse Sykes

Promouvoir des musiciens aux racines américaines en France en 2024, est-ce différent de ce que tu as connu au début du label, il y a 25 ans ? En termes d’image, au-delà des clichés, etc.
Oui, les choses ont changé et se sont nettement améliorées. La différence principale est qu’aujourd’hui, les gens ont accès à tout, la musique, l’information via internet et les plateformes digitales et n’ont pas nécessairement besoin d’un magazine ou d’un disquaire à proximité. Tout est disponible à portée de clics. Le public, en général, est plus connaisseur et informé sur ces musiques, je trouve, que lorsque j’ai débuté mon label au début des années 2000. Cela ne veut pas dire qu’il n’a pas besoin de filtre ou de prescripteur car, parallélement l’offre musicale s’est démultipliée et il sort tant de disques qu’il est difficile, seul, de s’y retrouver. L’exposition des musiques americana dans les medias en France reste compliquée ; comme toute musique un peu spécialisée, ou qui ne soit pas la variété française ou le rap. La presse musicale reste fragile -on a la chance d’avoir avec Rolling Stone et Soul Bag des titres qui parlent bien de “nos” musiques- et la TV et la radio, c’est très difficile, mais on a aussi des oasis possibles comme les Nocturnes de Georges Lang ou le Very Good Trip de Michka Assayas sur France Inter.

Quels sont les défis actuels pour un tel événement ? Organiser un festival est une tâche assez rude, et comment exister au-delà de l’offre existante spécialisée (festivals bluegrass, blues, rock, etc.) ?
Le premier défi, c’est évidemment le financement… le second, faire venir un public en pleine campagne, avec une affiche qui ne comporte pas de stars, propose des musiques qui peuvent sembler spécialisées… à un prix de 30€. Promouvoir des concerts à Paris, je sais faire mais là, c’est différent. Mon défi de programmateur a été de constituer une affiche homogène qui puisse balayer de façon large le spectre des musiques américaines, et puisse satisfaire les connaisseurs exigeants comme les néophytes. On n’a pas besoin de connaître la musique pour l’apprécier. Le but est le partage et la découverte. Je n’ai pas fait d’étude de marché et ne connaît pas toute l’offre spécialisée dont tu parles. Je pense que cette esthétique musicale et ce cocktail de musiques que je compte proposer, cela n’existe pas ici. C’est la partie où je suis mon instinct et mes goûts. Il va falloir venir à Vancé le 7 septembre pour s’en rendre compte !

Peux-tu nous présenter les artistes présents à ce festival ?


Dylan LeBlanc, est l’un des artistes que je préfère actuellement, un songwriter qui a grandi entre Louisiane et Alabama ; j’ai la chance de travailler avec lui depuis quelques années ; et suis fan depuis son premier disque – il a fait ses premiers concerts en Europe en première partie d’Alela Diane, le monde est petit… Son dernier album Coyote est sublime, le niveau de songwriting est incroyable ; j’aime son timbre de voix, unique ; et sur scène, il est poignant en solo, et en groupe, ça envoie façon Neil Young et Crazy Horse… Rock, country, soul, le mélange parfait pour Eldorado…


Les Lowland Brothers, c’est une chouette rencontre et la preuve qu’il est possible de faire, en France, une musique d’inspiration américaine sans sonner comme un ersatz des groupes américains ou anglais. Ces cinq faux-frères ont digéré leurs influences musicales pour faire une musique qui n’appartient qu’à eux. Les chansons sont mélodiques, très accrocheuses. On ne peut pas dire qu’ils sont les … français et c’est la marque d’un bon groupe, à mon avis. Ils ont refusé de choisir entre rock, blues, soul et country et c’est tant mieux. Leur groove est communicatif, et ils vont faire danser le public du festival.


Emily Nenni : c’est une artiste de la nouvelle scène country indépendante qui propose une musique honky- tonk un peu rétro, 70’s – les amateurs de Waylon Jennings devraient apprécier. Elle a aussi un petit côté Linda Ronstadt. Elle est accompagnée par un super-groupe de Nashville, Teddy & The Rough Riders. Elle est pétillante, solaire : je l’ai vue en mars dernier à Austin et je me suis dit qu’elle serait parfaite pour Eldorado. Emily Nenni tourne souvent avec Charley Crockett et Orville Peck, deux artistes que j’aime beaucoup.


Jackson & Levi Scribner : c’est la découverte, la pépite, le secret le mieux gardé américain dans le genre. J’ai découvert ce jeune Texan il y a trois ans avec un premier album bluffant qui m’a fait penser aux débuts de Ryan Adams. Dans ses chansons folk-rock, Jackson Scribner raconte la vie dans les petites villes paumées, les gens simples et les paysages désolés de son Texas natal. Avec son frère Levi, également chanteur et guitariste, ils font des étincelles avec leurs sublimes harmonies. C’est une exclusivité Eldorado, ils viennent tout spécialement pour nous. Si, en 2024, j’avais un label, je signerais Jackson.

