Interview par Romain Decoret
Le langage naturel du blues (natural jive) c’est celui que parle, chante et joue Neal Black non seulement sur ses disques mais aussi en tant que songwriter pour d’autres, tels Fred Chapellier, Taj Mahal, Manu Lanvin, Larry Garner, Nico Wayne Toussaint, Popa Chubby, Billy Price, Beverly Jo Scott ou encore Gaëlle Buswell. Pour son 14ème et double album, Wherever The Road Takes Me, le bluesman texan a compilé trente années d’enregistrements live ou en studio. Rencontre lors de son show parisien au Jazz Club du Meridien.

D’ou vient l’idée de célébrer 30 ans de rencontres en studio ?
J’avais un nouvel album en préparation, mais il n’était pas fini. Alors flashback sur 30 importantes années de ma carrière, mes rencontres avec DixieFrog, Michel Chavarria du Custom Shop Lag, et de nombreux bluesmen. Quelques-uns des titres sont inédits, avec des invités inattendus, d’autres sont sur mes albums studios. C’est un double CD avec aussi des live enregistrés en France et en Allemagne avec mon groupe The Healers.
Le travail de sélection a été difficile ?
Un long job qui a pris du temps, il y avait des enregistrements pour la radio, des jams en studio, et les bandes originales. J’ai réécouté mes archives en suivant deux lignes différentes : les titres que le public aime entendre, et ceux que j’aime personnellement comme Sunrise In Prison qui est mon favori.
Il y a sur l’album des invités qu’il est plaisant de retrouver dans ces situations. Comment est-ce arrivé ?
Il y a deux différentes manières de jouer ensemble. Soit avec un contrat pour lequel les managers traitent, soit avec un simple accord verbal entre musiciens, juste la parole donnée. C’est ce qui est arrivé avec Johnny Johnson sur It Hurts Me Too, c’était fantastique de jouer avec le pianiste original de Chuck Berry ! Jimmy Vivino était au Dobro sur cette session, il joue aussi sur Misery, Jimmy a été avec Canned Heat, Warren Haynes et Joe Louis Walker, je l’ai connu quand il était avec Johnny Copeland. Robben Ford joue sur All For Business, un morceau écrit par Jimmy Dawkins, que nous avons enregistré à Nashville. Jon Paris, le bassiste de Johnny Winter et Bob Dylan joue de l’harmonica sur Lost Without You.

Vous avez aussi enregistré avec l’un de mes bassistes préférés, Harvey Brooks, qui était sur Highway 61 Revisited de Dylan, avec l’Electric Flag de Mike Bloomfield et sur Supersession avec Al Kooper. Comment était-il ?
C’était pour mon premier album à New York. Le manager me dit que j’avais le choix entre Billy Cox du trio de Jimi Hendrix, Jack Casady du Jefferson Airplane/ Hot Tuna ou alors un bassiste qui habitait tout près du studio. C’était Harvey Brooks. Un musicien incroyable, il est arrivé en studio, il a écouté chacune des 16 chansons une seule fois… puis il disait « Roll It ! » et jouait avec seulement la piste de batterie-témoin et c’était parfait, une mémoire intégrale. Un très grand professionnel. Un excellent guitariste également.
Vous avez aussi travaillé avec Popa Chubby ?
Quand j’étais à New York. Là, il joue sur New York City Blues et Justified Suspicion. J’ai aussi invité un de ses protégés, l’harmoniciste Mason Casey. Et puis tous mes amis français : Fred Chapellier, Nico Wayne Toussaint, Patrice Boudot Lamot, Alain “Leadfoot” Rivet…

Les studios utilisés couvrent une bonne partie de la planète !
Je suis devenu obsédé par toutes ces prises qui viennent de NYC, Spring Valley NY, San Antonio, Austin, Nashville, Guadalajara au Mexique où j’ai enregistré avec Jose Fors & Los Forseps ma chanson Hotel Room In Mexico. Il y a aussi des bandes enregistrées en Allemagne, au studio Rohrsdorf, et en France à Châlon-en-champagne, Boudonvilliers, Valflaunes, Carpentras et Pau.
Pour le CD live, qui sont les Healers ?
Le pianiste est Mike Lattrell qui était venu en France avec Popa Chubby et n’est jamais reparti, il joue avec moi depuis longtemps. Suivant les shows, le bassiste est Kris Jefferson ou Chris Garreau, Dave Fowler ou Vincent Daune sont à la batterie et Nico Wayne Toussaint tient l’harmonica.
Sur la scène française, vous êtes devenu LE Mojo Man, après Memphis Slim (1961-1988) et Luther Allison (1988-1997). Beaucoup d’artistes font appel à vous comme songwriter. C’est arrivé comment ?
J’écris beaucoup de textes, des bouts de phrase que j’entends et que je note, alors quand il faut un texte avec un feeling américain pour Fred Chapellier, Manu Lanvin ou Beverly Jo Scott, j’ai ce qu’il faut. Je n’écris pas à partir de livres que je lis, mais à partir du langage naturel des gens, plus particulièrement le langage naturel du blues. Par exemple j’ai entendu dans un bus au Texas un “cat” qui disait “I’m gonna tell you what you can do, and what you can don’t”. Ça m’a frappé, je l’ai noté et replacé dans une de mes chansons. Apparemment c’est une faute de grammaire, mais elle est faite en toute connaissance de cause, comme la parole de Dieu “What is and what am” dans la Bible…

