par Dominique Fosse avec la participation d’Alain Kempf
Le festival de bluegrass de La Roche-sur-Foron est devenu au fil des années (et assez rapidement) la manifestation bluegrass la plus importante en Europe et, à ce titre, quasi indispensable. Je me souviens pourtant qu’à ses débuts, on se demandait si ce rassemblement dépasserait la troisième année d’existence, fatale aux festivals de Toulouse puis d’Angers dans les années 80. Il en est, en 2022, à sa quinzième édition. Il n’était certainement pas évident de perpétuer cette manifestation après l’année blanche de 2020 pour cause de pandémie, et le “mini” festival de 2021 qui, pour la même raison, n’avait accueilli que 10 à 20 % du public habituel, mais les organisateurs (le Président Christopher Howard Williams, Didier Philippe et l’Office du Tourisme de La Roche) en avaient l’envie et l’énergie. La municipalité, les sponsors, les 250 bénévoles ont suivi et le festival est bien revenu en 2022, dans une formule proche des éditions précédentes. Simplement, La Roche Bluegrass Festival est devenu Bluegrass In La Roche. Fallait-il vraiment ce changement de nom ? En tout cas, le nouveau logo est une réussite, plus moderne, très « stylé » diraient mes enfants.
La formule a quand même été modifiée puisque le concours de groupes qui existait depuis l’origine a disparu. En plus de la grande scène et de la petite scène du midi qui coexistent sur le site du festival, les organisateurs ont innové avec une troisième scène, à l’écart, devant la mairie de La Roche-sur-Foron, consacrée aux formations en duo ou trio. C’est bon de retrouver l’ambiance familiale du festival, certains bénévoles qu’on commence à bien connaître, les amateurs de bluegrass qu’on n’a pas vus, pour la plupart, depuis trois ans. Certains ne sont pas là alors on s’interroge. La buvette va-t-elle être rentable sans les Normands de Howlin’ Fox/ Muddy Hill Boys ? On espère que les absents le sont pour de bonnes raisons, pas comme mon copain banjoïste Pierre-Yves parti rejoindre le paradis des musiciens l’hiver dernier. Nos discussions post-concerts vont me manquer.
Jeudi soir, après les prestations des stagiaires, les Hollandais de EMMY & The BLUEGRASS PALS ont entamé le festival de manière plutôt molle et brouillonne. Le niveau et le son d’ensemble sont très moyens. Le répertoire manque d’originalité avec une moitié de standards (c’est beaucoup trop – il faut montrer de l’originalité dans un festival qui accueille 35 formations). Et quand il y a cinq chanteurs dans un groupe, c’est souvent qu’aucun n’est vraiment remarquable. Celui que j’ai préféré est le mandoliniste Johan Lubben sur Can’t You Hear Me Callin’.

Roger MASON était annoncé comme une des vedettes du festival. “Une légende du bluegrass” selon la présentatrice Stéphanie Colin, vite rectifié en “légende du cajun” par Bertrand Cocquegniot, banjoïste très actif dans les années 70 et 80 et qui a formé les String Fellows quand il a pris sa retraite professionnelle. En fait, Roger Mason est surtout connu en France pour une méthode de guitare finger picking et quelques chansons parues au début des années 70. C’était bien avant la naissance de Stéphanie. La prestation de Roger Mason avec les STRING FELLOWS a été poussive, malgré l’évidente bonne volonté de Christian Poidevin (bss) et Jean-Marie Daviaud (mdo) de dynamiser le set. L’alchimie ne se fait pas entre le chanteur cajun américain et les musiciens bluegrass français. Il y a des moments où ils se perdent. Alors que la plupart des formations jouent de façon groupée, Roger Mason et les String Fellows sont six et ils sont alignés sur toute la largeur de la scène ce qui ne doit pas faciliter la cohésion. Tous les tempos sont les mêmes. Christian Poidevin fait trop de fioritures à la basse. Ils alternent standards bluegrass et cajun. Roger Mason chante une version de City Of New Orleans en français peu convaincante. Plutôt que cette quasi traduction, j’aurais préféré la version originale ou même l’adaptation (plus que libre) de Joe Dassin. Roger Mason chante son grand succès, Le Blues de la Poisse, seul à la guitare. Les String Fellows font ensuite trois titres sans lui et c’est le moment que j’ai préféré. Christian Poidevin chante le beau Mountain Pass de Dan Fogelberg et Hervé Nicolle interprète Carolina In The Pines et le swing Dixie Cannonball qui m’a semblé le meilleur morceau du set (allez savoir pourquoi, les bluegrasseux français sont souvent à l’aise dans le swing) et un des moments où Jean Darbois (fdl) a paru le plus concerné. En rappel, l’instrumental Cajun Grass Two Step n’était pas mal.

