Interview par Romain Decoret
La chanteuse irlandaise est à nouveau en tournée en France pour son 6ème album solo, 11 Past The Hour. Elle nous explique pourquoi elle a échangé -assez drastiquement- le rockabilly pour sa vision artistique personnelle, un prisme aux multiples facettes. Imelda May parle aussi du regretté Jeff Beck. Cette interview face à face a lieu dans les locaux de Gérard Drouot Productions qui organise la tournée française d’Imelda. Elle arrive, accompagnée de sa fille Violet…

Hi Imelda. Vous êtes née en Irlande, à Dublin, dans le quartier des Liberties en 1974. Où vivez-vous actuellement ?
Je suis dans la campagne anglaise, proche de Londres, depuis longtemps maintenant. Quand je suis venue m’installer en Angleterre en 1998, j’ai vécu à Londres dans le quartier de Camden Town. Mais l’Irlande est le pays que je préfère, c’est le lieu de ma naissance. Mes ancêtres y sont enterrés, je sens leurs os sous mes pieds et cela me donne la force de voler plus haut.
Le public vous connait surtout pour vos concerts avec Jeff Beck et vos albums néo-rockabilly, mais depuis 2017 vos disques Life Love Flash Blood et le dernier 11 Past The Hour ont marqué un changement total d’attitude, d’orientation musicale et de guitaristes aussi. Comment est-ce arrivé ?
Je devais essayer des directions différentes. Pour un scientifique, il serait frustrant de se concentrer exclusivement aux antiquités précolombiennes, pour moi il était difficile de rester enfermée sous l’étiquette rockabilly et psychobilly. Il me fallait un nouveau défi. Tous mes disques sont intimes et personnels, sinon à quoi bon ? Je chante pour établir une connexion avec l’auditeur et la seule façon de connecter est d’exprimer la vérité. Maintenant je suis plus à l’aise avec ce que j’ai à dire, sans cacher quoi que ce soit. Ce qui ne signifie pas que je me cachais en jouant avec Darrell Higham et Jeff Beck, mais la force du rock ’n’ roll agissait comme une sorte de paravent. Je devais aller au-delà de ce paravent.
C’est plus facile avec des guitaristes comme Ronnie Wood, Charlotte Hatherley du groupe Ash ou Noel Gallagher ?
C’est différent, parce que cela reste mon disque, quoi qu’il arrive c’est moi qui dirige finalement. Je connais Woody depuis l’âge de 16 ans et j’admire le jeu de Noel Gallagher. Inversement, jusque là j’écrivais moi-même entièrement mes chansons et j’ai finalement décidé de co-écrire 11 Past The Hour, avec Tim Bran, David Rossi, Ronnie Wood, Pedro Vito, Sebastian Sternberg et Niall McNamee. Ils sont très talentueux. Je suis obligée de me surpasser avec eux, c’est un défi constant et une avancée artistique. L’idée était d’écrire moi-même les textes et les musiques, mais de les revoir ensuite avec eux, pour trouver des directions différentes.
Comment se passait la première phase de mise au point ?
Je rencontrais chacun personnellement, ils me jouaient quelque chose et je leur disais de continuer à jouer des licks différents jusqu’à ce que j’entende quelque chose qui m’éclairait intérieurement et déclenchait mon processus créatif. Alors les paroles et la mélodie arrivaient d’elles-mêmes. Quand on savait ce que j’allais chanter, je m’occupais des arrangements et Tim Bran les notait. C’était fun. D’autres fois quand on se réunissait à plusieurs, on commençait à jouer et tout tombait en place avant d’avoir écrit quoique ce fût.

Vous produisez vous-même vos disques solo depuis le début ?
Je te remercie de me poser cette question. La plupart des gens ne le remarquent pas mais, depuis longtemps, je fais tout, depuis le concept initial jusqu’au mastering et au pressage. Je sais exactement ce que je veux, quel son, quels musiciens, qui va faire quoi. Je n’ai pas une grande connaissance technique de la console d’enregistrement. Juste quelques leçons avec T. Bone Burnett qui m’a donné des conseils. Suffisamment pour que je puisse faire comprendre à l’ingénieur ce que je veux en termes de son, que ce soit pour ma voix, les guitares ou la batterie. J’ai l’expérience et le bagage qu’il faut.
Vous êtes devenue le Boss ?
Oui, comme l’indique mon prénom. Imelda signifie la combattante, celle qui est imbattable. C’est le nom d’une reine, une druidesse des tribus irlandaises de l’Antiquité. Cela m’aide à développer une sensibilité spéciale, un 6ème ou un 7ème sens. Par exemple, juste avant 11 Past The Hour j’avais réuni des poèmes que je voulais enregistrer. Neuf récitations parlées, avec une musique de fond. De leur côté Tim Bran et David Rossi attendaient pour finaliser 11 Past The Hour, mais je leur ai dit que je ne faisais pas l’album. Je voulais commençer par mon disque de poèmes. “Oh non, Jesus ! Voila qu’elle recommence”… Et j’ai enregistré Slip Of The Tongue , un album de poésie parlée. Immédiatement après, il y eut le confinement du Covid. Si j’avais sorti 11 Past The Hour à ce moment on n’aurait de toute façon pas pu tourner pour promouvoir le disque…

