par Eric Allart

Bien compliquée est la tâche de l’amateur éclairé lorsqu’il doit se confronter à un travail de l’ampleur de celui qui a constitué l’ossature de cet ouvrage (Thèse de doctorat de Camille Moreddu, collection “Anthropologie et musiques”. Editions l’Harmattan (2022). Tout d’abord parce qu’il questionne nos représentations actuelles et la genèse non seulement de genres musicaux tels que définis aujourd’hui, mais aussi tout le lexique les définissant ou tentant de les circonscrire. La chronologie (1890-1940), exclu d’emblée le terme “folk” tel qu’il a été vulgarisé en France après le folk boom revival des années 60. Et l’analyse de ses origines, en tant que concept, nous permet de comprendre que dès l’origine, les chercheurs qui s’y intéressent en donnent des définitions contradictoires.
Le continent nord-américain a ceci de remarquable, au début du XXème siècle, qu’il regroupe une multiplicité de traditions mondiales dans un pays en quête de définition de sa propre identité. Le propos des chercheurs est un empilement de sensibilités politiques et de sciences, de disciplines qui entrent parfois en conflit les unes avec les autres, mais qui aussi se nourrissent de ces interpénétrations.
Pour certains, on étudie les chansons d’origine anglo-écossaises comme reflet “ethniquement purs” d’un passé romantique mythifié. D’ailleurs seuls les textes font l’objet d’une étude, les interprétations, danses et instrumentations arriveront plus tard, en particulier avec le développement des technologies d’enregistrement, d’abord sur cylindres, puis sur disques.

La recherche se focalise sur les locuteurs anglophones, blancs. En parallèle l’intérêt se porte rapidement sur les productions des minorités : Noirs, Amérindiens, Hispaniques avec des spécialisations régionales, elles aussi orientées par des préjugés : on recherche dans l’Ouest les traces de la haute culture aristocratique espagnole. On recherche dans le sud les témoignages des survivants de l’esclavage, on s’intéresse à la condition noire par le biais des productions religieuses et vernaculaires. Dès les débuts du XXème siècle, en dépit d’un durcissement de la ségrégation, des scientifiques plus ou moins progressistes, veulent non seulement documenter la musique produite par les Noirs, mais également valider son existence comme marqueur de l’américanité. Or, l’industrie du disque, par ses classifications commerciales, “race records” et “hillbilly”, va orienter, déformer, influencer, chez les scientifiques mêmes, une perception d’un phénomène aujourd’hui beaucoup moins univoque sur les interactions entre ces différents groupes.
L’émergence de divertissements de masse, par la commercialisation de musiques enregistrées, altère profondément la vision fixiste et conservatrice d’une musique du peuple figée. D’abord méprisées, ces hybridations entrent elles aussi dans le champ d’étude des scientifiques, et progressivement, anthropologie, sociologie, musicologie, psychologie amènent les scientifiques à collaborer dans des projets transdisciplinaires.

La figure attachante de Sidney Robertson (1903-1995), dont le parcours de vie ferait l’objet d’un formidable roman, nous permet de suivre les travaux de cette chercheuse dans l’Amérique de la Grande Dépression. Nous croisons les Lomax, le père John et le fils Alan, et de nombreuses célébrités qui ont travaillé pour l’administration Roosevelt.
C’est, de mon point de vue, le chapitre le plus captivant de l’ouvrage. Intégrés dans des bricolages de statuts et de définitions de postes hétéroclites, de nombreux chercheurs, collecteurs, experts, vont rencontrer dans des “settlements”, regroupements de chômeurs employés par l’Etat fédéral, des populations avec un double objectif. Prélever, étudier, enregistrer le corpus existant dans les années 30 pour la Bibliothèque du Congrès, puis utiliser cette matière pour imprimer et diffuser des chansons, des supports destinés à constituer une culture commune et des valeurs nationales. Un travail d’ingénierie sociale non dénué d’arrière-pensées : nombreux sont les acteurs à sensibilité communiste qui y voient un vecteur de diffusion d’une conscience de classe et de messages revendicatifs. Loin de faire l’unanimité au sein de l’appareil d’Etat tant que dans la communauté scientifique, les tiraillements et tentatives de neutralisations sont nombreux. Sidney Robertson elle-même censurera ses travaux, en particulier ses tentatives d’élargir les objets de recherche à des minorités non européennes.
On croise Leadbelly, Nicholas Ray (le réalisateur de la Fureur de vivre), on apprend des choses édifiantes sur John Lomax et Charles Seeger (le père de Pete), on suit Sidney Robertson dans les Appalaches et en Californie. Le voyage dans le temps et l’espace est accessible à tous, l’écriture est agréable et diablement enrichissante.

En conclusion, l’étude des musiques produites par le peuple pour le peuple américain que nous offre Camille Moreddu illustre que les questions politiques violentes qui divisent les Etats-Unis sur leur identité en 2023 étaient déjà clairement analysées et débattues par ces savant oubliés qui ont toute leur place dans nos bibliothèques et discothèques grâce à ce travail original. © (Eric Allart)

NB : Camille joue et chante également sous le nom de Calamity Mo avec divers groupes et lors de réunions à thèmes.
C’est toujours un grand plaisir de vous lire, monsieur Eric Allart, même si je ne fais pas de commentaires habituellement. Belle photo finale, avec un certain nombre de têtes connues ou amies.