Le Paysage du Bluegrass

Le bluegrass a commencé à être connu en France dans les années 70 puis apprécié “live” grâce, entre autres, aux festivals de Toulouse. Une première version de cet article a été publiée dans Back Up dans les années 80, revue dirigée par Joël Herbach. Pas d’illustration ici, l’évocation de chacun pouvant être nourrie par l’écoute des chansons. Par Jacques Brémond

A Dominique Fosse,
Pour trouver le pays du Bluegrass, une seule direction historique : le Sud. Ce “deep south » réunit les quelques états de la tradition, géographique, esthétique et psychologique : My Dixie Home se trouve quelque part dans le Kentucky, ou les Carolines (Nord et Sud), les Virginie (Est et Ouest), le Tennessee, la Géorgie, l’Alabama, ou encore l’Arkansas, le Texas, etc. Le reste du monde est souvent ignoré ou presque. De cet univers “étranger”, émergent parfois le Mexique ou la Californie, mais l’essentiel de ce monde quasiment inconnu est peuplé de villes et de terres inhospitalières, voire de descendants de Nordistes ou d’éléments qui ne sont pas toujours fréquentables. Encore ceux qui sont obligés d’y aller, pour le travail ou gérer un exil, rêvent-ils en permanence de leur région, de leur Old Home Place. Même l’océan, presque jamais nommé, ou utilisé comme une métaphore (Ocean Of Diamonds) est une entité imprécise, et parfois traversée sans grand espoir de retour. C’est que le paysage des chansons est une vision très personnalisée du monde, où chaque obstacle naturel participe, à sa manière, aux difficultés de la vie. Gravir une montagne, c’est aussi monter vers Dieu, traverser une rivière, c’est déjà connaitre un peu l’au-delà…
A partir d’environ deux cents chansons, choisies sans volonté orientée ou scientifique, nous avons une idée des préoccupations des habitants de ce sud musical. Il ne s’agit pas là d’éthnomusicologie, simplement d’un regard, parfois ironique, mais toujours tendre, sur ce que raconte le Bluegrass à travers sa musique.

Son univers, fermé sur lui-même, est délimité par des montagnes : Black Mountain, Green Mountain, Clinch Mountain, Shenandoah Mountain, Cumberland Mountain, Pike Mountain, Pinnacle Mountain, Rocky Top, Togary Mountain, Sunny Mountain, Foggy Mountain, Sourwood Mountain, Stoney Mountain, Smokey Mountain, etc. Autant de noms omniprésents qui se rejoignent dans une espèce de chaîne permanente assimilée aux mythiques Blue Ridge Mountains. Ce décor est parcouru de fleuves ou de rivières : l’Ohio et le Mississipi sont d’ailleurs sur le même plan que le Jourdain dans plus d’un gospel. Parfois plus modeste, le cours d’eau est isolé, témoin direct de l’état d’âme de l’habitat : la lonesome river roule alors des muddy waters (quand il ne s’agit pas de cadavres, comme celui qu’on voit flotter depuis les Banks of The Ohio). On trouve aussi diverses creeks : Cripple Creek, Salt Creek, Crazy Creek, Sinkin Creek, appellations courantes qui témoignent de l’importance de cet élément naturel. Autour, s’étalent doucement les collines qui roulent leurs formes dans l’horizon (nous renonçons à compter les hills) et les maigres jardins ou champs cultivés.
Car, bien sûr le pays est habité !