Quand vous écrivez chez vous, quels instruments utilisez-vous ?
J’ai plusieurs guitares acoustiques Martin de toutes les tailles et une D-18 semblable à celle d’Elvis. Quand je voyage ma préférée est un ukelele à 6-cordes, très pratique car je peux l’emporter partout. Je l’accorde en standard, comme une guitare. Je ne suis pas une grande guitariste, simplement une guitar ringer comme la plupart des songwriters. C’est pour cette raison que je joue pas de guitare sur scène. En studio, je joue aussi du bodhràn (un instrument de percussion irlandais très souvent joué dans les pubs) et du Thumb piano (kalimba, piano à pouce).
Que signifie la chanson 11 Past The Hour ? 11h11 est une heure spéciale pour vous ?
C’est très spécial. J’ai commencé par voir ce 11:11 apparaître partout, sur mon horloge électronique quand je me réveillais la nuit, sur l’écran de la télévision, cela devenait obsessionnel. J’ai fait des recherches sur Internet et j’ai découvert qu’en numérologie c’est considéré comme un chiffre représentant l’intuition…
Cela me rappelle un blues de John Lee Hooker qui voyait apparaître 444 partout, il se réveillait à 4h44 et sa femme (divorcée) siphonna son compte en banque de 4 444 dollars. Il en a fait une chanson…
C’est définitivement un truc de Mojo. Pour moi la chanson reflète l’appel de l’univers à prendre conscience, se réveiller et écouter. C’est une chanson pour notre temps où le respect pour le monde et les autres est totalement insuffisant. C’est une chanson dangereuse. J’aime la rébellion et je suppose que j’avais besoin d’exprimer ma propre rébellion.
Ronnie Wood joue sur Made To Love et Just One Kiss…
Quand j’avais 16 ans mes frères et soeurs -un de mes frères était un fan de rockabilly- m’ont emmenée dans ce club de Dublin et j’ai commencé à y aller régulièrement pour jammer. Ronnie Wood est venu un soir, j’ai chanté du blues avec lui et c’était fantastique ! Des années plus tard, en tournée avec Jeff Beck, il m’a présenté Ronnie. Je lui dis que nous nous étions déjà rencontrés et il s’en souvenait : “Tu étais cette gosse qui chantait du kick-ass blues !” On est partis de là et sommes restés des amis depuis. Une de mes grandes influences est d’avoir vu Rory Gallagher sur scène avec son bassiste Gerry McAvoy et j’ai enregistré bien plus tard son Travelling Bullfrog Blues avec Ronnie Wood à la guitare.
Que diriez-vous aux fans qui pensent que vous vous êtes vendue en quittant le rockabilly ?
Bien sûr, je ne me suis pas vendue… Cela fait partie du défi. Je gagnais plus d’argent avec le rockabilly, tout spécialement en tournée. Mais je fais ce que je dois et je ne me vends pas. Ceux qui me connaissent savent que ce n’est pas ainsi que je travaille.
Tout au début quelle musique a bercé l’enfant que vous étiez ?
La musique irlandaise traditionnelle, les Chieftains, les Dubliners -avec qui j’ai eu la chance d’enregistrer- Van Morrison, Rory Gallagher, Phil Lynott & Thin Lizzy. Le premier disque que j’ai acheté était de Billie Holiday. J’ai commencé à écrire des chansons quand j’avais 13 ans. Le premier grand groupe que j’ai vu sur scène était Led Zeppelin. Puis j’ai écouté du jazz et du blues, en même temps que les Rolling Stones, les Stray Cats et pour les harmonies vocales, les Carpenters, même si cela peut paraître bizarre pour les fans de rock, de blues et de country.
Qu’est ce qui a amené Imelda Mary Clabby à devenir Imelda May ?
J’avais 16 ans quand j’ai commencé à chanter avec un groupe, je chantais Sister Rosetta Tharpe, Janis Joplin, Killing Floor de Howlin’ Wolf. J’ai aussi tourné avec un swing band, Billie Holiday, Aretha Franklin, Glenn Miller, Tommy Dorsey. Puis j’ai découvert la Northern Soul, une musique qu’ignorent les Américains et le reste du monde. Je me souviens avoir été obligée aux USA de chanter, à la section de cuivres, les riffs de Northern Soul dont ils n’avaient aucune idée. J’écoutais Johnny Cash et Hank Williams en même temps que les Cramps, Violent Femmes et Clash. C’est ce qui m’a amenée au rockabilly, parce que c’est là que tout avait commencé. Quand j’en parlais on me disait “tout mais pas ça !” et je me demandais d’où venait cette haine pour une musique qui était si importante. C’est ce qui m’a convaincue de partir dans cette direction parce que cette musique avait été rejetée, sauf par les Stray Cats et les Cramps. Aucune musique ne devrait être rejetée, spécialement pas une musique aussi influente…
Quel est le premier chanteur de rockabilly avec qui vous avez chanté en duo ?
C’était Mike Sanchez qui chanta ensuite sur l’album Crazy Legs de Jeff Beck. Puis j’ai rencontré Darrell Higham, spécialiste d’Eddie Cochran. Nous nous sommes mariés et notre fille Violet est née. Nous avons tourné ensemble jusqu’en 2016 puis nous avons divorcé et continué chacun de son côté.
Comment était-ce de jouer avec le regretté Jeff Beck ? Votre Mary Ford & sa Les Paul. Avez-vous une anecdote ?
J’ai été très attristée par son décès, il est irremplaçable. Darrell jouait avec Jeff qui ne savait pas que nous étions mariés. Il est venu un soir me voir chanter à Ronnie Scott’s. J’avais sauvé Dave, un bébé corbeau que je nourrissais à la main. Il avait grandi et faisait 30 cm de long. Il est impossible de relâcher un jeune corbeau, les autres le tueraient, alors je l’amenais avec moi pour les concerts. Quand Jeff l’a vu, il a compris. Il a dit qu’il avait un refuge aviaire et qu’il pouvait s’occuper de Dave. Il nous a invités chez lui pour voir sa volière. Puis il nous a offert du brandy et on a jammé dans le salon. A un moment j’ai commencé à chanter How High The Moon et Jeff est parti directement dans le solo. Ensuite il m’a dit que nous devrions travailler ensemble. C’est de là qu’est venue l’idée des concerts “Les Paul de Jeff Beck” à l’Iridium et la tournée qui a suivi. Jouer avec lui était brillant, sa guitare chantait et je pouvais chanter avec elle. Quand il était sur scène, tout ce qu’il jouait était tellement défini qu’il était impossible de se tromper. Il pouvait suggérer aux musiciens ce qu’il voulait par son langage corporel et musicalement par sa guitare. Il était en même temps totalement imprévisible, parfois je me demandais d’où il sortait son solo. Je suis heureuse d’avoir joué avec lui et de l’avoir connu.