Cette première soirée du festival aurait pu être complètement gâchée puisque la dernière formation programmée, Silène & The Dream Catchers, a dû déclarer forfait, la jeune chanteuse lyonnaise qui avait fait sensation l’an dernier étant atteinte du Covid. Ce n’est pas la première fois qu’une défection de dernière minute se produit à La Roche-sur-Foron et, tel un magicien, Christopher Howard-Williams trouve toujours une (bonne) solution. Malgré l’absence de leur banjoïste Léna, il a convaincu les trois musiciennes de DEAR JOHN (autre succès de 2021) présentes au festival de clôturer la soirée. Elles se sont fait épauler par Manu Bertrand (dob) et Glenn Arzel (bjo, mdo), sans manquer de faire remarquer qu’il fallait bien deux hommes pour compenser l’absence d’une nana. Valentine, Anaëlle et Stéphanie ont débuté leur concert en trio avec des classiques, Fox On The Run accompagné d’un ukulele et Cold Cold Heart démarré a cappella. Des prestations vocales parfaites et magnifiques de sensibilité, dix coudées au-dessus de ce qu’on a pu entendre précédemment dans la soirée. On ne perçoit pas de manque malgré l’absence de Léna. Sa voix haut perchée est souvent l’électron libre de la formation, sa part de fantaisie. En trio, le groupe perd un peu en variété mais conserve toute sa cohésion. Plus tard dans leur set, les Dear John renouvelleront ces trios, sur des gospels essentiellement, ajoutant des percussions corporelles (“body clap”) dans When I Wake Up (To Sleep No More) et une voix de basse (peu audible cependant) avec Julia Zech de Stereo Naked. Cette dernière joue aussi (très bien) du banjo sur Say Darlin’ Say, brillamment chanté par Annaëlle. Les trois musiciennes font le show. Elles chantent lead tour à tour (une murder ballad revisitée par Stéf, Dolly Parton pour Valentine). Elles font participer le public dans Lost Star. Annaëlle interprète un fiddle tune dynamique au violon qui se termine en chanson. Manu Bertrand et Glenn Arzel apportent leur contribution en douceur, en nuances. Le son est excellent. On ferme les yeux et on pourrait aussi bien être à un concert de I’m With Her accompagné par Rob Ickes. Elles terminent en apothéose avec un yodle remarquable. Finalement, une très belle soirée.

Du vendredi au dimanche, il y a donc désormais une seconde scène devant la mairie pour des formations en duo ou trio qui jouent en début d’après-midi, avec des horaires qui chevauchent un peu ceux de la scène principale. Il faut faire des choix non seulement par rapport à ces horaires mais surtout pour préserver son capital soleil. L’été est torride depuis quelques jours (ça fait une moyenne avec le festival 2021 passé sous la pluie). Ce vendredi, j’ai chauvinement opté pour FLAT TOP BROS, le duo des guitaristes Laurent Vue et Philippe Perrard. Il y a plusieurs rangs de chaises devant la scène mais le public est réparti en deux groupes : les collés à la scène pour profiter de l’ombre du chapiteau, et les alignés le long du mur de la mairie pour profiter de celle du bâtiment. Les musiciens sont trempés de sueur et ce n’est pas la faute au trac. A cause du nom du groupe et du titre que Laurent et Philippe avaient enregistré pour l’album France Bluegrass en 2013 (Big Scioty), je pensais qu’il s’agissait d’un duo instrumental. En fait, la majorité des titres sont (bien) chantés par Laurent, avec de temps à autre l’harmonie vocale de Philippe. Le répertoire est vintage, de Jimmie Rodgers (My Blue Eyed Jane, le titre que j’ai préféré dans ce set) à Johnny Cash et Doc Watson, en passant par Merle Travis et au moins trois titres des Delmore Brothers. Beaucoup de blues. Une petite variante boogie ou une valse serait bienvenue mais on ne s’ennuie pas car toutes les chansons conviennent à la voix de Laurent et les deux musiciens savent donner de la variété à leurs solos, chacun dans son style.

Tant pis pour les Ecossais et les Italiens qui leur succédaient, je suis allé faire la sieste à l’ombre. J’ai été réveillé par l’orage et une pluie diluvienne (quelques grêlons en prime). Quand je me suis décidé à affronter la fin de l’orage pour retourner sur le site du festival, la prestation de Stereo Naked était terminée (d’après les photos d’Emmanuel Marin, ils ont joué devant une trentaine de personnes plus ou moins abritées par des parapluies et des parasols qui se retournaient régulièrement).