Alberta Cross : Alberta Cross est un groupe rock anglo-suédois fondé par le chanteur, songwriter et guitariste Petter Ericson Stakee et le Londonien Terry Wolfers au milieu des années 2000. Je suis fan de ce groupe depuis leur album Broken Side Of Time en 2009. J’aime leurs chansons avec des refrains comme des hymnes, leur rock atmosphérique teinté d’americana. C’est drôle, et ça me plaît, mais quand Dylan LeBlanc a appris qu’Alberta Cross rejoignait l’affiche du festival, il a commenté sur Facebook : “Alberta Cross, je suis un fan énorme de ce groupe !” Petter Ericson Stakee, le chanteur du groupe a, lui aussi, un timbre de voix singulier. Leur musique peut être très rock, ou planante façon Pink Floyd. C’est une autre couleur artistique intéressante pour cette affiche. Et n’oublions pas que l’autre pays de l’americana, c’est la Suède ! © (Eric Supparo, depuis… la Suède ! 😉

Lien billetterie :
https://my.weezevent.com/eldorado-americana-festival
Bande-annonce vidéo du festival :
https://www.youtube.com/watch?v=p-EveXBmrIQ
Instagram :
https://www.instagram.com/eldorado_americana_festival/
Facebook :
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“Spider” JOHN KOERNER

par Romain Decoret

John Koerner a quitté cette planète le 18 mai 2024, à l’âge respectable de 85 ans. Peu de gens le connaissaient encore internationalement, en-dehors des USA et des villes jumelles de St. Paul et Minneapolis, Minnesota, où il est considéré comme un héros du country-blues et le mentor de Bob Dylan à ses débuts, qui le cite longuement dans ses Chroniques Vol.1.

Il s’agit évidemment d’une autre époque où la passion était respectée et comprise. Aujourd’hui, avec l’A.I. (intelligence artificielle), les guitaristes sont trop souvent incompréhensifs ou non-authentiques dans leur picking, comme des rappers marseillais essayant de placer et accorder le gérondif dans leurs textes. John Koerner, Dave Ray & Tony Glover (les trois sont maintenant décédés) avaient cette magie de comprendre le blues et de l’interpréter, ne jouant jamais la même chanson de la même manière. De plus, Koerner était un joueur redoutable de poker et de snooker, pour mieux se glisser dans la personnalité de bluesmen comme Leadbelly, Sleepy John Estes, Peg Leg Howell, Blind Lemon Jefferson, Lightning Hopkins ou Muddy Waters.

JOHN KOERNER (31 août 1938 – 18 mai 2024)
“Spider” John Koerner est né à Rochester, dans l’état de New York. Son père était un pasteur méthodiste, de même que son grand-père et son arrière-grand-père. La région est un territoire de chasseurs de baleines et harponneurs et les déplacements étaient nombreux dans des ports tels que Nantucket ou Massapequa. C’est là qu’il acquiert sa personnalité et une authenticité qui évite la recherche des fanfares de la célébrité. Il rejoint sa mère en Californie et il s’intéresse à la scène locale des clubs de folk-music. Il commence à jouer de la guitare en 1958 sur une Gretsch acoustique modèle Old Rancher et part en tournée. De retour dans le Minnesota, il rencontre Dave Ray et Tony Glover et le trio tourne dans les clubs où ils deviennent de plus en plus connus.

1960 : BOB DYLAN
En 1960, Bob Dylan quitte ses premiers groupes éphémères de Duluth et part en Greyhound Bus pour Minneapolis/ St Paul, où il occupe une chambre à l’Université du Minnesota. Il fait le tour des clubs locaux du quartier de Dinkytown et c’est dans un café beatnik, le Ten O’Clock Scholar, qu’il rencontre John Koerner. Le courant passe, ils sortent les acoustiques et jouent Wabash Cannonball de Roy Acuff, Waiting For a Train de Jimmie Rodgers, Casey Jones, Golden Vanity, Dallas Rag et des street ballads anglaises et irlandaises. Dylan note que Koerner parle d’une voix douce mais se transforme sur scène en chanteur de field holler. Dylan comprend qu’il faut vivre les chansons de l’intérieur. Ils décident de se produire ensemble, mais aussi chacun de son côté. John Koerner prend Dylan sous son aile pour lui apprendre le blues et la folk-music. Ils chantent à deux voix, mais surtout se consacrent à la recherche des disques de Jessie Fuller, Bukka White, Curtis Jones ou Blind Lemon Jefferson.
Deux ans plus tard, en 1962, on retrouve ces bluesmen fidèlement retranscrits sur le premier disque de Bob Dylan. John Koerner lui fait découvrir Go Away From My Window de John Jacob Niles dont Dylan s’inspirera plus tard pour It Ain’t Me Babe. Les disques de folk-blues authentiques sont alors aussi rares que les dents des poules. Il fallait connaitre les collectionneurs qui en avaient. Les disquaires en vendaient peu, le public en demandait encore moins. Koerner & Dylan étaient prêts à faire des kilomètres pour sonner à une porte. A St Paul, ils vont chez un heureux élu qui aurait détenu le 78t The Death Of Floyd Collins par Blind Andy Jenkins, mais le collectionneur est absent et ils n’ont jamais pu entendre le disque, mais ils trouvent Way Down In Florida On a Hog par Tom Darby & Jimmy Tarlton.

