par Eric Allart

En 1968, le groupe Old Time revivaliste des New Lost City Ramblers, bien éloigné des Hot roders de la Californie, se démarque par un contre-discours sur la quête frénétique de vitesse et de chevaux d’une jeunesse aussi dangereuse que décérébrée. La voiture se doit d’être récente et sécurisée, pour un flirt confortable !

Trucks et truckers
Les années 60 et la popularisation de la CB, qui permettait avant l’arrivée des smartphones la constitution d’un réseau de communication en direct par une communauté, ont favorisé la diffusion d’une branche prolifique de Country-Music inspirée par le son de Bakersfield avec des éléments de Rockabilly et de Nashville sound
Par communauté, il faut penser aux truckdrivers, les routiers professionnels, mais aussi aux salariés de la restauration, des motels, et même à la police. Toutes niches socioculturelles ayant eu leur production musicale propre. Nous avons déjà partiellement traité ce thème dans notre article sur le travail dans la Country Music « Working man blues » auquel nous convions nos lecteurs à se référer.
Si Dave Dudley reste le roi du genre, il faut penser à Dick Curless, Red Simpson, (qui se spécialisa aussi dans les forces de l’ordre !), Terry Fell qui avec « Truckdriver man » créa un standard mille fois repris, C.W. Mc Call, Red Sovine à la fin de sa carrière, et deux artistes que je propose de réévaluer : Del Reeves et Johnny Dollar.


Del Reeves (1932-2007 ) s’inscrit dans la vague du Nashville Sound de la fin des années 60 et du milieu des années 70. Il vit sa renommée propulsée par la télévision, invité régulier du Porter Wagoner Show. Si on lui doit une proportion notable de ballades et honkytonks sucrés dans la dégoulinure moite, il brille aussi par des arrangements plus dynamiques et plus secs, faisant la part belle au gros son twang de son guitariste lead George Owens, et à une certaine crudité dans l’approche des thèmes qui étaient peut-être un héritage de ses tentatives rockabilly antérieure.


Les années 60 se caractérisent, comme pour beaucoup d’autres thèmes, par une rupture de ton. Si l’on sait encore chanter la liberté du nomade, nouveau cowboy sur son 18 roues, la misère sexuelle et affective, la solitude, ne sont plus occultés dans un tableau naturaliste sorti de la naïveté consumériste.
Johnny Dollar (1933-1986). Il avait tout pour percer, que ce soit dans le Hillbilly ou le Rockabilly. Il enregistre sans succès en 1952 pour « D » records puis travaille comme D.J. en Louisiane et au Nouveau-Mexique. Il passe sur la scène du Louisiana Hayride dans les années 50 et intègre même une formation tardive des Light crust Doughboys. Cependant aucune des chansons qu’il écrit alors n’est enregistrée et il abandonne la musique pour devenir représentant de commerce en Oklahoma. Sa rencontre avec Ray Price en 1964 lui donne l’opportunité d’enregistrer à nouveau chez Dot, Date et Chart. Il sort alors « Big rig rollin’ man » en 1968 et « Big wheels sing for me » en 1969. Le LP qui regroupe sa production de truckdrivin’ songs est une petite merveille indispensable, pleine de twang, d’explicit lyrics et de plages de pedal steel à pleurer.
Marié et divorcé quatre fois, Johnny Dollar sombre dans l’alcoolisme. Victime d’un cancer de la gorge il perd définitivement sa capacité de chanter après une série d’opérations qui le poussent à se suicider en 1986.

La Country Music, “la vérité en trois accords” n’occulte rien de la dureté de la vie de routier et sait poser plus que de la nuance aux stéréotypes du rêve américain.
Une remise en cause du modèle ?
En 1965, Johnny Paycheck, magnifié par le génie de Lloyd Green à la pedal steel, sort ses sessions chez « Little darlin’ », tenues aujourd’hui par les amateurs comme un sommet de son Art.
On y remarque cette troublante pépite où fleure une forme de sexualité contre-nature qui ne dépareillerait pas « Crash » le romand de GJ. Ballard adapté au cinéma par David Cronenberg. On est ici au delà du culte de la mécanique. La description de l’automobile tient du registre amoureux, ostensiblement, sans fioritures, avec tout le lexique de la passion, du désir, de l’expérience sensuelle et de la jalousie. Je pose, à l’heure où je rédige ces lignes comme hypothèse, que les générations post-économie carbonée qui seront confrontées dans le futur à cette chanson en éprouveront une étrangeté comparable à celle qui nous étreint lorsque nous tentons de comprendre les ressorts de la vie éternelle imaginés par les pharaons.