Jeff était-il un boss difficile à satisfaire ?
Tout ce qu’il demandait était pour l’amélioration de la musique et c’était parfaitement pensé. Lorsque nous avons commencé les répétitions pour la tournée Tribute to Les Paul, il m’a dit que la solution pour la voix multi-trackée de Mary Ford sur scène était de pré-enregistrer plusieurs pistes de vocaux. Il m’a emmenée en studio et m’a fait enregistrer 18 pistes de back-up vocals empilées dans toutes les tessitures, tierce, quinte… La séance a duré 7 heures !
Comment avez-vous utilisé cela sur scène ?
Le batteur avait un click dans son oreillette et signalait le début des pistes vocales d’accompagnement. On se calait sur lui. C’est audible dans Bye Bye Blues, Vaya Con Dios, How High The Moon. Ma voix principale était en live par dessus les 18 pistes pré-enregistrées. Quand ça ne marchait pas ou s’il y avait un décalage trop important, Jeff Beck couvrait le tout avec sa guitare en moins d’une seconde. Un pur génie!
Avez-vous l’inspiration pour écrire en référence à vos lectures ?
Oui, bien que ce soit assez inconscient, je n’y pense pas spécifiquement…
Que lisez-vous actuellement ?
J’ai toujours 4 ou 5 livres en cours de lecture. Il y a des livres partout chez moi, dans toutes les pièces, c’est difficile de faire du rangement ! Quand je voyage, comme en ce moment, j’ai une valise de livres dont j’ai besoin. Je m’occupe moi-même de l’éducation de ma fille Violet, en ce moment elle lit Aristote et les auteurs grecs. Je lis aussi de la poésie ancienne mais également Seamus Heaney, Leonard Cohen, John Cooper Clarke, Pat Inglesby, Nikita Gill. Des biographies aussi, Phil Lynott, Rory Gallagher, Van Morrison…

Vous avez aussi écrit un livre de poésie A Lick and a Promise. Vous essayez consciemment d’étendre votre domaine artistique ?
J’écris, c’est ce que je fais toute la journée quand je ne chante pas. Ecrire et dessiner aussi. J’ai fait moi-même les illustrations pour l’intérieur de mon livre. Il y a une liberté dans la poésie, plus que dans le songwriting où il faut que je pense aux arrangements, aux musiciens, aux changements de rythme. Beaucoup de chanteurs sont des poètes, Bob Dylan, Van Morrison, Leonard Cohen. Tu me parles d’étendre mon domaine artistique, je le fais constamment. J’ai joué dans le film Fisherman’s Friend, et je lis des scripts pour d’autres films que l’on m’a proposés.
Un conseil pour les lecteurs du Cri du Coyote ?
Musicalement, ne recherchez pas le confort. Continuez à travailler pour en sortir, c’est le seul moyen de progresser… © (Romain Decoret)
Imelda en concert en France en avril 2023 :
16- Caluire (Le Radiant)
17- Grenoble (La Belle Electrique)
18- Istres (L’Usine)
20- Cenon/ Bordeaux (Le Rocher de Palmer)
21- Cléon (La Traverse)
22- Paris (La Cigale)