Lovin’ Machine : Automobiles et Camions dans la Country Music (1)

par Eric Allart

“Ambition is a dream with a V8 engine.” Elvis Presley

La maitrise de l’espace, sur une échelle locale ou transcontinentale, est un enjeu fondamental pour comprendre la civilisation nord-américaine. Le XXème siècle est celui de la motorisation, couplée à une société de consommation de masse amorcée dès les années 1920, avec plus de trente ans d’avance sur le Vieux Continent. Il a donné aux classes populaires et moyennes l’accès à l’objet emblématique de cette conquête : la bagnole. Elle va modeler les paysages, définir les comportements urbains, faire l’objet d’un culte. En laissant sur sa voie le train, dont la richesse du thème fera l’objet d’un traitement spécifique ultérieur, nous proposons de rouler en vitesse de croisière sur des highways surdimensionnées aussi bien que sur des pistes rurales, avec en bande-son, l’extraordinaire richesse du patrimoine routier de la Country Music, alimenté par un siècle de créations.

L’héritage des pionniers :
L’inconscient collectif, irrigué par la geste romantique de la poussée vers l’Ouest au XXème siècle, se construit d’abord par le biais de romans, puis par le Western et ses avatars discographiques. Le chariot bâché en convois y devient dès les années 30 une figure stéréotypée qui fut déclinée jusqu’aux années 60. Alors, les remises en question des mythes de l’Ouest, en particulier la spoliation des terres amérindiennes et les crimes associés à cette expansion, mis en récit par le Western lui-même, firent tomber la figure en désuétude. La nostalgie permet cependant de conserver une tendresse pour les buggies, calèches et autres transports attelés. Deux exemples des années 40 et 50 illustrent cette permanence naïve et univoque où tous les stéréotypes sont convoqués. Spike Jones n’est pas spécifiquement connu comme artiste Country, pourtant, ce gagman de génie, officia souvent avec son Big Band avec les pointures du Western Swing californien, en particulier le steel-guitariste de légende Speedy West. La chanson fut reprise par Tex Williams et Bill Haley.

Le petit chariot rouge écrit par Rex Griffin tient en germe un bon nombre de futurs stéréotypes de l’automobile : instrument de liberté, moyen de séduction, affirmation de statut social.

Signe extérieur de réussite et de progrès :
Le Western swing des années 40-50 se coule naturellement dans la promotion de la voiture particulière. La frontière est mince entre l’acte artistique pur et la publicité sponsorisée. A toutes les étapes de la vie, la Cadillac est là comme une figure de style obligatoire. Elle émancipe et n’est a priori plus réservée aux classes supérieures (on est en droit de s’interroger sur les revenus de ce simple gars de la campagne qui bosse dans une ferme !). Elle donne l’accès aux plaisirs de la ville, et accompagne les futurs époux jusqu’à l’autel : c’est un condensé de rêve américain. Au-delà de l’émergence d’une consommation de masse, c’est aussi le tournant de la banalisation du bus de tournée, précédé pour les groupes d’attelages plus ou moins sophistiqués de berlines avec remorques, immanquablement peintes avec des slogans publicitaires annonçant l’arrivée imminente d’artistes condamnés à d’épuisantes et incessantes tournées.

Si le Western Swing aborde la Cadillac dans le contexte de boom économique de l’après-guerre, inconcevable dans les années 30 saignées par la Crise, c’est dans le Rockabilly que l’on trouve peut-être ses premières et plus belles louanges. A savoir dans un style générationnel plus jeune, qui, contrairement à un stéréotype répandu, n’est pas qu’un cri de révolte adolescent. La vision rockabilly de la Cadillac est l’affirmation décomplexée d’un hédonisme “voiture de luxe puissante + filles subjuguées”. Poussée à son paroxysme, l’attitude vaniteuse du conducteur de Cadillac confine vite à l’arrogance d’un Howie Strange dans son Real Gone Daddy. Arrogance naturellement punie par une fin tragique.

Sammy Master (1931-1982), né Samuel T. Lawmaster en Oklahoma, avait déjà joué à l’âge de 12 ans avec Bob Wills sur la station de radio KTUL. Suivant sa famille en Californie à 16 ans, il commence à jouer dans des groupes Country autour de Los Angeles; aux côtés de Spade Cooley et Ole Rasmussen. Après trois enregistrements en 1950, Sammy Masters est appelé pour la Guerre de Corée dont il revient en 1954. Il signe alors un contrat chez 4-Star comme auteur et écrit pour Patsy Cline. Mais c’est dans le Rockabilly avec le remarquable Pink Cadillac et Whop-T-Bop qu’il laissa une trace dans l’Histoire. Pink Cadillac est un bijou de syncope hachée, de percussions fines, magnifiées par le guitariste Jimmy Bryant qui y apporte son génie des arrangements issus du Western swing tardif. Commercialisé par 4-Star en 1956, Pink Cadillac ne se vend pas bien et n’émerge pas de la production courante. Il fallu attendre le revival des années 80 pour que le titre soit réévalué à sa juste valeur.