Avant de découvrir la maison et les habitants, jetons un coup d’œil à la végétation et à la faune sauvage. La flore se réduit à des espèces simples et peu nombreuses : la forêt et l’herbe (parfois bleue il est vrai !). Les arbres, à eux seuls inspirent plusieurs mélodies : les pins, Piney Woods, Lonesome Pine Breakdown, et l’inévitable In the Pines (avec une « saine ambiance » de trahison et de cadavre perdu !). On voit des pommiers, sortis du paradis pour le bénéfice des tartes traditionnelles et indispensables (Apple Pie), le sycomore, et un saule pleureur (le bien nommé) comme un confident posthume : Bury Beneath The Willow Tree. Au pied de ces complices des grandes douleurs, poussent quelques fleurs : sauvages ou cultivées, Wildwood Flower, Georgia Rose, qui pourraient se résumer à une seule, car la rose semble pousser devant chaque porche de cabanon, quand ce n’est pas sur les tombes. En tout cas Wear A Red Rose, le temps de manger quelques mûres (merci Blackberry Blossom).
Apparaissent aussi des animaux sauvages, peu nombreux, et souvent liés à la chasse : le daim, et surtout le raton laveur (raccoon). Le serpent hésite entre son rôle de tentateur dans la bible et l’élimination des enfants imprudents par son venin. L’ours est rare, mais présent dans One Slew Foot et Bear Tracks. Le renard est importé d’Angleterre avec Fox On The Run. La mouche, la Blue Tail Fly en tout cas, donne l’occasion à un serviteur de se débarrasser de son maître par un accident de cheval, après une bonne piqûre, ce qui fait toujours plaisir ! Enfin deux aigles surveillent le tout : Grey Eagle et Under The Double Eagle. Le petit gibier, comme le lapin, semble sans grand intérêt, malgré un Rabbit In The Log.

L’habitat est souvent dispersé dans de toutes petites communautés : l’indigène, toujours pauvre (sauf Jed Clampett) vit en famille sur son lopin de terre. Il a construit, ou son grand-père avant lui, une petite maison, Home Sweet Home bien sûr, mais rien de luxueux. Cabin Home On the Hill ou Cabin In Caroline, la « cabane » est souvent dans un coin d’ombre, au milieu de Some Dark Hollow, ou Shady Grove. L’habitation est souvent misérable d’aspect, assez âgée (Old Old House), orientée vers le Sud (My Window Faces The South). La vie se résume aux travaux des champs et à l’élevage. On élève des chevaux et des mules et les chants distinguent les pur-sang des animaux de trait : Tennesse Stud, Molly And Tenbrooks n’en finissent pas de courir. A la maison, à côté de Six White Horses (et même de Wild Horses) le Muleskinner s’affaire à maîtriser une Bucking Mule. Les volailles passent leurs temps à danser sur Chicken Reel ou Kicking Chicken. Près de là, une vieille dinde, tout en faisant beaucoup d’œufs, ne refuse pas un verre de gnole… mais peut-être faut-il écouter Turkey in the Straw au deuxième degré ?
Autour, dans la cour de la ferme, les chiens sont prêts à partir à la chasse, puisque leurs qualités dépendent en premier de leurs aptitudes en ce domaine, qu’il s’agisse du Tennessee Hound Dog ou du Old Coon Dog. Pas de chat, sauf au passage dans Buffalo Gals : curieux tableau d’ailleurs que cet animal qui lave ses péchés dans le lait, mais ne chante ni ne prie. Les autres animaux sont des oiseaux : Redbird From Kansas, Little Birdie, mais aussi le coucou, le moineau, etc. (sparrow, whippoorwill, bluebird). L’oiseau est lui aussi souvent associé aux peines de l’existence : avec Listen To The Mockingbird, on découvre la tombe de l’aimée, Hallie, sur laquelle l’amoureux chante.