Jusque là, Dylan suit la mystique de Jack Kerouac dans On The Road, mais c’est à St Paul qu’il découvre le livre de Woody Guthrie, En route pour la gloire ainsi que ses 78t en solo qu’il reprend avec John Koerner : Ludlow Massacre, Jackhammer John, Jesus Christ ou Talkin’ Dust Bowl Blues. Dès lors, sa voie est tracée, il atteindra le succès comme héritier de Guthrie. C’est là qu’apparait la différence de polarité entre Koerner & Dylan : il veut le succès tout prix, alors que John Koerner veut visiter les haut-lieux de la folk-music. Pendant encore quelques temps, le duo joue avec Dave Ray qui a une 12-cordes, sans doute la seule de tout le Midwest, alors que Tony Glover inspire Dylan à jouer de l’harmonica. Après une dernière soirée au Purple Onion, il est temps pour Dylan de quitter les Twin Cities pour aller à New York. Mais les leçons de John Koerner ne seront pas oubliées.

ELEKTRA
A ce moment, John Koerner rencontre le bluesman Big Joe Williams et modifie sa Gretsch Old Rancher en une 9-cordes avec les cordes de Sol, Si et Mi doublées comme sur une 12-cordes, comme le faisait Big Joe Williams. Il tourne ainsi en compagnie de Dave Ray et Tony Glover dans le quartier chaud de Dinkytown, chez Palmer’s ou au Purple Onion. Dès les premiers succès de Bob Dylan (premier album et The Freewheeling Bob Dylan) le label Elektra part à la recherche d’un artiste semblable. La découverte est John Koerner mais Elektra signe le trio. Paul Rotschild, président du label eut ces mots : “L’un deux incarne parfaitement la 12-cordes de Leadbelly (Dave Ray), l’autre compose ses propres chansons dans un style étourdissant (John Koerner) et le troisième joue les riffs d’harmonica les plus étranges (Tony Glover)”.

BLUES, RAGS AND HOLLERS (Elektra, 1963)
“Spider” JOHN KOERNER (vocaux et guitare acoustique sur tous les titres) avec DAVE “Sneaker” RAY (slide sur trois titres) et TONY “Little Sun” GLOVER (harmonica sur deux titres).
Le contrat signé, le trio part en 1963 enregistrer à Milwaukee, dans le Wisconsin. Le Woman’s Club a été transformé en studio d’enregistrement et l’environnement est parfait pour les trois musiciens : ils peuvent se laisser aller sans contrainte, comme sur la scène d’un club. Les titres sont choisis. Linin’ Track est un field holler de poseur de rails. Hangman de Leadbelly deviendra bien plus tard Gallows Poles par Led Zeppelin. Down To Louisiana est en fait Way Behind The Sun de Muddy Waters ou Lightnin’ Hopkins.
Dust My Broom vient d’Elmore James, la version de Robert Johnson n’étant pas encore sortie. One Kind Favor de Blind Lemon Jefferson est sur le premier disque de Bob Dylan et l’on peut compter sur les doigts d’une main les veinards qui connaissent Stop That Thing de Sleepy John Estes, Low Down Rounder de Peg Leg Howell et Jimmy Bell de Cat Iron.
Les originaux composés par John Koerner sont de très haut niveau : Good Time Charlie est une structure ragtime et Creepy John est un blues authentique et personnel alors que Ramblin’ Blues est inspiré par Son House, qui vient d’être redécouvert.

Rétrospectivement, Koerner, Ray & Glover ont trouvé l’exact mix de révérence et de fun pour un son de blues acoustique qui sonne toujours frais après toutes ces années. Le disque sort d’abord en tirage limité, puis en grande série devant le succès commercial. En 1964, John Lennon qui est en pleine période dylanesque, cite Blues, Rags & Hollers comme l’un de ses disques préférés, “le plus cool du folk revival”.

FATIGUE
Après cela, évidemment, Elektra veut la suite, il faut du produit. Le trio est envoyé en studio pour enregistrer les excellents Lots More Blues,Rags and Hollers (1964), The Return Of Koerner, Ray & Glover (1965) et Spider Blues (1965), premier disque solo de John Koerner. Jusque là, tout va bien, puis John annonce qu’il ne veut enregistrer que s’il a quelque chose à dire, contrairement à bien d’autres. Il quitte le label qui utilise sa popularité pour lancer les Doors mais continue à jouer dans le circuit folk-blues, au Festival de Newport, et travaille avec Willie Murphy et Bonnie Raitt. Il se marie avec une danoise et part vivre au Danemark où il réalise The Secret Of Sleep, un film en noir et blanc. Puis il forme le Spider John’s American Folk Band et tourne en Scandinavie.

RETOUR
John Koerner revient ensuite à Minneapolis et continue à tourner mais dans un style plus folk que blues. Il enregistre avec Ramblin’ Jack Elliott et Utah Phillips et sort six autres disques solo entre 1974 et 2013. Il subit une intervention cardiaque pour un triple pontage. Il n’en continue pas moins de construire lui-même ses propres télescopes pour pratiquer l’astronomie. Un documentaire, Been Here… Done That, du réalisateur Don McGlynn lui est consacré. John Koerner est membre de la Minnesota Academy Hall Of Fame et sa réputation dans la région est immense.