Je suis heureusement arrivé à temps pour le concert de The FOUNTAINEERS (qui a quand même démarré avec deux heures de retard). C’est un groupe établi en Ecosse mais le banjoïste Rob Hart est de Caroline du Nord, la violoniste Jeri Foreman australienne et le mandoliniste Callum Morton-Teng a suivi le cursus bluegrass de l’Université ETSU dans le Tennessee. Le groupe est né de jam sessions en extérieur durant le premier confinement. Un groupe tout récent donc et il faut féliciter Christopher d’avoir osé faire passer une formation avec si peu de références sur la grande scène. Sa confiance a été récompensée par un concert varié, allant de Lester Flatt (Gonna Settle Down) à des reprises de titres assez récents (Train On The Island de Tim O’Brien, In The Gravelyard de Blue Highway et une chanson de Breaking Grass), en passant par les Country Gentlemen (Leaves That Are Green), un poème mis en musique par Joe K. Walsh (Innisfree), quelques compositions et des instrumentaux (le classique Goodbye Liza Jane, un fiddle tune de John Hartford, de la Dawg music). Je les ai trouvés meilleurs sur les titres plus modernes qui me semblent mieux convenir à la voix du guitariste Michael Wright. J’ai beaucoup apprécié les solos en finesse de Callum Morton-Teng, bizarrement affublé d’une combinaison style pompiste qui ne semblait pas convenir à la température de ce mois d’août. Jeri Foreman a un jeu très énergique. Rob Hart est plus discret mais ses roulements en back up sont essentiels pour le son du groupe.

Après quatorze éditions du festival sur lesquelles se sont déversées des légions de groupes tchèques, souvent talentueux, au point de truster les victoires et les places d’honneur du concours de groupes, on est surpris de découvrir qu’il existe des musiciens tchèques majeurs qui n’étaient pas encore venus à La Roche. C’était pourtant le cas du mandoliniste Radim Zenkl, présenté par le toujours dynamique et pertinent Philippe Ochin comme un des meilleurs mandolinistes européens. Il était accompagné par le groupe ZENKL & KOZAK BAND, en fait une formule étoffée (avec un banjoïste et un bassiste) du duo qu’il a formé avec Ondra Kozak . Ce dernier est un habitué du festival puisqu’il était présent pour la douzième fois et il restera probablement à jamais le recordman des victoires du concours de groupes : quatre victoires avec quatre groupes différents. Le duo se suffirait à lui-même car Zenkl et Kozak ont de multiples talents. Ondra Kozak avait gagné le concours en tant que fiddler puis mandoliniste et enfin comme guitariste et chanteur lead. Cette année il a aussi joué du dobro (reviendra-t-il au banjo l’an prochain?). Zenkl est un très bon mandoliniste mais c’est aussi un flûtiste virtuose (sur un instrumental où le banjoïste David Benda a fait plus que jouer les utilités) et il a joué du didgeridoo sur Groundhog chanté par Ondra Kozak. Il présente les morceaux avec humour. Zenkl et Kozak ont chanté en tchèque, en anglais (New Highway de David Parmley & Continental Divide, Lila écrit et chanté par Zenkl, Sally Ann que Kozak faisait déjà avec son groupe East West) mais aussi de très jolie façon en duo en gaélique. Le plus intéressant était néanmoins la partie instrumentale de leur set. Zenkl a fait une démonstration de sa technique toute personnelle employant deux doigts de la main droite lui permettant de jouer de la mandoline en tremolo accompagnée d’un accompagnement semblable à un pizzicato de violon (sauf que c’est lui qui fait tout). Joli et remarquable. Ensemble, ils ont aussi joué Twin Peaks (une compo de Zenkl), Milestones de Miles Davis (avec un énorme groove du bassiste Jiri Valek) et ils ont terminé sur une excellente version de l’instrumental porto-ricain El Cumbanchero, devenu un cheval de bataille de la mandoline bluegrass depuis son adaptation par Jesse McReynolds.