Venons-en à la famille, base de toute vie collective, référence constante aux valeurs traditionnelles. La population est majoritairement blanche. Presque seul, John Henry est noir, les autres chants venus du répertoire du blues ou du negro-spiritual ayant été adaptés.
La mère est la figure la plus importante : nourriture et réconfort moral, fidélité dans l’adversité, bref l’image parfaite d’un idéal quasiment biblique. Le père n’est souvent qu’une figure un peu vague, bien que très aimée. La pauvreté oblige à se serrer sur les coudes. Pas étonnant dès lors que ces deux éléments, esprit de famille et nécessité, aient donné lieu à la création de tant de brothers et de boys : Stanley, Osborne, Bailey, Lilly, McReynolds, Balles, Delmore, Louvin, Sauceman, autant de frères comme les Dillards. Parmi les boys : Blue Grass, Foggy Mountain, Greenbriar, Virginies, Pinnacle, Sunny Mountain, Clinch Mountain, Stoney Mountain, Blue Sky, etc. Quelques parents gravitent autour du foyer : les vieux comme Old Joseph et Old Joe Clark, mais aussi une tante, Aunt Liza, et bien sûr Uncle Pen.
On n’oublie pas les disparus avec Memory Of Mother And Dad, quitte à adoucir leur départ, puisque Mother Is Only Sleeping, ni les esseulés (Orphan Girl). C’est qu’au ciel comme sur terre, il faut que l’union (en fait la réunion) l’emporte : Will The Circle Be Unbroken ! Unité que l’éloignement tend à briser automatiquement : les sentiments demeurent, mais la jouissance de proches est impossible et les lettres (quand on sait écrire !) n’y changent rien : Letters Have No Arms.
Dans la pauvre demeure, on trouve peu d’objets. Quelques-uns émergent par l’écho affectif qu’ils renvoient : une montre, un objet de valeur (Gold Watch & Chain), un fauteuil, sans doute en bascule sur la terrasse (Red Rocking Chair) et bien sûr l’horloge du « pépé » (Grandfather’s Clock).
Peut-être que, du fauteuil, au rythme d’un chant ou d’un instrument, on pourra admirer le paysage et ses changements (pluie, neige, saisons). Que ce soit avec Listening To The Rain, Snowflake Reel, l’extraordinaire Footprints In The Snow ou encore The Fields Have Turn Brown.
La nourriture se compose d’un ordinaire de base assez simple : Hot Corn & Cold Corn. Mais à côté de Shucking The Corn, on n’oublie pas de cuire des cakes et les fameuses Apple Pies. Un légume, le chou, est prétexte à une chanson aussi énigmatique que possible, d’une femme à « grande gueule » à une mule extraordinaire : Bile Them Cabbage Down.
Les métiers de la ferme ne sont pas toujours exaltants. Alors on tente sa chance, mais pour un Gold Digger, combien d’ouvriers des minoteries et des moulins (Dusty Miller) ou des mines (Coal Creek March). Il y a bien un Mississippi Sawyer, mais les autres professions, mis à part le preacher sur lequel nous reviendrons, sont plutôt à trouver dans quelque abus de langage, comme le « doc » (Watson !). D’ailleurs le travail est parfois dangereux, comme en témoigne John Henry ou Nine Pound Hammer.
Face à cette difficile existence, l’alcool tient une place capitale, seule manière bien souvent d’éclaicir un peu le quotidien, d’autant plus que sa fabrication renforce l’individualisme et le goût du secret : la contrebande est reine. Pensons au Moonshiner ! On commence à boire très tôt (Whiskey Before Breakfast) et une fois encore, les métaphores s’équipent d’éléments naturels complices : avec Foggy Dew, l’alcool permet d’évoquer la douce servante qui est engagée, mais qui pourrait bien changer d’avis au bénéfice d’un homme plus régulier. Car boire c’est aussi un moyen de rêver aux femmes. N’oublions pas ce parallèle : life – a bottle. Quant à la boisson elle-même, elle a des vertus extraordinaires : dans Mountain Dew, c’est le parfum de tante June, le remède pour la grippe de la femme du pasteur et même les vautours sont enivrés dans le ciel, tant ça « embaume la gnole » !

Mais la vie reste difficile à supporter sur un chemin plein d’embûches. Les conditions matérielles sont difficiles mais surtout la psychologie du quotidien est rarement nourrie de sentiments sereins. La peine « dans le cœur » est toujours là. Même la santé mentale est précaire. L’être tout entier (Body & Soul) est atteint. On pleure (Teardrops In My Eyes, One Tear) on rêve (Some Old Day) mais le cœur est toujours souffrant (Pins And Needles In My Heart). C’est qu’il est plutôt difficile de voir les choses avec optimisme. Certes on essaie, (Keep on the Sunny Side), mais on sent bien que, souvent, la solitude reste le lot commun et la solitude peut apparaître comme un refuge (I’d Rather Be Alone). Il faut donc se débrouiller, puisque malgré l’adversité, on peut essayer de s’en sortir, comme le Free Born Man. On rêve alors du retour au foyer, qu’on soit paumé ou en prison : Foggy Mountain Top, « je reviendrai, dites à ma fille de m’attendre, je ne serais pas en prison si j’avais écouté ma mère ! » Ce qui veut dire que je ne suis pas si mauvais que cela mais la vie fait que les ennuis bordent chaque chemin, etc. Ou dans The Girl I Left Behind Me : « A Brighton Camp, je me souviens qu’elle m’a assuré de son amour une nuit et j’ai l’espoir de rentrer bientôt. » Nous verrons dans quelle mesure les femmes tempèrent ou non cette difficile survie. Mais restons encore un peu « hors la loi ».