Votre jeu de guitare est extrêmement varié mais comporte des éléments venus de guitaristes de blues-funk mal connus ici, comme Goree Carter, Mabon “Tiny” Hodges ou Jimmy Dawkins. Cela vient de votre éducation musicale à San Antonio ?
C’est tout spécialement texan. Bien que je sois né à Takoma, dans l’état de Washington, mes parents se sont installés à San Antone quand j’étais tout bébé. Alors j’ai grandi avec toute la tradition du Texas blues que j’entendais partout à la radio : Jimmy Johnson, Albert Collins, Johnny Copeland, Gatemouth Brown, Freddy King, Goree Carter. En même temps, j’écoutais les disques de la nouvelle génération : Led Zeppelin, Black Sabbath, Rory Gallagher, Savoy Brown. J’étais attiré par les guitaristes qui jouent en-dehors de l’enveloppe habituelle. J’ai toujours relié le blues au heavy-metal, mais avec une règle absolue qui est de ne jamais imiter mes modèles et de rester personnel en ce qui concerne mon jeu.
D’où est venu le déclic de devenir guitariste ?
J’ai toujours eu une guitare avec moi, la première était une Montaya, une Les Paul japonaise pratiquement injouable. Mais le déclic est venu quand j’ai vu Johnny Winter sur scène. C’était sa période Johnny Winter And, avec les deux frères, Rick et Randy Derringer. Il jouait comme l’éclair et était aussi hard-rock que blues. Il n’a jamais été reconnu comme le pionnier de ce style et a été obligé de se réfugier dans le blues par la suite. Après l’avoir vu, j’ai commencé à faire les premières parties de Leon Russell, Sir Douglas Quintet, Lonnie Mack, Lou Ann Barton, les Fabulous Thunderbirds, Albert King, Stevie Ray Vaughan. J’ai étudié au Southwest Guitar Conservatory où les professeurs étaient Herb Ellis, Barney Kessel, Jacky King et Lenny Breau, ce qui a sérieusement fait avancer mon jeu dans le domaine du funk-blues. Ensuite, je suis parti à New York, en 1990 , j’ai rencontré Popa Chubby et j’ai signé avec DixieFrog en France en 1993. Les deux premiers albums, Neal Black & The Healers et Power ont bien marché.

Mais à partir de la France, vous avez tourné partout. C’était un circuit planifié ?
Je devais bouger pour évoluer. L’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, partout où la scène blues est importante. J’ai aussi tourné au Mexique, dans la chaîne des Hard Rock Café et enseigné la musique à la Pan American University. C’est important de transmettre ce que l’on apprend ; maintenant encore je donne souvent des master-classes, avec Fred Chapellier pour l’électrique et Randy H pour l’acoustique.
Vous aimez le rôle de producteur ?
Oui, je l’ai fait pour Larry Garner, Nina Van Horn et d’autres. Je produis moi-même tous mes disques parce que je suis toujours capable de juger clairement ce que j’ai fait, même après avoir joué toute la journée en studio.
Sur quelles guitares jouez-vous ?
Des Lag du Custom Shop de Michel Chavarria, à Bédarieux, en France. La Roxane Master 1500 avec des micros Seymour Duncan, l’Imperator aussi avec des Seymour Duncan, et la Lag “Neal Black 13” Signature avec deux Dimarzio et un Seymour Duncan Phat Cat. J’ai un prototype Lag Louisianne, style 335 avec deux Dimarzio Virtual PAF. J’ai aussi une Telecaster avec 3 micros et un sélecteur 5 positions. Deux Les Paul à double échancrure, découpe vénitienne acérée. Une autre Les Paul, mais avec une découpe florentine ronde. Deux Stratocaster avec micro Mini Humbucker, style Jerry Donahue.
Qu’avez vous pour le jeu en acoustique ?
Deux modèles Lag, Primavera et Tramontane. Elles ont un manche qui est semblable à une électrique, avec une action assez basse et beaucoup de sustain.
Quel est votre style de main droite ?
Je joue aussi souvent avec un médiator qu’en picking avec mes doigts, parfois les deux ensemble, avec le médiator entre mon pouce et l’index et les trois autres doigts pour les cordes aigües.
Les amplis ?
Je suis “endorseur” Marshall, mais depuis quelques temps je joue sur deux Fender Prosonic 2×10. Ce sont des amplis des 90’s, juste avant les Supersonic, mais la fabrication et les circuits sont de qualité supérieure. Mes Prosonic ressemblent à des combos, mais quand tu essayes de les soulever ta main reste collée, ils sont très lourds ! Je les branche en stéréo. C’est le meilleur son que j’aie jamais entendu sur un Fender. Ils sont très puissants. Je les monte rarement au-delà de 3 ou 4 au volume. Dans les petits clubs, j’ai de la chance si je dépasse le 1. Pour les effets, j’en branche le moins possible : un Blues Driver Boss OD1, une Cry Baby 535 Dunlop, un Delay Digitech, une Electronic Univibe, un Stéréo Splitter et c’est tout.

Votre CD précédent, A Little Boom Boom était finement travaillé, abordant plusieurs styles. Le suivant le sera aussi ?
Je ne l’ai pas encore fini, mais je vais expérimenter diverses approches, comme les liens entre le blues et la musique de transe.
Vous allez beaucoup tourner ?
J’ai joué un concert à la mémoire de Calvin Russell à Cleon et je tourne avec Janet Martin, une guitariste slide venue de Virginie. Cet été je vais jouer dans les festivals de blues, à Cognac avec le bluesman Neo-zélandais Grant Haua, puis à Cahors, et des dates en Belgique et en Allemagne.
En conclusion, ces 30 années, c’est un pas de géant dans votre vie ?
Il faut bien cela pour faire un bluesman digne du nom ! Tu sais que la carrière d’un bluesman commence vraiment quand il passe le cap de la cinquantaine. I’m ready ! © (Romain Decoret)