Si toute médaille a son revers, le cliché de la voiture qui permet de séduire toutes les filles, outre son stéréotype machiste, produit une souffrance chez ceux qui n’ont pas la chance d’être du bon coté de l’échelle sociale. La Country Music, toujours à l’affut du mal-être, ne saurait taire ces situations injustes, et ce n’est pas un hasard si Warren Smith, excellant aussi bien chez Sun dans le Hillbilly que le Rockabilly, nous a gratifié du poignant Black Cadillac And A Red Mustache en 1957.

On notera que Chuck Berry en 1955, lui aussi est exclu du club des propriétaires de Cadillac dans Maybellene, son tube est fortement inspiré du vieux fiddle-tune Ida Red popularisé par Bob Wills et décalque évidente du Hot Rod Race d’Arkie Shibley de 1950, traité ci-dessous. Car il convient de le rappeler, Chuck fut aussi auteur compositeur interprète de Country Music.

La Cadillac va sortir progressivement des thèmes à la mode, même si Dwight Yoakam en fait un emblème obligatoire de sa trilogie néo-traditionnaliste avec Guitars, Cadillac and Hillbilly Music en 1986. Nous ne manquons pas de vous renvoyer, cher lecteur, à notre article sur la mort (“J’ai passé devant ta porte, la mort dans la Country Music” Le Cri du Coyote n°168) où vous retrouverez la Long Black Limousine de Vern Stoval et Wynn Stewart, une perle de cynisme noir où la Cadillac est un corbillard.

Il n’est pas envisageable de lister l’intégralité des chansons focalisées sur une marque ou un modèle de voiture. Cependant, on pourra avec Mercury Blues mesurer à quel point la figure de style peut perdurer à travers les décennies et les genres.

La culture du Hot Rod :
Le Hot rod, une spécificité américaine, semble naitre dans les années 30 en Californie sur des bases de Ford T trafiquées. La Ford Model B de 1932 est pourvue du premier moteur V8, atteignant les 200 km/ heure. L’idée consiste à alléger au maximum le véhicule en le dépouillant de tout ce qui n’est pas indispensable. Le résultat est pittoresque : moteurs mis à nu, sécurité inexistante, look agressif…

Une société d’amateurs se structure en clubs et organise des compétitions sportives locales. Les soldats démobilisés de la Seconde Guerre Mondiale, en parallèle au développement du phénomène des gangs de motards, investissent le concept qui devient massif. Si à la base c’est la performance en vitesse pure qui est recherchée, elle évolue dans un sous-groupe dans des recherches esthétiques où le véhicule d’occasion se métamorphose en marqueur identitaire générationnel. La NSRA (National Street Rod Association) liste les qualités requises pour être reconnu comme Hot-rod : sur la base d’un véhicule antérieur à 1949 (ou réplique), avec des modifications mécaniques et/ ou esthétiques, un châssis séparé de la carrosserie.

En 1950, Arkie Shibley (1914-1975) est le premier à exploiter le filon dans un format de “Blues parlé” que l’on trouvait surtout jusqu’alors dans le Western Swing sophistiqué de Tex Williams. Détails techniques, rivalité, course, le récit fait mouche auprès du public visé. Y compris avec un cliché raciste. A tel point qu’une flopée de réécritures et de séquelles va se développer sur le même thème jusque dans les années 60 ! D’abord cantonnée à la route, elle dérive vers les courses de bateaux à moteurs, et même à la rivalité spatiale soviéto-américaine avec l’étrange X-15 de Johnny Bond ! En 1955, Charlie Ryan donna une réponse à Arkie Shibley dans un format similaire, avec une belle intro de Hillbilly-Boogie, en adoptant sur la même course le point de vue d’un tiers !

Métaphores et réalités sociales :
Il est temps de laisser de coté ce matérialisme béat et un peu superficiel pour mesurer la dimension métaphysique et spirituelle que la route peut aussi exprimer.
J’invite, toujours dans l’article sur la mort dans la Country Music, à vous remémorer les larmes inquiètes de Roy Acuff en 1938, déplorant le peu de religiosité des témoins d’un tragique accident sur l’autoroute. De même, le tableau fantastique de Bringing May Home où un automobiliste prend en stop le fantôme d’une gamine pour la reconduire chez elle ! L’autoroute peut aussi devenir métaphore de la destinée humaine, un voyage au bout de la nuit dans un vide oppressant. Cette crise existentielle est un invariant qui ressort régulièrement dans les chansons sur la route et la conduite, de Leon Payne en 1949 à Eddie Rabbit en 1980.

A suivre : Lovin’ Machine : Automobiles et Camions dans la Country Music (2) © (Eric Allart avec l’aide amicale de David “Long tall” Phisel) Mai 2022

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