Les prisons sont toujours présentes : Nashville, Brighton, Columbus, Birmingham. Trop dures, presque injustes, (même le meurtrier n’est pas totalement mauvais), elles donnent envie de faire le point. Les bandits eux-mêmes sont assez sympathiques. Jesse James n’oubliait pas de voler les riches et de donner aux pauvres. John Hardy avait ses raisons, après tout il était désespéré. La jeune fille de Knoxville est assassinée, mais son meurtrier l’aimait (d’ailleurs sa mère le comprend). Au pire, avec Pretty Polly, le tueur, Willie, a des comptes à rendre au diable, mais pas à la justice terrestre semble-t-il. C’est presque toujours l’incompréhension des autres, la fille jugée trop jeune, qui pousse au meurtre… et voir son cadavre au fil de l’eau, comme dans Banks Of The Ohio, n’est pas une revanche, ni une consolation. Il ne reste alors que l’errance le long des routes.

Le voyage n’est jamais très gai. Il éloigne de tout, maison, pays, mais surtout de l’être aimé. Il paraît sans fin, et les routards sont tout à la fois à la poursuite d’un travail, d’un rêve, ou en fuite pour quelque méfait. Voyage réel avec le jeu des hasards (Rambling Gambling Man) ou symbolique, il est toujours dur (Don’t This Road Look Rough And Rocky). S’il ne reste que Eight More Miles To Louisville, les Six Days On the Road (répertoire issu de l’univers des camionneurs) sont épuisants. Après tout, voyager, souvent seul (Travelling This Lonesome Road), c’est faire un chemin vers le repos, si possible éternel, puisque la vie est une longue route d’embûches et de peines (Trail Of Sorrow). A côté des routes (Kentucky Road) une belle autoroute (Lee Highway) si l’on excepte celle métaphorique de Ralph Stanley : Highway Of Regret.

Heureusement, pour se déplacer, le génie des hommes a trouvé de quoi être efficace tout en présentant la possibilité d’une certaine poésie. Car à l’époque où montagnards et campagnards mêlent leurs soucis de subsistance, ou d’amours déçus, le lien le plus courant est le train. Fréquent aussi et très important dans le blues, il symbolise bien sûr le voyage mais participe, grâce, entre autres choses, à la mélancolie de son sifflet (lonesome whistle !) à la tristesse qu’évoquent les chants. Qu’il s’agisse d’un départ, même si l’on rêve surtout de revenir, ou d’une fonction particulière, comme le transport du courrier, la variété des noms est immense : on trouve le Bluegrass Express, cela s’impose, mais aussi, plus anciens, le Cannonball Rag, C. & NW Railroad Blues, Bringing The Georgia Mail, Blossom Special, Ruben’s Train, Train 45, plus le New River Train, Morning Train, sans oublier les Steels Rails. L’accident, toujours dramatique, peut se résumer à l’un des plus vivaces dans les esprits, celui d’une voie célèbre : Wreck Of The Old 97. (Laissons de côté les doubles sens qu’on trouve dans le blues et qui paraissent plus rares, sinon absents, dans le bluegrass où la locomotive qui entre dans le tunnel n’est pas forcément une allusion sexuelle).

Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que le Bluegrass traditionnel est inséparable de la religion. Certes on peut apprécier le sentiment religieux sans pour autant partager les convictions qu’il exprime, mais le nier serait une grave erreur. Le destin est toujours tragique et lorsque tous les malheurs se réunissent comme dans Hand Me Down My Walking Cane, on comprend que ce sentiment tragique soit tout aussi présent. La nourriture est insuffisante, le désir d’alcool, le train de nuit, la prison, voire le diable qui est en chasse, tout concourt à cet état mortifère. Il faut donc se préparer à la mort. Toujours tragique, parfois brutale, elle est cependant envisagée comme quelque chose de très commun, une suite logique contre laquelle on ne se révolte pas. Are You Afraid To Die ? II semble que non. Il suffit de prendre ses précautions, car après il sera Too Late To Cry, mais on en parle avec sérénité : Bury Me Beneath The Willow Tree. On salue ses amis (Good Bye Old Pal), on demande à Dieu d’être là (Come On Dear Lord And Get Me), on se sent prêt au grand voyage : Lord I’m Ready To Go Home. C’est que la vision de l’au-delà est très supportable : après avoir franchi le Jordan, on découvre That Home Above, une sorte de douce maison où se retrouve enfin la famille réunie. The Great Beyond est donc synonyme de paix et de calme.
Cette certitude est alimentée par deux éléments majeurs. D’abord la confiance en un Dieu dont la grâce ne peut que pardonner et consoler : God Loves His Children, Amazing Grace, Shine Halleluyah. Ensuite les témoignages : I Saw The Light, Remember The Cross, I Heard A Voice Calling, donc un seul conseil pour tous : Get In Line Brother ! Cette façon de renforcer la foi par des correspondances terrestres s’exprime avant tout, comme on peut le supposer, par la prière. Que ce soit dans la Little White Church, ou la Little Community Church, en famille ou seul sur la route, le même sentiment demeure : I’m A Pilgrim. Preachin’ Prayin’ Singin’ sont les occupations nobles, celles qui permettent Just A Little Talk With Jesus puisque Every Time I Feel The Spirit.
La tradition est elle même un gage de qualité : The Old Fashioned Preacher a toujours la préférence. Dans les concerts, l’école du dimanche, le repas partagé, l’unité de la famille dans la religion est affirmée comme une parole forte. On ne plaisante pas avec ces notions, même si certaines images nous paraissent un peu naïves, voire parfois d’un goût bien naïf : I’m Using My Bible For A Roadmap. Il est vrai que la vie est une longue route, parfois comme un difficile chemin tortueux (Wicked Path Of Sin) et parfois comme un tracé lumineux vers Dieu (The Shinning Path). A chacun de trouver son bon équilibre, entre la teneur de ses péchés et la force de la lumière.

Le sujet central et commun à toute expression poétique, musicale ou non, est l’amour et l’importance des femmes puisque la majorité des auteurs emprunte le point de vue masculin. Le Bluegrass ne fait pas exception à cette règle. La jeune fille, jolie, est toujours convoitée. Elle est brune, les joues roses (rosy red exactement, cf East Virginia) les mains et le sein blancs. Seuls les yeux se permettent une petite fantaisie avec trois couleurs possibles : Blue Eyed Darling, Let Those Brown Eyes Smile, Black Eyed Susie, Sweet Little Miss Blue Eyes. (Oui les brunes aux yeux bleus sont très prisées, il n’y a pas que les blondes !). Bien sûr, et c’est l’inconvénient majeur, She ‘s No Angel. On peut même dire qu’elle attire beaucoup d’ennuis. Bien peu d’amours heureuses, bien peu de jeunes foyers resplendissants, plutôt une course éternelle vers la jeune fille idéale, presque inaccessible. Son prénom est le plus souvent dans des sonorités similaires (i-y), pour une Barbara Allen, une Liza Jane, une Lorena, Cora ou Mary Ann, combien de Margie, Little Bessie, Darling Nellie, Sally (Johnson), Little Maggie, Little Lily, Handsome Molly, Barefoot Nellie, Annie, Susie, Pearly, Cory, Katy, Cindy, Sadie, Jennie, Ruby, etc…