SO LONG…
Diagnostiqué pour un cancer des voies biliaires, John Koerner refuse de se soigner, laissant sa vie se terminer naturellement. Il vivra plus longtemps que ce que les docteurs lui ont accordé, mais décède finalement le 18 mai 2024. Il laisse deux fils, une fille et cinq petits enfants. Connaissant le joueur de poker qu’il était, il y en a sans doute quelques autres illégitimes… © (Romain Decoret)

Go Away From My Window de John Jacob Niles :
https://www.youtube.com/watch?v=9dGw8sNfzgE&t=14s
The Death Of Floyd Collins Blind Andy Jenkins ;
https://ia601306.us.archive.org/13/items/TheDeathOfFloydCollins/TheDeathOfFloydCollins.mp3
Way Down In Florida On a Hog Tom Darby & Jimmy Tarlton :
https://www.youtube.com/watch?v=TIilpCMo95k
Spider John Koerner – Some American Folk Songs Like They Used To :
https://www.youtube.com/watch?v=zGxTUrU-2lk
Spider John Koerner – Some American Folk Songs Like They Used To :
https://www.youtube.com/watch?v=zGxTUrU-2lk

CHET ATKINS

COUNTRY GENTLEMAN & CERTIFIED GENIUS
Pour le centenaire de la naissance de Chet Atkins (20 juin 1924 – 30 juin 2001), ses multiples facettes ne cessent de briller : guitariste hors du commun, producteur de talent et directeur de label chez RCA Victor. Aujourd’hui encore, des instrumentistes comme Brent Mason, Brad Paisley et Jerry Douglas le reconnaissent comme leur inspiration principale…

Mr GUITAR
Chet Atkins -surnommé Mr Guitar- pouvait jouer dans tous les styles et il fut le producteur et architecte du Nashville sound de la fin des fifties. Parallèlement, il fut le directeur de label pour RCA et Columbia, mais il n’avait pas d’illusion à ce sujet : il savait que ces titres honorifiques tenaient lieu de monnaie d’échange. Il se considéra toujours comme un guitariste, travaillant incessamment son instrument. Il avait aussi des aspirations de chanteur quand RCA le signa en 1948. Avec plus de 100 disques, de la country-music à la pop-music de tous les pays (Japon, Brésil, Pakistan, France) il est devenu une influence majeure sur des guitaristes tels que Jeff Beck, George Harrison, Eric Clapton, Scotty Moore, Cliff Gallup, Brian Setzer, Albert Lee, Eric Johnson, Tommy Emmanuel et quelques milliers d’autres as de la 6-cordes comme Marcel Dadi chez nous.

CHESTER
Chester Burton Atkins est né le 20 juin 1924 à Luttrell, Tennessee, dans les Clinch Mountains au nord-ouest de Knoxville. Son père James est professeur de musique itinérant et sa mère Ida est pianiste et vocaliste. Son grand-père fabrique des violons. Son premier instrument est un ukelele, à l’âge de 5 ans. La famille est extrêmement pauvre, sans électricité, et ce n’est pas avant les forties que Chet réalisa qu’il a vécu la dépression économique de 1929 ! Ses parents divorcent en 1932 et il part vivre avec sa mère en Georgie. Il apprend le fiddle et le banjo et montre des qualités exceptionnelles de musicien.

SILVERTONE
Un jour son beau-père Willie Strevel rapporte à la maison une guitare Silvertone Sears & Roebuck. C’est une acoustique car il n’y a toujours pas d’électricité chez eux en Georgie. Chet travaille l’instrument jour et nuit en utilisant tous les endroits de la maison où il peut trouver un écho naturel. La Silvertone a un manche vrillé et une action si haute qu’il ne peut jouer que sur les premières frettes. Qu’importe ! Il apprend à jouer ainsi et finit par trouver le moyen de jouer sur les frettes hautes. Il est influencé par Jimmie Rodgers depuis son enfance, mais joue aussi du jazz et du blues. Son demi-frère, Jim Atkins, joue en trio avec Les Paul. C’est à l’école, en 1939, qu’il entend celui qui fut sa grande inspiration : Merle Travis. Il est frappé par le jeu pouce + index de Travis. Ne connaissant rien du “Travis picking”, Chet élabore sa propre version : pouce + 2 doigts (plus tard pouce + 3 doigts).

GIBSON L-10
Chet adorait son demi-frère aîné, Jim, qui jouait avec le Les Paul Trio et qui lui offrit une Gibson L-10 qu’il avait rachetée à Les Paul. De retour à Knoxville par le train, Chet ouvrit l’étui plusieurs fois juste pour regarder la guitare et la sentir. Ce passage à l’électricité est un véritable tournant. Chet installe un micro DeArmond qui lui donne le volume et le contrôle nuancé qu’il recherchait, avec une barre de Tremolo Vibrola pour que la guitare “parle”. Malheureusement la L-10 de Les Paul fut brisée pendant une émission de radio. Même réparée, elle ne fut plus jamais la même, mais elle fait toujours partie des guitares de Chet. Il la remplaça par une D’Angelico modèle Excel qu’il modifia en ajoutant un micro P-90. C’est cette guitare qu’il utilisa avec les Carter Sisters pour jouer au Grand Ol’ Opry.

RADIO
Chet obtient son premier job à 17 ans avec un orchestre sur une station de Knoxville. L’année suivante, il tourne avec Archie Campbell et Bill Carlisle. Quand Lowell Blanchard de WNOX à Knoxville entend le jeu de ce jeune guitariste aux hautes pommettes de Cherokee, il l’engage dans la barn dance journalière du Mid-Day Merry-Go-Round. Chet joue aussi du jazz le soir avec les Dixieland Swingsters. En 1943 il tourne avec Johnnie & Jack. En 1946, Red Foley quitte la National Barn Dance de Chicago pour jouer au Prince Albert Show du Grand Ol’ Opry à Nashville. Il emmène Chet avec lui. Le jeune guitariste commence sa carrière de musicien de studio : cette année 1946, il enregistre avec les Georgia Clodhoppers de Wally Fowler pour Capitol et sort son premier disque solo Guitar Blues pour le label Bullet Records de Jim Bulleit. Finalement, Steve Sholes de RCA Victor le signe comme guitariste et chanteur.