Seules huit petites années séparent le chant d‘amour de Johnny Paycheck du chef d’œuvre de Richard Fleischer sorti au cinéma en 1973 « Soylent green », connu en France sous le titre de « Soleil vert ». Cette dystopie écologique annonce dans un futur proche une société industrielle en voie d’effondrement, marquée par le changement climatique et la surpopulation. Une des premières œuvres destinées au grand public à faire suite aux avertissements du rapport Meadows publié en 1972.

La même année, Jerry Reed, laisse tomber une bombe qui revisite, c’est une litote, le rapport entretenu par la Country-Music avec l’automobile :

Après cette critique du système industriel et économique de la bagnole, tout juste antérieure au choc pétrolier de 1973, Jerry Reed reviendra en 1977 à un retour au consensus en incarnant un routier complice d’un petit truand jouant avec la police dans le film « Smokey and the Bandit ». Le camion comme la voiture sont alors à nouveau les outils d’émancipation de rebelles à l’ordre établi dans la même veine que dans les années 50.
La lucidité se perpétue pourtant dans les années 80, frappées par les reaganomics, où toute une frange de la population n’a plus d’autre choix que de survivre piégés dans des trous improbables délaissés par la prospérité. Ce déclassement est illustré par « Someday », belle plongée dans « l’Amérique périphérique » de 1986. On est alors rendus à des années lumières des espoirs des Collins Kids.

La route et ses métiers ont donné lieu à la carrière de Red Simpson, chanteur spécialisé littéralement dans le routier avec une incursion dans la police ! Ton viril, approche naturaliste, pas de chichis, on tente dans les années 60 d’offrir le reflet le plus juste et souvent le plus austère de la vie des forçats de la route. En 1996, le vétéran a la voix fatiguée est remis en selle par Junior Brown avec un savoureux « Semi crazy » qui s’achève par un clin d’œil à Dave Dudley.

Nous proposons pour conclure deux chansons. Elles portent chacune un aspect attachant de ce thème dans la Country Music.
La première rend un hommage à la dinguerie kistch de Web Pierce et à sa fameuse Pontiac à cornes de vache. Les Gin Palace Jesters restituent la fascination encore réelle de nos contemporains (dont fait partie l’auteur de ces lignes) pour toute la prolifération baroque visuelle qui saisit les vêtements des interprètes, leurs instruments, et leurs voitures à partir des années 50.


Que faire de son argent quand on est sorti de la pauvreté pour enfin accéder à la richesse ?
Faire customiser une Pontiac avec un double registre. Le pognon, matérialisé par de la dorure, des dollars incrustés ( !) et le Western avec armes et cornes de « Bullhorn » sur la calandre.
Webb prouva ainsi qu’en dépit de sa pingrerie légendaire, il était capable non seulement de s’offrir une piscine en forme de guitare, mais aussi d’investir dans un monstre hybride devenu depuis emblématique.


Junior Brown a plusieurs fois sévi dans le naturalisme routier et automobile. Cette ode aux policiers, mais aussi avec des chansons adoptant le point-de vue du gars ordinaire confronté aux aléas de la route. « Broke down south of Dallas » narrant une panne additionnée d’autres misères, et « Party Lights » où les lumières de la fête lui semblent bien lointaines maintenant qu’il est ébloui par celle de la voiture de patrouille qui vient procéder à son arrestation ! Ces trois chansons se trouvent sur l’indispensable album « Guit with it » que je recommande vivement.


© Eric Allart avec l’aide amicale de David « Long tall » Phisel. (A lire également : Lovin’ Machine : Automobiles et Camions dans la Country Music (1)