Interview par Romain Decoret
Roger Mason est toujours humble, mais déjà légendaire. Depuis l’American Folk Center à Paris, son album de picking avec Steve Waring, il a joué avec Chris Lancry, Alan Stivell, Derroll Adams, Jack Treese et réalisé ses hits français comme Le Blues de la poisse ou Travailler c’est Trop Dur. Il a tout vécu. Il est aujourd’hui de retour avec son nouveau disque, Cajungrass, en compagnie des String Fellows pour une fusion musicale entre la musique cajun de Louisiane et le bluegrass des Appalaches.

Hi Roger. Comment est né ce nouvel album, Cajungrass, après un long silence discographique ?
Je ne suis jamais pressé de mettre du produit sur le marché. Ce n’est pas ma façon de jouer, je laisse les stars agir ainsi. Ce qui s’est passé pour ce disque a commencé dans un hootenanny, une soirée open mike organisée par Dominique Maroutian. J’étais là et les String Fellows m’ont accompagné sur Le Vieux Train de la Louisiane, une version française de City Of New Orleans de Steve Goodman. Je me suis très bien entendu avec eux et nous avons décidé d’enregistrer ensemble. L’été dernier, nous avons joué au festival Bluegrass in La Roche. Ça a très bien marché et comme tous les éléments étaient réunis, l’idée qui nous inspirait était d’enregistrer une fusion des musiques cajun et bluegrass.
Quel studio avez-vous utilisé ?
Le studio 180 au Parc de La Villette, à Paris. L’ingénieur du son est Arnaud Bascunana, un spécialiste du son acoustique. Lui et son assistante Eva Miras nous ont vraiment facilité l’enregistrement parce qu’ils aiment vraiment la musique acoustique. Il nous était possible de jouer entièrement live ou de faire des overdubs s’il le fallait, les deux méthodes étaient confortables. L’instrumental Cajungrass et Bosco Stomp ont été enregistrés live et certains vocaux sont en overdubs, alors que d’autres ont été enregistrés directement en même temps que les instruments. Le son est beaucoup plus chaud en live, il y a une différence qui s’entend.

Précisions de Bertrand : Tous les titres ont été enregistrés en live, Roger faisant les voix en direct dans une cabine séparée. Il y a très peu d’overdubs, l’accordéon, les choeurs, et ma partie de banjo dans Laisser les bons temps rouler car Roger a voulu que je fasse du rubboard lors de la prise live ! Sinon tout est issu des prises directes. On a fait 3 ou 4 prises par titres, pas plus.
Les chansons sont presque toutes des standards cajun et bluegrass. Pourquoi n’y a-t-il pas d’originaux ? Je suis sûr que vous en avez pas mal dans vos carnets…
L’idée était de mettre en évidence l’évolution des musiques de Louisiane -Balfa Brothers ou Amédée Ardouin pour le cajun- et des Appalaches pour le bluegrass de Bill Monroe ou Earl Scruggs. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi des standards que tout le monde -ou presque- connait. Mais ce sont des morceaux qui ont un interêt spécial pour moi.
Comme par exemple, Travailler c’est trop dur. Quel est l’interêt spécial pour vous ?
C’est une chanson chère à mon coeur. J’ai été le premier à la chanter ou plutôt la re-chanter. J’ai découvert ce morceau en 1968 au Musée des Traditions Populaires. J’ai écrit des paroles en anglais et j’ai appris la chanson au groupe Grand-Mère Funibus qui l’a enregistrée sans moi. Puis elle a été reprise d’après notre disque par Zachary Richard, Michael Doucet, Beausoleil, Alpha Blondy, Julien Clerc, etc. Tout cela parce que j’avais au départ trouvé ce Field Recording au Musée des Traditions populaires. Et personne n’a cherché à savoir d’où il venait. L’auteur est Caesar Vincent, un fermier de Louisiane et aussi un personnage historique qui ne l’a jamais enregistrée commercialement, mais uniquement dans des field recordings du chercheur Harry Oster en 1956. il avait cette chanson en tête. Bien plus tard en Louisiane, ils ont organisé des festivals en son honneur. Je suis heureux d’avoir contribué à cela. Je voulais que ce soit présent sur ce nouveau disque.