NASHVILLE
Dès ce moment, il s’installe à Music City. Il joue avec Maybelle Carter & the Carter Sisters. Ses vocaux sont bientôt dépassés par son jeu de guitare et il est de plus en plus utilisé comme sideman en studio. Chet joue sur There Stands The Glass de Webb Pierce, When I Stop Dreaming des Louvin Brothers , Too Old To Cut The Mustard des Carlisles et de nombreux autres hits country. Avec l’aide et le support de Fred Rose, il est à la guitare lead sur les trois ultimes séances du grand Hank Williams en 1952. Le 13 juin 1952 à Castle studio, Chet est remarquable sur le honky-tonk Settin’ The Woods On Fire, dans Jambalaya (On The Bayou), Window Shopping et I’ll Never Get Out Of This World Alive. Le 11 juillet 1952 c’est You Win Again, I Won’t Be Home No More et deux titres de Luke The Drifter, incarnation gospel de Hank Williams. Finalement le 23 septembre 1952 c’est LE hit monumental : Your Cheating Heart et le proto-rockabilly Kaw-Liga ainsi que Take These Chains From My Heart et I Could Never Be Ashamed Of You. Une photo de scène montre Hank Williams et Chet avec une Gibson L-7 et un Fender Tweed. Il a élaboré ses réglages sur l’ampli : +8 pour les graves et +3 pour les aigus, ce qui lui donne le son idéal pour le rythme joué au pouce et la mélodie jouée sur trois doigts.

INSTRUMENTAUX
Ses disques deviennent uniquement instrumentaux et Steve Sholes lui apprend à superviser les séances en studio. Chet obtient son premier hit country avec Mister Sandman sous l’appellation Chet Atkins & His Gallopin’ Guitar. Ses 33t sont des succès : Finger Style Guitar, Session With Chet Atkins ou Stringin’ Along With Chet Atkins. Graduellement il change le son de la country-music qui en a besoin à ce moment-là, au milieu des fifties. Car soudainement, le hard-country d’Ernest Tubb n’est plus automatiquement gagnant. Les ventes baissent. Chet, expérimentant de nouvelles méthodes et styles, sort la country-music de l’ornière en créant le Nashville Sound. Il signe et produit Don Gibson, Hank Locklin, Jim Reeves, The Browns, mais aussi les Everly Brothers, et la séance de 1956 d’Elvis qui résulta en un hit massif : Heartbreak Hotel. Scotty Moore était un fan de Chet, de même que Cliff Gallup, premier guitariste de Gene Vincent & The Blue Caps. Pour accompagner le Nashville Sound, Chet créa le fameux A-Team de musiciens de studio avec Harold Bradley (“tic-tac” guitare), Bob Moore (basse), Buddy Harman (batterie), Floyd Cramer (piano), Grady Martin (guitare) et lui-même Chet Atkins (guitare).
Les puristes le critiquaient durement pour ses succès étrangers en singles. Des pièces telles que The Poor People Of Paris (La Goualante du Pauvre Jean par Edith Piaf), Sukiyaki (une pièce japonaise) ou plus tard de la bossa nova brésilienne, mais Chet compensait en jouant des traditionnels tels que Cannonball, Shenandoah, Yakety Axe et autres Saturday Night Shuffle. Son génie de guitariste prit toujours le pas sur son travail de producteur à diverses périodes pour Jim Reeves, Don Gibson, Bobby Bare, Dottie West , Skeeter Davis ou Waylon Jennings.

GRETSCH
En 1954, Chet Atkins jouait en studio sur un ampli combo Standell 25L15 sur 98% de ses enregistrements avec un écho à bande Echoplex d’après son ami et partenaire Paul Yandell. Sur scène il avait un ampli Echosonic de Ray Butts dont la fragilité l’éloigna bientôt. Il utilisa aussi en studio un Gretsch Nashville Amplifier et un Gretsch Piggyback sur scène. Fred Gretsch lui fabriqua une 6120, l’originale Country Gentleman, avec des micros Filtertron de Ray Butts (plus tard par TV Jones). C’est la guitare entendue sur les hits de Chet. La plus rare est une Gretsch 6122-12, une 12-cordes a double découpe florentine et repères en demi-lunes dont le prix est aujourd’hui astronomique. Il expérimentait beaucoup d’effets électriques. Citons une pédale wah-wah qu’il inventa mais ne prit jamais la peine de faire breveter. De même pour diverses pédales de volume et distorsion.