C’est exceptionnel à La Roche-sur-Foron, le groupe COUNTRY GONGBANG a joué deux fois sur la grande scène, le vendredi et le dimanche. Une exception largement justifiée du fait que ces cinq jeunes musiciens viennent de Corée (pour les nuls en géopolitique, c’est forcément la Corée du Sud). C’est la première fois qu’ils jouaient en occident. Christopher Howard Williams les a découverts grâce aux concerts virtuels qui se sont développés pendant la pandémie. Ils ont appris à jouer du bluegrass en regardant des vidéos sur YouTube. Et d’entrée ils montrent leur savoir et leur talent de musiciens, mais aussi leur fraîcheur, sur des reprises de Foggy Mountain Breakdown et Blue Moon of Kentucky. Le meilleur est venu ensuite avec leurs compositions en coréen. Ceux qui ont déjà entendu la chanteuse de jazz Youn Sun Nah chanter dans sa langue savent combien le coréen est une langue mélodieuse. Elle s’adapte merveilleusement à la musique de Country Gongbang, particulièrement par la voix soyeuse de sa mandoliniste Yebin. Il y a une majorité de tempos modérés où la voix de Yebin, un banjo qui joue sur du velours et quelques traits d’archet sur la contrebasse amènent une grande douceur. Cela fait de Country Gongbang un ambassadeur du bluegrass romantique comme ne peuvent l’être que quelques formations avec un duo mixte comme Darin et Brooke Aldridge. Comme d’autres groupes de jeunes musiciens (Crying Uncle Bluegrass Band), ils ont un gros défaut : ils passent des plombes à remercier. C’est sympa et on comprend qu’ils soient reconnaissants que les organisateurs du festival les aient fait venir de si loin mais c’est trop long !

James Field, qui a entre autres joué avec les Charles River Valley Boys de Joe Val dans les années 60, a passé plusieurs années en France pendant lesquelles il a été le guitariste chanteur des groupes parisiens Blue Railroad Train et The Usual Suspects. Il revient en France dès qu’il en a l’occasion, cette fois avec LEVEL BEST, une formation de musiciens américains chevronnés. Ils l’ont prouvé tout de suite en étant rapidement en place autour du micro central alors que la plupart des balances m’ont semblé plus longues à installer que d’habitude lors de ce festival. Ce sont de bons musiciens mais le banjo d’Ed Lick m’a semblé mal réglé. Le répertoire de Level Best est composé de classiques et de semi-classiques. Le groupe a présenté un set varié car Wally Hughes alterne fiddle et dobro et il y a quatre chanteurs dans Level Best. Ils doivent avoir des principes de fonctionnement démocratique qui les incitent à partager équitablement les leads. Pas certain que ce soit une bonne idée, selon moi, car la voix de Ed Lick est assez terne et, malgré une tessiture aiguë et une puissance intéressantes, Wally Hughes ne m’a pas paru être un bon chanteur. Level Best devrait davantage miser dans ce domaine sur sa mandoliniste Lisa Kay Howard-Hughes et surtout James Field qui a pour moi la voix la plus agréable dans cette formation. C’est le groupe pour lequel le point de vue d’Alain Kempf et le mien sont les plus divergents. Alain a bien aimé la voix de Wally Hughes qu’il a trouvé épatant au dobro et judicieux dans l’utilisation de son fiddle à 5 cordes. Alain a aussi beaucoup apprécié l’adaptation instrumentale de Happy Together des Turtles par Ed Lick et sa composition instrumentale Fireball eMail. Rien que le nom du morceau est une trouvaille (pour les non initiés au bluegrass qui se seraient perdus aussi loin dans cet article, Fireball Mail est un standard country-bluegrass aussi populaire comme chanson que comme instrumental).

Le samedi midi, je suis arrivé à la fin du set de JOHNNY & The YOOAHOOS. Juste à temps pour entendre trois ou quatre titres. L’énergie de ce quatuor allemand m’a impressionné, tout autant que la voix puissante de son guitariste Bernie Huber. Johnny (mdo) et Bastian Schunbeck (bjo – sont-ils frères?) sont aussi de bons chanteurs. Les refrains en trio étaient vraiment prenants et ce sont de bons musiciens. Quelques titres qui m’ont vite décidé à acquérir leur album pour en entendre davantage. Je ne suis pas le seul à avoir été emballé puisque Christopher a déclaré au micro à la fin de leur set que Johnny & The Yooahoos étaient d’ores et déjà invités à jouer sur la grande scène l’an prochain.

J’ai fait un tour à l’ombre dans le bâtiment réservé aux luthiers pour admirer leur travail et voir de près la mandoline de voyage (démontable, jouable par les gauchers comme les droitiers) offerte par Jean Lacote au festival (la mando est en vente aux enchères et l’intégralité de la vente ira dans les caisses du festival). Un très bel objet, astucieux, avec un joli son (il faut des écouteurs). Jean m’a aussi montré sa dernière création, une mandole blonde en érable ondé (si je me souviens bien). Magnifique et en plus, Jean en parle très bien.