Jambalaya est de Hank Williams mais les paroles sont de Moon Mullican qui n’a jamais été crédité. Pourquoi l’avez-vous choisi ?
Je sais que Moon Mullican n’a pas pu gagner son procès contre la famille Williams. La réputation de Hank était trop monumentale. Mais à cette époque, au début des fifties, il était courant de racheter une chanson pour 20 dollars, il y a de nombreux autres exemples. L’une des raisons pour lesquelles je l’ai choisie pour Cajungrass est que c’est un exemple parfait de fusion cajun et honky-tonk country. Une autre raison est le film O’ Brother des frères Coen. Alan Lomax, qui supervisait la musique, avait enregistré dans le film un groupe de taulards dont le leader était prêcheur à Chicago. Plutôt que de le laisser impayé, Lomax le retrouva et lui donna un gros chèque pour les droits du film. Peu de gens connaissent cette histoire…
Le vieux train de la Louisiane est City Of New Orleans avec des paroles françaises. C’est vous qui les avez écrites ?
Oui, c’est moi qui les ai écrites il y a longtemps. Joe Dassin l’avait enregistrée sous le titre Salut les amoureux mais je voulais qu’il y ait le sujet central du train parce que l’original de Steve Goodman a un texte merveilleux. Alors j’ai écrit mes propres paroles françaises. L’influence de l’original par Goodman, puis par Arlo Guthrie, est immense, c’est la source du titre de l’émission de télévision Good Morning America. Le train lui-même, qui reliait Chicago à New Orleans, a marqué beaucoup d’Américains. J’ai un ami, Thomas Alexander Sancton (qui se fait appeler Tom Sancton), qui joue de la clarinette dans le groupe de Woody Allen. Il pleure quand il entend cette chanson parce qu’il a pris ce train de Jackson, Mississippi à New Orleans pour aller apprendre le jazz dixieland. Le train n’existe plus aujourd’hui… Thom Sancton et moi allons enregistrer aux USA un album de standards du jazz et de l’American Songbook. C’est mon prochain projet…
Laissez les bons temps rouler c’est Let The Good Times Roll. Qui a écrit les paroles françaises ?
L’original en anglais est de Louis Jordan, au début des 50’s. La naissance du rock ’n’ roll. Clifton Chenier a repris la chanson dans le style zydeco et écrit les paroles françaises. Il était le King Of Zydeco. Là encore, c’est une autre sorte de fusion.

D’où vient l’instrumental Cajungrass ?
C’est un instrumental traditionnel de Louisiane, dont le titre original est Cajun Two-Step. Il y a beaucoup d’autres morceaux avec la même mélodie, le même feeling et des accords similaires, comme La valse à Monsieur Octa ou Uncle Adam’s Banana. Nous y avons ajouté un beat bluegrass un peu plus sophistiqué et c’était plaisant de l’enregistrer ainsi, en mixant deux cultures musicales différentes. Les String Fellows sont des spécialistes du bluegrass et je connais deux ou trois choses sur la musique cajun (rires)…
Bosco Stomp évoque une chanson de marin de rivière, sur un bateau du Mississippi. D’où vient-elle ?
Il y a un endroit appelé Bosco en Louisiane, c’est à cela que se réfère Bosco Stomp. Le stomp est une façon particulière de jouer, en accentuant les premier et troisième temps. C’est une chanson très inhabituelle, construite autour d’un riff mélodique central, avec des descentes pour revenir sur la fondamentale. Les paroles sont comme un blues, ce n’est pas du tout une chanson romantique. (Il chante) : “Tu me fais du mal à moi et maintenant tu me tournes le dos…”
Qui a enregistré l’original de Hand Me Down My Walking Cane ?
Je crois que c’est la Carter Family avec Mother Maybelle et A.P. Carter, dans les années 30. Elle passait partout à la radio mais la version cajun est de Cleoma Breaux, l’épouse de Joe Falcon. Elle l’a enregistrée au début des années 1940 et Claire et son mari ont été les premiers à faire des disques de musique cajun. Ce n’était pas du pur cajun mais ce fut un grand succès à la radio. Avant eux le cajun était une tradition orale, retransmise entre musiciens. Ensuite, tout le monde a repris cette chanson, même Jerry Lee Lewis, ou Dr John.
Vers 1969-70 vous êtes passé du fingerpicking des Appalaches à la musique cajun jouée à l’accordéon. Qui vous a influencé dans cette voie ?
Mon inspiration principale est venue de Nathan Abshire. Il avait un groupe appelé The Pine Grove Boys qui était en réalité les Balfa Brothers. Mais Nathan Abshire m’a fait réaliser que l’on pouvait chanter le blues en français, en gardant cette authenticité venue de Louisiane. J’avais virtuellement, ou presque, la double nationalité, américaine et française, mais j’ai trouvé mon identité dans le cajun. Mon autre inspiration principale est venue plus tard quand j’ai découvert Amédée Ardouin. Il est souvent appelé le Robert Johnson cajun parce qu’il y a dans sa voix la même qualité incantatoire que Robert Johnson. Quand tu l’entends, il est impossible de rester indifférent. Son jeu d’accordéon a été repris par beaucoup de musiciens. Amédée Ardouin est mort tragiquement, comme Robert Johnson : pendant une soirée une jeune fille blanche est venue lui essuyer le visage avec un mouchoir. Un jaloux était dans le public et l’a tué sur le chemin du retour…