GIBSON
Lorsque Fred Gretsch revendit la marque, Chet Atkins opta pour Gibson qui lui fit la Country Gentleman qui devint sa guitare favorite, avec deux micros P-90 et inspira la Gibson Nashville et de nombreux autres modèles. Mais Chet n’était pas un collectionneur, il a laissé quelque 50 guitares qui sont souvent exposées : Peavey T-60, Gibson Studio Classic électro-acoustique fabriquée par le luthier Kirk Sand avec des micros piezo, Resonator DelVecchio Dinamico (Style Dobro), Fender Telecaster qu’il joua en duo avec Jerry Reed et plusieurs déclinaisons de Country Gentleman Gretsch ou Gibson. Il jouait souvent avec un onglet Herco pour le pouce, développant un son inimitable basé sur les graves et la mélodie avec des techniques éblouissantes de simplicité : accords inversés, arpèges harmoniques joués en cascade style Django Reinhardt, accordages en Do (Do-Sol-Ré-Sol-Si-Mi), “Dropped D” (Ré-Sol-Ré-Sol-Si Mi) ou Open G. Même au sommet de sa carrière, il répétait 6 heures par jour. A ce jour, il n’y a pas de guitariste comme lui. Il jouait de la guitare instinctivement comme Django, mais réfléchissait comme Les Paul. Ses doigts glissaient apparemment sans effort sur les cordes et les frettes et cela semblait facile jusqu’à ce que vous essayiez vous-même de répliquer ses mouvements. Ses variations mélodiques et harmoniques ont influencé tous les guitaristes. Il a joué et enregistré en duo avec Les Paul, Doc Watson, Jerry Reed, Merle Travis, ce qui permet d’ oublier ses albums Caribbean Guitars, Chet in Hollywood, Chet Picks On The Beatles ou Pop Goes The Country (avec le Boston Pops Orchestra). Il joua aussi au Newport Jazz Festival. Quand Paul McCartney vint à Nashville, il enregistra avec lui Walking In The Park With Eloïse et Bridge Over The River Suite.

COLUMBIA
Quand la hiérarchie changea à RCA, Chet quitta le label et signa avec Columbia en 1982. Sa carrière fut régénérée et il entra dans les Charts en 1985 avec le disque Stay Tuned.
Il enregistra en duo avec Mark Knopfler, Larry Carlton, George Benson et Earl Klugh. Il créa l’appellation CGP (Certified Guitar Player) accordée uniquement à Jerry Reed, Marcel Dadi, Tommy Emmanuel, John Knowles, Steve Wariner et Paul Yandell. La fille de Chet, Merle a annoncé que le chapitre était clos et qu’il n’y aurait plus d’autres C.G.P.
Chet a une rue à son nom dans le quartier de Music Row et une statue de lui jouant sa guitare, avec un tabouret vide près de lui. Etre reconnu comme “Mr Guitar” est un grand accomplissement, surtout à Nashville. La Chet Atkins Appreciation Society et le Country Hall Of Fame organisent régulièrement des événements. Le dernier en date est un disque pour marquer le centenaire de sa naissance. We Still Can’t Say Good Bye réunit Brent Mason, Brad Paisley, Tommy Emmanuel, Jerry Douglas, Eric Clapton, Vince Gill, Ricky Skaggs, Charlie McCoy sur des hits tels que Windy & Warm, Mr Guitar, Sleepwalk (de Santo & Johnny) ou Yakety Axe et Mr Sandman.

30 JUIN 2001
Chet Atkins s’éteignit à Nashville après deux opérations pour des tumeurs au cerveau et au colon. Le guitar maestro était country et hillbilly et respecté dans les domaines du rock ’n’ roll, folk, jazz ou musique classique. Sa personnalité était vive et spirituelle, ce qui intimidait beaucoup de gens. Par exemple, il faisait tinter des pièces de monnaie dans sa main et déclarait : “Le voila, le Nashville Sound”. Il résumait cela en quelques mots : “Je suis original et je l’admets. Je suis bon, il y a sans doute de meilleurs guitaristes que moi, mais je suis arrivé le premier”. © (Romain Decoret)

Albums recommandés : Galloping’ Guitar (box set 1993), The Essential Chet Atkins (2007), Chester & Lester (1989, avec Les Paul), Read My Licks (1994), Sneaking Around (1992, avec Jerry Reed), Neck And Neck (1991, avec Mark Knopfler), Me & Jerry (2011, avec Jerry Reed), We Still Can’t Say Good Bye (2024).

NB : les images illustrant cet article sont issues du Web. Nous ne connaissons pas leurs auteurs, mais nous les remercions cordialement.

CALVIN RUSSELL (Portrait)

par Romain Decoret

Calvin Russell (né en 1948) nous a quittés en 2011, à l’âge de 62 ans. La France avait adopté le songwriter texan et le considérait comme une version plus country de Tom Waits. Cependant, il menait une double vie : songwriter considéré par ses pairs au Texas, protégé de Townes Van Zandt et de Kris Kristofferson, alcoolique invétéré en France, ex-taulard au visage ravagé, avec le chapeau de hobo qui était devenu sa signature. Il a enregistré de nombreux disques de haute qualité tels que Soldier, Crossroads, Le Voyageur, Unrepentant, ou Sam. Disparu mais pas oublié…

CALVERT RUSSELL KOSLER
Le succès européen de la carrière de “Calvin” Russell a son origine en 1989, lors d’une party au Continental Club d’Austin où il fut invité. Apprenant que le chanteur/ guitariste Charlie Sexton serait présent, Calvin décida d’enregistrer une bande-maquette de ses chansons. Avec l’aide de Townes Van Zandt et de Kris Kristofferson, il loua un studio, capta plusieurs titres avec le producteur Joe Gracey et se rendit à la party où il occupa une table. Il avait l’intention de donner la bande à Charlie Sexton pour qu’il choisisse une ou plusieurs chansons. En attendant Sexton, il chanta ses compositions pour un public improvisé autour de la table. Le français Patrick Mathé, du label New Rose, en visite à Austin, l’entendit et lui demanda la bande. Calvin Russell n’avait apporté qu’une seule copie…
Quatre mois plus tard, il reçut un appel de Paris. Patrick Mathé expliqua que la bande avait été pressée par New Rose sous le titre A Crack In Time et était un succès. Calvin partit directement pour Paris.