Sur la grande scène, la programmation a repris avec un autre groupe allemand, BUNCH OF GRASS. Ils affectionnent les chansons nostalgiques avec des passages en accords mineurs. C’est plutôt classique (une très bonne version d’un instrumental de Kenny Baker) mais il y a eu aussi des moments plus modernes et plusieurs compositions des membres du groupe.
JUST AS BLUE est un groupe suédois centré sur sa chanteuse, la guitariste Ulla Tanggaard. Elle porte une robe rouge bien voyante. Ses trois musiciens (bjo, fdl, cbss) sont tous en noir et blanc et ils sont plutôt discrets : peu de solos de banjo et des solos de fiddle avec peu de notes, longuement tenues à l’archet. Jörgen Berg joue plusieurs titres en clawhammer. On est à mi-chemin entre bluegrass et folk moderne. Vestimentairement comme musicalement, tout est fait pour mettre en valeur le songwriting et la voix de la chanteuse (Crooked Road, Been A Long Time).

Depuis que j’ai entendu leur album Alegria, associant bluegrass et flamenco, j’avais hâte de découvrir le groupe FLAMENGRASS sur scène. Je n’ai pas été déçu car en plus de jouer les titres de l’album, Carol Duran (fdl) et Lluis Gomez (bjo) font le show. Ce n’est pas la première fois que Lluis joue à La Roche et on connaît son humour et son talent. Carol a tout, le charme, l’énergie. Elle est Espagnole (Catalane si elle préfère) jusqu’au bout des ongles. Ses mains dansent quand elle chante. Parfois, elle danse tout court et fait danser les autres musiciens. Elle chante magnifiquement Quan S’Atura El Temps et Station In Your Heart. Je me suis aperçu que c’était Maribel Rivera (cbss) qui chantait -très bien- Nel Pozu. Les harmonies vocales des deux chanteuses sont aussi jolies que sur l’album. En concert, on perçoit mieux que sur disque le talent du guitariste Javier Vaquero qui a un rôle rythmique essentiel mais prend aussi de nombreux solos. J’ai des petits camarades qui ont trouvé que le banjo ne s’intégrait pas bien à l’ensemble. Il y a des passages en single string qu’on peut juger un peu heurtés mais dans l’ensemble, le jeu de Lluis était d’une grande fluidité. Je l’ai trouvé carrément impressionnant sur un instrumental dédié à la fois à Paco de Lucia et à Bill Monroe, enchaîné avec Used To Be (composition du père du bluegrass). La fin a été déjantée. Carol Duran a fait chanter tout et n’importe quoi au public surexcité. Flamengrass a terminé sur une chanson à la bonne humeur communicative et un dernier titre qui a une nouvelle fois permis à chaque musicien de se mettre en valeur. Yolé !

LONG JOHN BROTHERS avait été la révélation du festival en 2021, devant une assistance malheureusement très réduite pour cause de restrictions sanitaires. Il était donc évident qu’ils seraient réinvités cette année, d’autant qu’ils ont un nouvel album (et qu’ils n’ont pas beaucoup de route à faire pour venir – ils sont de Genève, à 25 km). Ils ont entamé leur set par deux nouvelles chansons avant d’interpréter The Wrong Road du disque précédent. Sylvain Demierre (gtr) est un formidable chanteur. Sa voix domine les arrangements, tantôt chaude et profonde, tantôt aiguë pour coller au registre tenor de Jean-Michel Pache (mdo). Les trios avec Olivier Uldry (bjo) sont eux aussi excellents et ils font même un gospel à quatre voix avec leur bassiste Sylvain Merminod. En plus des chansons de leurs deux albums, ils interprètent quelques standards du bluegrass. Foggy Mountain Top avec sa partie en yodle est incontournable pour un groupe suisse. En plus d’être un excellent banjoïste, Olivier est également un très bon dobroïste, ce qui permet à Jean-Michel de s’attaquer au répertoire de Seldom Scene (Mean Mother Blues). Il partage le chant avec Sylvain sur Little Maggie qui impressionne toujours le public avec ses notes tenues. Ils se permettent même de reprendre The Train Carrying Jimmie Rodgers Home alors que Mike Compton, qui a joué sur l’enregistrement original de Nashville Bluegrass Band, est présent au festival. Une belle (et joyeuse) confirmation du talent et de l’énergie du groupe genevois.