Vous avez un diplôme de docteur en musique, décerné par l’Université de Miami où vous vivez. En quoi cela a-t-il changé votre approche musicale ?
Cela m’a fait réaliser l’importance d’enseigner ce que je sais. Aux enfants principalement. J’ai enregistré le disque Le Professeur Doremi et Histoires de Crocodiles, chansons pour enfants. Quelques-unes des meilleures années de ma vie ont été celles où j’enseignais la musique aux enfants. Cela a changé mon attitude, l’important n’est pas combien de disques tu as vendus, non, l’important est cette magie musicale que les enfants sentent instinctivement.
Vous jouez de l’accordéon cajun, mais vous continuez le fingerpicking à la guitare ?
Bien sûr. Je joue aussi du piano dans le même style que la guitare. Je ne suis pas un collectionneur de guitares mais j’ai une Larrivée venue du Canada qui est mon instrument préféré. Je joue aussi sur une Zager, un modèle récent fabriqué dans le Nebraska avec un manche très facile à jouer. Pour mon disque Spécial Instrumental avec Steve Waring en 1970, le temps pressait et j’ai joué sur une Favino, une 12-cordes dont le manche avait été remplacé par celui d’une 6-cordes. Je l’ai remplacée par une Martin D-18 que j’ai trouvée dans un pawn-shop de New Orleans pour 100 dollars. Je joue avec un onglet au pouce, sans rien sur les autres doigts. Trois doigts seulement, index, majeur et annulaire.
Que dirais-tu aux lecteurs du Cri du Coyote ?
Il y a tant de belles mélodies dans la musique cajun et le bluegrass aussi, sachez les découvrir, les écouter et les travailler. On a trop tendance à se laisser emporter par le beat, parce que c’est un bon feeling, mais il faut savoir prêter attention à la mélodie… © (Romain Decoret)
Site de Roger Mason : www.rogermasonmusic.com
Site des String Fellows : www.thestringsfellows.com
Cajungrass sort le 7 Avril (label Washi Washa). Il sera disponible sur toutes les plateformes de streaming et de téléchargement.
Roger revient en France en Mai et Juin. Concerts :
1er Juin : « Sawmill Sessions » à la Péniche Anako à Paris
16 Juin : La Ferme à Jazz – Bourg en Bresse (01)
17 Juin : Mont July (01)

Discographie de Roger Mason :
Guitares américaines – Special Instrumental (1970, avec Steve Waring) Le Blues de la poisse (1971) Blues From Over The Border (1973, avec Chris Lancry) La Baleine Bleue (1973, avec Steve Waring) Le Blues du temps qu’il fait (1973) Guitare cajun (1975) Roger Mason & les Touristes (1977) Hommage à Woody Guthrie (1978) La Vie en video (1979) Le Professeur Doremi (1982) La Lune qui rit (1984) French Blues (2005) Cajun Grass (2022, avec les String Fellows).