Si certaines de ces jeunes files sont très caractérisées, (par exemple Little Maggie boit, part avec sa valise et on la rencontre avec un Colt 45 et un banjo), la plupart se classent par rapport au critère du mariage. Single Girl présente assez bien cette double image : la jeune fille se déplace ou elle veut (la femme mariée a un bébé sur les genoux) elle est bien vêtue (l’autre porte n’importe quoi) elle va au magasin et dépense (l’autre pousse un berceau et pleure) elle reste au lit jusqu’à une heure (l’autre se lève avant le soleil) mais enfin et surtout, elle cherche un homme. Masochisme ? On pourrait presque le croire puisque la condition de l’épousée n’a rien de réjouissant. Mais cette ambiguïté entre le désir de possession masculine et l’appréciation de la liberté d’une fille est au centre de nombreux chants.
Constat tragique : l’amour est souvent décevant car souvent trahi, toujours contrarié, ne serait-ce que par la famille en raison du trop jeune âge de la jeune file. Pourtant le choix ne manque pas : There’s More Pretty Girls Than One, et dans la recherche de ce Good Woman’s Love, le Hit Parade Of Love sait How Mountain Girls Can Love. C’est qu’il y a une fatalité implacable qui attire les hommes vers les sentiments difficiles à éprouver. Till The End Of The World Rolls Round, il semble que le destin d’être un Toy Heart soit lié à ce constat : Born To Be With You. L’état d’âme de l’amoureux est perturbé : Head Over Heels In Love With You, le rêve de rester Rollin’In My Sweet Baby’s Arms vaut bien un Ocean Of Diamonds. Mais même à ce prix-là, l’homme est condamné à se lamenter sur la difficulté de vivre avec sa belle.
Trop d’obstacles sont là pour déprécier l’éventuel bonheur terrestre : que la séparation soit définitive ou pas, volontaire ou pas, le résultat est toujours le même : You’re Not Easy To Forget, Come Back Darling, Will You Be Loving Another Man, I Wonder Where You Are Tonight, I Know What It Means To Be Lonesome, Tell Me Baby Why You Been Gone So Long. Le thème de la séparation revient comme un écho nécessaire : My Darling’s Last Goodbye, The Girl I Left Behind, Last Thing On My Mind. Ainsi que ce soit au niveau du choix, de la rupture, ou de !’expression même des sentiments, une immense mélancolie envahit tout. Ce qui n’empêche pas bien sûr de toujours garder un peu d’espoir et de désirer encore être son Salty Dog !

Heureusement que, face à l’adversité, il y a la musique ! Lorsque on impose son envie (attention parfois Mama Don’t Allow !) l’ambiance est assurée. Avec l’exemple du Banjo on mesure cette joie de la musique : Fire On The Banjo, Banjo Signal, Mocking Banjo, Banjo, Banjo Riff, Banjolina… Cette importance quotidienne de la musique a développé une culture limitée a quelques éléments : les marques, Gibson et Martin pour les instruments, et Martha White pour la farine. Le calcul est simplifié : F5, Gibson 250 ou 800, Martin D18, 28 ou 45. De même l’alphabet est réduit : G, A, D, C, B, parfois B. Flat, E ou F. Rien de bien compliqué apparemment, mais ne nous y trompons pas : la simplicité n’empêche pas la subtilité. Et il faut croire à la complicité de la lune pour embellir les thèmes : Blue Moon Of Kentucky, Dreamy Georgiana Moon, et When My Blue Moon Turns To Gold Again.

Don’t Let Your Deal Go Down : cette chanson pourrait presque servir de philosophie. Pour finir, tentons de grouper quelques mentions éparses que l’on rencontre au Detour d’un couplet. Pas de vacances, sinon celles de la Noël avec Santa Claus et les Jingle Bells. L’année s’écoule au rythme des saisons, ponctuée par bien peu de dates remarquables : outre le 4 juillet, il y a Thanksgiving Day et, pour les violoneux, le Eight Of January. Quelques soldats : Make Him A Soldier, Legend Of The Rebel Soldier et le dansant Soldier’s Joy. Un Indien, Red Wing et une évocation, Cheyenne. Une mention culturelle : « You said you were my Juliet & I was your Romeo ». Enfin, un chant où apparait une protestation : “I’aint gonna be treated this way”, dans Lonesome Road Blues.
Pas de véritable protestation, ni sociale ni politique, est-ce à dire que tout le monde est heureux ? Certes non, mais il semble que le poids de la tradition, de la religion et de la famille conserve un équilibre à la fois nostalgique et limité, comme si ce petit monde vivait isolé, volontairement ou pas, face au reste de l’univers. Laissons aux critiques le plaisir d’expliquer, dénoncer les machistes ou la condition du paysan, justifier les thèmes, et ainsi donner une vision plus savante de cette musique. Il nous suffit de remarquer les convergences, savourer les nuances, pour mieux écouter l’univers si particulier du Bluegrass. Cette musique est trop souvent réduite, en France, au jeu rapide d’un instrumental, pour qu’on ne s’arrête pas sur ce qui en fait ses plus grandes caractéristiques : il témoigne d’une culture, et le plaisir de l’écoute est sans fin, ancré dans un paysage riche et musical. © (Jacques Brémond).

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