Missy Raines était la vedette de Bluegrass In La Roche cette année. Il est rare qu’une contrebassiste bluegrass soit une vedette mais Missy a la particularité unique d’avoir été élue à dix reprises bassiste de l’année par IBMA (elle a encore été sacrée en 2021). Elle a régulièrement enregistré des albums sous son nom ou en duo avec Jim Hurst puis avec le groupe New Hip. Elle a créé récemment une nouvelle formation, Missy RAINES & ALLEGHENY. Missy est populaire en France car elle est venue au festival de Toulouse au début des années 80 avec le groupe Cloud Valley, puis plusieurs fois en tournée avec Eddie Adcock & Talk Of The Town. Elle a même déjà joué à La Roche-sur-Foron en 2019 avec le groupe Della Mae. Deux de ses musiciens, Ellie Hakanson (fdl) et Tristan Scroggins (mdo), sont eux aussi déjà venus à La Roche avec Jeff Scroggins & Colorado. Ben Garnett (gtr) et Eli Gilbert (bjo) complètent la formation. On a vu de nombreux bons musiciens au festival cette année. La différence entre Allegheny et d’autres formations moins professionnelles, c’est le rythme. Missy et ses musiciens enchaînent les titres comme aucun autre groupe ne sait le faire. Au moins au début. Ensuite, ils prennent un peu de temps pour présenter les morceaux (ça permet aussi aux autres musiciens de se ré-accorder) et plaisanter. Tristan charrie Missy et surtout Ellie mais elle a du répondant. Les deux jeunes musiciens semblent former un vieux couple (ils avaient déjà les mêmes échanges du temps de Colorado). C’est surtout au niveau instrumental que Missy Raines & Allegheny séduit. Missy Raines n’a jamais été une grande chanteuse et aucun de ses musiciens n’est très performant dans ce domaine. C’est largement Ellie qui s’en sort le mieux sur le standard de jazz After You’ve Gone et Scraps From Your Table de Hazel Dickens. Le mélange d’émotion et d’énergie de I’ve Endured convient bien à Missy. Tristan chante les tempos les plus rapides. Tous les arrangements sont travaillés et très au point, les solos sont remarquables. Missy slappe sa contrebasse dans Swept Away. Tristan Scoggins est le musicien le plus en vue. Il joue notamment une de ses compositions, The Room Full Of Stamps et il est en vedette sur l’instrumental new acoustic joué en fin de set. On s’est gratté la tête avec les copains pour retrouver le nom. Certains pensaient à Grisman, d’autres à Wes Montgomery. Il s’agissait en fait de Vonetta, une composition du guitariste de jazz Earl Klugh adaptée par Tony Rice dans son album Devlin, ce dont Alain a eu la confirmation de la bouche même de Tristan Scroggins (ben oui, des fois, y a qu’à demander). Les solos de mandoline et la partie de contrebasse groovy en ont fait le titre phare du concert.