Il croyait en deux choses : l’importance du contact direct avec ses interlocuteurs et le travail infatigable qu’il considérait comme un devoir envers ses fans. Il jouait des sets de trois heures sur scène sans interruption. Après ses shows en France, il était souvent escorté par des bikers pour son retour à l’hôtel où les fans lui offraient des bouteilles de Jack Daniels. Curieusement, les Texans ignoraient son succès européen et les Français ne savaient pas qu’il faisait partie intégrante des songwriters de haute qualité comme Willie Nelson, Blaze Foley, Rich Minus, Jubal Clark, Townes Van Zandt et Kris Kristofferson. Calvin Russell choisit de laisser chaque continent penser ce qu’ils voulait et n’essaya jamais de clarifier la situation. Van Wilks, qui joua en acoustique avec lui en 2000, à la période de l’album Crossroads, dit que “Calvin avait cette aura de dur-à-cuire. Tout le monde savait qu’il avait été en prison et tout cela, mais en réalité c’était un good guy. Il prenait soin des gens”.
Il se cachait derrière son visage ridé et son chapeau. Un client lui avait offert un stetson de cow-boy dans un honky-tonk texan. Calvin ne voulait pas qu’on lui demande de jouer des chansons de Merle Haggard toute la nuit. Il découpa la couronne du Stetson pour créer une sorte de porkpie hat qui définissait son image de troubadour, à la fois dur et tendre. Ce n’était pas une pose, mais le résultat d’une vie entière. Vers la seconde moitié des années 90, il vécut uniquement en Suisse, aux Pays-Bas et en France, non pas pour profiter de son succès, mais pour échapper à une conviction judiciaire de 1995 au Texas pour laquelle il reçut huit ans de probation avant de pouvoir retourner à Austin…

SHO-NUFF CAFE
Calvert Russell était le quatrième enfant du propriétaire et cuisinier du Show-Nuff Café, situé sur le South Lamar Boulevard à Austin. Sa mère y était serveuse. Ce qui signifie que dès son plus jeune âge, il marchait à quatre pattes derrière le comptoir et dans le café, devenant ainsi un enfant naturel des honky-tonks, observant les habitudes des cow-boys locaux. La famille vivait dans une maison située au milieu d’une impasse près de la casse automobile de Pete Pistol’s Wrecking Yard. Ils déménageaient souvent et Calvin se souvenait encore du son des roues de la voiture familiale sur le gravier quand ils partaient au milieu de la nuit pour ne pas payer le loyer…
Calvin redoubla trois fois à la McCallum High School avant d’en être exclu. Il avait déjà commencé à jouer avec plusieurs groupes locaux, tenant la guitare sur des reprises de titres du Top 20 et de blues, comme tous les musiciens d’Austin. Il vivait en suivant l’adage que lui avait enseigné son arrière-grand-mère, une indienne Comanche qui vécut 106 ans : “Tout le monde a en lui deux chiens qui se battent. Il y a un bon chien et un chien violent. Celui qui gagne est celui que tu nourris”. Ce concept le marqua tant qu’il y consacra plus tard deux albums : Dream Of The Dog et Dawg Eat Dawg.
Calvin était sans réelle éducation scolaire mais il apprit très tôt à vivre dans la rue. Dans les 60’s, Austin était à la fois cool et dangereux. Il vendit de l’herbe et du LSD qui était légal au Texas jusqu’en octobre 1966. En 1968, il utilisa une carte de crédit volée pour louer une chambre à l’hôtel Chariot Inn. Il fut arrêté pour contrefaçon et passa 15 mois de travaux forcés au pénitencier de Huntsville. Ampoules aux mains, le cou brûlé par le soleil et des gardiens sadiques attendant une excuse pour le battre ou le fouetter. Il sortit puis passa encore neuf mois dans une prison mexicaine pour trafic de drogue…

TOWNES VAN ZANDT
Le premier inspirateur de Calvin pour écrire ses propres chansons était un autre prisonnier du pénitencier de Huntsville, Shotgun McAdams, qui devait son surnom au hold-up d’un supermarché avec un fusil. Quand Calvin sortit de Huntsville, il devint l’un des habitués de Spellman’s sur la 5ème rue d’Austin et fit partie d’un conglomérat de songwriters qui comprenait Jubal Clark, Rich Minus, Pat Mears, Blaze Foley, Kimmie Rhodes et David Waddell. C’est à ce moment qu’il connut sa première véritable influence, Townes Van Zandt. Il se rendit à une séance commune dans l’ex-forge de Seymour Washington à Clarksville, Tennessee. Ce fut une découverte immédiate. La magie des textes, la guitare acoustique en harmonie, l’intelligence instinctive du style. De son côté Van Zandt respectait cet ex-prisonnier comme un vrai hors-la-loi et adopta Calvert Russell comme son protégé créatif, lui facilitant les engagements et le présentant à d’autres artistes influents. Accessoirement, il le conseillait dans les arcanes de la composition. C’est lui, par exemple qui apprit à Calvin comment écrire absolument en solitaire, ne dévoilant jamais une chanson avant qu’elle ne soit totalement finie.
Après la fermeture de Spellman’s, les songwriters déménagèrent à l’Austin Outhouse. Ils jouaient l’un pour l’autre, pas seulement pour un public à géométrie variable. C’est là que de grands noms commencèrent à participer aux soirées, Willie Nelson, Nanci Griffith, Kris Kristofferson et Leon Russell. A un certain moment, il fut même question que Calvin devienne l’un des Outlaws avec Johnny Cash, Willie Nelson & Kristofferson.

