par Eric Allart
Music City tient, depuis les années 50, le rôle d’une capitale légendaire où se font les carrières. Epicentre de la Country Music des années 1960-70, secouée par les Outlaws et les Néo-traditionnalistes, capitale contestée par Austin et Bakersfield, elle a tout digéré, du Punktry au Nashpop et continue d’exercer son aura. Et pourtant, la violence d’un système qui pense aux dollars avant l’Art (“show business”) est partie prenante de l’expression de ceux qui ont tenté d’y trouver gloire et fortune. L’échec laisse sur le rivage, après la marée, nombre d’épaves humaines, broyées, clochardisées et maltraitées. La vérité en trois accords relate depuis longtemps ces trajets à l’antipode du rêve américain.
C’est ce sombre revers que nous évoquons ici.
La sélection explore la gradation opérée depuis les années 50 dans l’explicite et le ressentiment. Si l’industrie est brutale avec les individus, on remarque que le genre produit sa propre contestation interne, fait qu’il serait intéressant de mettre en relation avec les discours portés par d’autres artistes dans d’autres niches musicales, tant dans le temps que dans l’espace.

Figure tragique dans un panthéon qui n’en manque pas, Joe Carson (1936-1964) décède des suites d’un accident de voiture alors qu’il n’a que 27 ans. Dans cette chanson cosignée par Jerry Allison et Sonny Curtis (deux des Crickets de Buddy Holly) il étale un contenu dépressif où le sentiment d’échec se retourne contre l’interprète, sans totalement en imputer la responsabilité au système. Chanson bilan d’un rêve définitivement brisé : il ne sera jamais une star. (NB : Le titre fut repris par les Everly Brothers et Vernon Oxford).

Dans une veine très proche et peu de temps après, un jeune Waylon Jennings, qui fut lui aussi proche de Buddy Holly, dans sa reconversion post-rockabilly, nous offre un récit saisissant appuyé par un film assez médiocre dont la chanson qui suit est le développement scénarisé.

Après avoir enregistré deux albums pour RCA Victor, il tient le premier rôle dans le film de Jay Sheridan Nashville Rebel. Un jeune chanteur sorti de l’armée se fait dépouiller par des gangsters et arrive dépourvu de tout à Nashville où il passe des auditions. Crooner et beau gosse à la voix grave, dans une esthétique 1960 post honkytonk, il séduit une fille innocente qu’il met enceinte tout en vivant une liaison toxique avec la femme du producteur véreux qui entend formater sa carrière et son style ! Confronté à une image de soi déplorable et corrompue, il s’enfuit de sa dernière scène pour retrouver la mère de son enfant.

Jennings a témoigné : « Je suis allé auditionner pour ça et je pensais que j’étais horrible. Mais c’était ce qu’ils voulaient… Je ne sais pas comment j’ai fait parce que j’étais défoncé la plupart du temps. » C’est Chet Atkins, en pleine définition du Nashville Sound de la fin des années 60, qui produisit l’album tiré du film et, contrairement à ce que pourrait préjuger le titre de la chanson, il ne présente aucun des caractères « Outlaw” qui émergeront réellement de sa production des années 70. Il n’en reste pas moins un marqueur chronologique de la transition entre le honkytonk old school de Webb Pierce, celui de ces gens en nudies qui chantent avec leur nez, avec les premières stars du crossover pop venus à la suite de Jim Reeves. (NB : Une belle version redynamisée fut enregistrée par Webb Wilder en 1986).

« Seizième Avenue » : Enregistrée par Lacy J. Dalton et sortie en septembre 1982 en tant que deuxième single et titre de l’album (16th Avenue). C’est Billy Sherill, producteur controversé responsable de la dérive pop de la Country des années 70-80, qui força la main de l’auteur Tom Schuyler pour qu’elle soit enregistrée. Ici pas de dénonciation d’un système corrompu, mais un mélo tartiné dans le pathos avec des relents christiques : de nombreux appelés mais peu d’élus sur la voie tortueuse et doloriste du salut. Les vaches sont bien gardées. Le ton est complaisant. Et Music Row à Nashville, dans les années 1960, passa de quartier résidentiel à boulevard de bureaux rénovés pour l’industrie de la musique.