C’est RAPIDGRASS qui clôturait la soirée du samedi. Le groupe du Colorado est sans doute la formation qui a le plus souvent joué à La Roche. Ses musiciens animent les stages instrumentaux d’avant festival depuis plusieurs années. Mark Morris (gtr), Alex Johnstone (fdl), Coleman Smith (fdl) et Charlie Parker-Mertens (cbss) débutent le concert à quatre. On retrouve leur virtuosité instrumentale. Coleman Smith met le feu à partir de Gravity, un des titres phares de leur dernier disque Take Him River (Le Cri du Coyote 166). Kyle James Hauser, ancien banjoïste du groupe, les rejoint sur scène. Il chante un reggae qu’il a écrit avec une voix de baryton très agréable. Il enchaîne avec un titre qu’il accompagne en clawhammer. Entre alors le dobroïste Billy Cardine qui gravite lui aussi autour du groupe depuis pas mal de temps. Avec cinq solistes, les breaks s’enchaînent sur les instrumentaux. Ça fuse de tous côtés. Charlie Parker-Mertens prend son tour à l’occasion. Ce doit être la sixième ou septième fois que Mark Morris se produit à La Roche (il était venu avec Hickory Project avant de former Rapidgrass) et il nous surprend encore en chantant superbement le classique country Highwayman. Sa voix parvient à évoquer à la fois Willie Nelson et Johnny Cash. En bon jamband, Rapidgrass développe le titre avec de longues parties improvisées (pour être honnête, c’était un peu trop long côté dobro mais Charlie Parker-Mertens a été royal). Mark enchaîne dans un tout autre style avec Riders In The Sky. Chaque fois que Rapidgrass est sur scène à La Roche-sur-Foron, ils invitent Christopher Howard-Williams à chanter avec eux un titre de Grateful Dead, groupe pour lequel ils ont une dévotion commune. Changement de programme cette année avec un medley de Time, Brain Damage et Eclipse, trois chansons du grand album de Pink Floyd, Dark Side Of The Moon. Arrangement fidèle à l’esprit de l’original avec bruits d’horloges en intro. La réussite du titre doit beaucoup aux interventions de Billy Cardine qui remplace David Gilmour dans le rôle du soliste céleste. Christopher s’est un peu pris les pieds dans le tapis au début mais il y a eu de jolis passages en duo avec Mark et il a très bien fait les rires idiots du “lunatic on the grass”. On est allé se coucher ravis après Happy Trails, excellent titre de l’avant-dernier album de Rapidgrass, en rappel.
Dimanche après-midi, nouveaux choix à faire pour économiser son capital soleil. Je grille ma cartouche pour TABLE FOR TWO parce que j’aime bien Thierry Schoysmans qui a gagné le concours avec son groupe belge Sons Of Navarone il y a quelques années. J’appréhende un peu quand même car Thierry et la Danoise Signe Borch constituent un duo à la ville comme à la scène, et on a plus d’une fois été déçu par des musiciens qui faisaient chanter leur copine, ayant pour elle non seulement les yeux mais aussi les oreilles de l’amour. Sauf que ce n’est pas Thierry qui a fait découvrir le bluegrass à Signe. Ils se sont connus en jammant à La Roche il y a six ans (n’est-ce pas romantique ?). Ils nous ont proposé un set varié car ils jouent chacun de deux ou trois instruments et Ondra Kozak les a rejoint en fin de concert. J’ai beaucoup aimé les interventions de Thierry au banjo (Eight Days A Week des Beatles chanté tout en duo, Everyday de Buddy Holly, un solo jazzy sur Some Old Day chanté en trio avec Ondra). Table For Two a joué plusieurs instrumentaux à deux mandolines dont un morceau de Bach et Cedar Hill de Grisman. Signe a une jolie voix et Thierry est un expert en harmonies vocales. Ils chantent beaucoup de titres en duo et alternent en lead pour If I Needed You, chanson de Townes Van Zandt popularisée en Belgique par le film Alabama Monroe. L’humour de Thierry agrémente tout le set (il a intitulé un de ses instrumentaux Life’s Too Short For Ironing) et malgré la chaleur, on ne voit pas le temps passer.

Je suis arrivé devant la grande scène du festival pour le concert de COMPTON & NEWBERRY. Tous les amateurs de bluegrass connaissent le mandoliniste Mike Compton, un des meilleurs spécialistes du style de Bill Monroe. Il a été membre de Nashville Bluegrass Band et du groupe de John Hartford. Il affectionne aussi les performances en duo (avec David Grier ou Norman Blake notamment). Son partenaire depuis quelques années est le banjoïste et guitariste Joe Newberry. Physiquement, ce dernier est le portrait craché du Colonel Sanders (Kentucky Fried Chicken – c’est pas un groupe bluegrass, c’est du poulet). Au banjo, il joue essentiellement en style clawhammer. Ils chantent tous les deux. Pas mal de classiques à leur répertoire comme Fly Around My Pretty Little Miss, Florida Blues, Raleigh & Spencer ou Kentucky Waltz de Bill Monroe (très bien chanté), mais aussi des titres moins connus et des compositions. Ça swingue sur Honky Tonk Swing (encore Bill Monroe) et Alabama Baby. Il y a eu des mandolinistes impressionnants dans ce festival, notamment Tristan Scroggins et Teo Quale qui jouent vraiment très vite certains passages. L’art de Mike Compton est ailleurs. Chaque note sonne incroyablement distincte, même quand ça va vite. Il allie énergie et précision. La beauté est aussi dans les détails avec ces petites notes tirées pour souligner les finales blues dans I Know Those Tears, composition de Joe Newberry dédiée à sa mère et très bien chantée. Compton joue aussi Jenny Lynn en accordage ouvert (AEAE), un instrumental mentionné par Bill Monroe dans Uncle Pen :
Well, he played an old tune they called the « Soldier’s Joy »,And he played the one they called the « Boston Boy ». Greatest of all was the « Jennie Lynn », To me, that’s where the fiddlin’ begins.
Une prestation à la racine du bluegrass, du classique de chez classique qui fait du bien.