FRANCE & EUROPE
Mais arriva le succès inattendu en France : Calvin était une sensation sur le circuit indépendant, ne devant rien aux ruses de marketing des grands labels. Il est difficile d’imaginer maintenant l’ampleur et la rapidité de sa popularité auprès du public alternatif. Le premier album s’écoula à 100 000 exemplaires. Le premier show eut lieu en Suisse devant 3 000 spectateurs. Calvin jouait en première partie mais les fans lui firent un triomphe. Lorsqu’il joua à Lille, quelques mois plus tard, il y avait 7 000 spectateurs hors de contrôle. On peut dire qu’il fut l’un des premiers à jouer du country indie avec un tel succès en Europe. A Lille, il était pétrifié par l’accueil du public, qui le rendait incapable d’ajuster son ampli. Ce qui est un comble pour lui, toujours à la recherche de la qualité acoustique. Il jouait le plus souvent sur une électro-acoustique mais jouait aussi en électrique sur une James Trussart modèle Telecaster, en acier.

Alors que le plupart de ses associés musicaux étaient de solides buveurs (comme Townes Van Zandt, qui fut emporté par une crise cardiaque à l’âge de 52 ans), Calvin a toujours prétendu qu’il ne prenait pour monter sur scène que des psychédéliques et de l’herbe. Mais pour l’avoir bien connu à Austin et en France, je sais que l’alcool lui était indispensable. Par exemple, au Rock ’n’ roll America de Disneyland Paris, je l’ai vu commencer le show et être totalement inintéressant. Ce n’est qu’après que son road manager lui eut apporté une bouteille de bourbon sur scène qu’il put commencer à jouer au niveau supérieur qui était le sien.

Après le disque A Crack In Time de 1990, il continue l’année suivante sur New Rose, le label de Patrick Mathé, avec Sounds From The Fourth World. Là, il garde la même équipe : Joe Gracey à la production, Gary Craft à la guitare et David Waddell à la base. Surtout, il compose de grandes chansons comme You’re My Baby et propose une première version de Crossroads (une composition de Saylor White). Mais c’est surtout One Meat Ball qui est remarquable. Le voila ce quart-monde du titre : l’histoire d’un homme si pauvre que la soupe populaire lui donne à choisir entre un plat de spaghetti et une boule de viande, mais pas les deux. Une expérience qu’il a vécue…
Fin 1992, c’est le superbe Soldier. Le producteur Jim Dickinson joue aussi des claviers, son fils Luther Dickinson (futur Mississippi All Stars) est à la mandoline, Gary Craft, David & Leland Waddell accompagnent des titre comme Soldier, Rats & Roaches ou I Dreamed I Saw. Disque inoubliable…

Il y en eut d’autres : Dream Of The Dog, Le VoyageurLive !, Sam (avec le superbe Texas Bop), Crossroads, Rebel Radio, Live At The Kremlin, Unrepentant, Dawg Eat Dawg, Contrabendo (un live au Trabendo de Paris) et les ultimes The Last Call, In The Heat Of A Night et Crossroads-Part 2.
Calvin Russell changeait souvent de formule, de l’électrique à l’acoustique. Par exemple en août 2000, en pleine période Crossroads, il décide de partir en tournée en France avec Van Wilks à la guitare acoustique et un pianiste. Grand succès !
Après son retour à Austin en 2003, ses ennuis légaux terminés, Calvin accepta une résidence hebdomadaire chaque lundi à la Long Branch Inn sur la 11ème rue d’Austin.
Voir un musicien du calibre de Calvin, directement et sans filet de protection, était incroyable. Accompagné par une simple section rythmique, il mixait ses compositions et des reprises. Le public attendait impatiemment sa reprise d’ Oval Room de Blaze Foley. Jouer une reprise dans un club pour une centaine de spectateurs peut sembler un grand pas en arrière pour un habitué des grandes arènes mais quand Calvin chantait l’Eastside d’Austin devenait parisien pour quelques instants et inversement le XXème arrondissement de Paris ou un village provençal devenait texan…

GARFIELD, TEXAS
Calvin Russell a enregistré de nombreuses vidéos pour ses titres principaux. Il a aussi été acteur dans les films The Lost Platoon (1990), Scary Movie (1991) et Jugement Aveugle (1991). Il vivait sur son ranch du Texas, près d’Austin. Il se savait atteint d’un cancer du foie et s’éteignit, après un parcours musical créatif et compliqué, le 3 avril 2011 à Garfield, Texas. Il avait 62 ans. © (Romain Decoret

Complément hsitorique : Interview de Calvin Russell par Yves Bongarçon, publiée dans Le Cri du Coyote (début 1991)