Bien plus vivace est la pulsion exprimée par le grand Steve Earle dans Guitar Town. Elle rejoint l’urgence des rockabillies des années 50. Si elle ne s’inscrit pas dans un registre “country” spécifique, le twang de guitare, la mélodie, l’appel de la route et la volonté farouche de trouver dans la musique la seule option pour sortir d’une condition sociale médiocre, l’y rattachent sans doute possible. La voie sur l’autoroute perdue, c’est indéniablement celle de celui que vous ne pouvez pas ignorer quand vous êtes familier de ce qui nous intéresse ici.

Si Steve Earle est encore habité par le feu sacré, la fin des années 90 et l’essoufflement du mouvement néo-traditionnaliste initié dans les années 80 confirment un infléchissement massif vers une pop ultra-calibrée, destinée au marché du vidéo-clip naissant, qui élargit considérablement l’auditoire et les parts de marché tout en marginalisant l’héritage et les filiations.

C’est du Bluegrass que vint une forte dénonciation de cette tendance sur le ton de la déploration. Larry Cordle vit sa chanson popularisée par des figures majeures du classicisme, exempts de toute suspicion de compromis : Alan Jackson et George Strait. On est entre connaisseurs : les allusions à Merle Haggard (Hag) et George Jones (Le Possum, surnom attribué en raison de sa coupe de cheveux crew-cut lors de son passage chez les Marines) correspondent à une sordide réalité : les majors ne renouvellent pas leurs contrats avec ces figures légendaires et vieillissantes. Johnny Cash lui-même se retrouve ringardisé, et nous sommes à des années lumière du culte et de la résurrection propulsées par Rick Rubin. Curieusement, avec une bonne dose d’hypocrisie, la CMA, institution représentante de l’industrie musicale country, donna un Award à la chanson en 2000. Sans pour autant en infléchir ses pratiques.

Les années 1990-2000 marquent une rupture de ton, par une libération de la parole où, avec crudité, voire de la haine, l’heure des règlements de comptes a sonné. On ne fait plus dans la métaphore ou la demi-mesure, c’est explicite.

Robbie Fulks est un chanteur « à texte » » » mais qui sait orner son écriture avec du Bluegrass ou du Western swing. Familier d’humour trash, après trois vaines années à tenter de faire produire son album, il jette l’éponge et adresse à toutes les maisons de disques avec lesquelles il a été en pourparler un adieu définitif avant de tenter sa chance vers d’autres cieux où son album Loud Mouth (grande gueule), fut produit pour notre plus grand plaisir :

En février 2006, Hank Williams III, fort de son image de punk incontrôlable et vulgaire, sort son double album Straight To Hell dont nous avons souvent souligné la puissance évocatrice dans la déglingue et l’autodestruction de tous les codes puritains conservateurs.

Le contentieux avec music city est ancien, héréditaire même, puisque son légendaire grand-père en fut exclu pour ses conduites addictives avant d’être récupéré post mortem par une ex-épouse opportuniste et un business sans scrupules qui en exploita l’image jusqu’au non sens.
Il use et abuse de son image de rebelle redneck avec une violence dont le politiquement correct inclusif et bienveillant de la soupe nashvillienne mainstream ne pouvait pas décemment se remettre. Paradoxal est le point de vue d’où s’exprime III : il adule les formes classiques, Bluegrass, Honkytonk dont il ne cesse de révérer les figures dans ce même album, pour mieux pourfendre le Nashpop, la pire perversion à ses yeux, une condamnation que je partage dans le fond si ce n’est la forme :

Une fois de plus, la force de la Country music réside dans sa capacité à simultanément suivre des dynamiques centrifuges, lui faisant courir le risque de sa disparition comme entité solide, tout en produisant en son sein un discours critique sur ses dérives.
Au-delà d’une simple opposition binaire -modernité contre tradition- le parcours ici illustré démontre qu’avec des nuances de ton, tout au long de son évolution, des artistes s’interrogent sur ces processus. L’expression est directe et sans autocensure. Elle est faite de passion et d’honnêteté, quitte à en payer le prix pour les conséquences de leur carrière. Car ces auteurs savent qu’ils sont les vecteurs d’un héritage et d’une culture populaire plus grande qu’eux. Qu’en dépit d’une consommation effrénée d’artistes jetables (lancés comme des paquets de lessive disait Coluche), le genre a prouvé sa capacité à tenir sur la durée, à perpétuer un écosystème stylistique foisonnant auquel un noyau de fans est viscéralement attaché.
L’industrie en est consciente. Elle tente parfois avec plus ou moins de succès d’exploiter cette quête d’intégrité. Elle se sait sous surveillance. © (Eric Allart. Février 2023)
Merci pour la découverte des chansons de Robbie FULKS et Hank III