Les académies et cursus universitaires dédiés au bluegrass se multiplient depuis plusieurs années. CRYING UNCLE BLUEGRASS BAND est issu de l’un d’eux, basé en Californie et qui a de sacrées références puisqu’il a déjà vu passer Frank Solivan, Molly Tuttle et A.J. Lee (qu’on a tous pu déjà apprécier en vedettes à La Roche-sur-Foron – y aurait-il une filière?). Curieusement, dans le répertoire du groupe, il y a un fossé culturel entre les instrumentaux et les chansons. Concernant les premiers, Crying Uncle joue des reprises new acoustic (Ride The Wild Turkey de Darol Anger, 16 16 de Grisman) et des compositions newgrass et new acoustic. Pour ce qui est des chansons, ils tapent presque exclusivement dans les classiques (Little Willie, Katy Daley, Crazy Heart). Midnight Moonlight fait presque figure de choix audacieux alors que Peter Rowan l’a écrit il y a près d’un demi-siècle. Ils chantent aussi deux titres country, tout aussi datés (Buck Owens et George Jones). Miles Quale (fdl), Teo Quale (mdo) qui ont suivi les cours de Mike Marshall et Darol Anger, John Gooding (gtr) et Andrew Osborn (bss) sont d’excellents musiciens et leur performance a été réellement impressionnante sur les instrumentaux. Par contre, leurs voix sont encore juvéniles (ils ont entre 17 et 21 ans), particulièrement celles de Miles et Teo. Andrew s’en sort mieux, notamment dans Old Man de Neil Young qu’ils ont interprété en rappel avec des parties improvisées qui ont enthousiasmé le public. Crying Uncle a été la révélation de cette édition 2022 pour Alain Kempf ! Il les avait déjà vus la veille sur la petite scène du midi et ils avaient joué un set différent -ce qui n’est pas un mince exploit pour de jeunes musiciens- dont une version du standard All Of Me qui témoigne encore de leur intérêt pour le jazz.

Le groupe allemand Mary Lee Family Band prévu pour clôturer le festival ayant déclaré forfait, ils ont été remplacés par GYPSY CATTLE DRIVE, les alter ego swing de Rapidgrass (comme les Red Knuckles étaient autrefois ceux de Hot Rize), ce qui m’allait bien au vu de leur prestation de la veille. Le concert a effectivement commencé par du swing avec la chanson Gypsy Cattle Drive et (je crois) Minor Swing. Dans cette configuration, Mark Morris utilise fréquemment de l’écho sur sa guitare, ce qui lui donne un son différent et se marie très bien avec celui du violon. Il y a eu une partie plus jazz avec la participation de musiciens français. Raphaël Maillet a joué une valse et Tico Tico en duo avec Coleman Smith. Le groupe a enchaîné les solos sur Caravan de Duke Ellington chanté par Annaëlle (Dear John). Elle est revenue plus tard interpréter I Can’t Give You Anything But Love avec Mark. Il a fait Satchmo (ça a ravi le public), elle a fait Ella Fitzgerald et a fini par une partie en scat (public encore plus ravi). Alex Johnstone a été plus en vue que la veille grâce à sa composition instrumentale Bow Valley Breakdown et deux bonnes chansons, Sugarmama et Highway 70 Please Release Me. Mark Morris a chanté une composition d’inspiration irlandaise et repris de façon tout aussi convaincante Blue Eyes Crying In The Rain de Willie Nelson. Comme toujours avec Gypsy Cattle Drive (ou Rapidgrass), plusieurs titres ont été prétextes à des parties instrumentales prolongées. Coleman Smith est un de mes fiddlers préférés. Charlie Mertens prend peu de solos mais il est à chaque fois phénoménal. Pour le final, Christopher Howard Williams les a rejoints sur scène. Il a déclaré, des sanglots dans la voix, qu’ils allaient chanter Ripple de Grateful Dead en hommage au mandoliniste Anthony Hannigan, décédé la veille d’un cancer. Anthony Hannigan a été le premier artiste américain à s’être produit à La Roche avec son groupe Hickory Project. Il avait animé le stage pendant plusieurs années et amené à La Roche dans sa formation Mark Morris et Coleman Smith présents sur scène ce soir, mais aussi Ed Lick qui a lui aussi joué cette année (avec Level Best). Il y avait beaucoup d’émotion sur la scène de Bluegrass In La Roche. Ils ont fait Ripple, ils ont salué le public et ils ont quitté la scène. Stéphanie Colin qui présentait cette soirée a tenté de les faire revenir pour répondre à la demande de rappel du public mais il n’avaient plus le cœur à chanter et le festival 2022 s’est terminé ainsi, avec un goût d’inachevé. J’y vois un bon prétexte pour revenir l’an prochain. © (Dominique Fosse, avec la participation d’Alain Kempf).

Pour leurs photos, grand merci à Emmanuel Marin dont la totalité des images du festival est sur son site http://www.pixels-live.fr et à Isabelle Fosse (Isa)
