Après avoir fait la fusion Country-Blues/ World Music et s’être réinventé en “blues troubadour”, Eric Bibb revient avec Ridin’, un disque dédié aux valeurs réelles de la famille et de l’amitié. Rencontre avec un ami de longue date. Moteur, magnéto ON, l’interview peut commencer…

Hello Eric. Votre récent album Dear America avait pour thème votre vocation de troubadour du blues. Ce nouvel et 36ème disque, Ridin’, aborde votre famille et vos ancêtres. Sous quel angle ?
Je m’attache particulièrement à l’amitié dans un monde actuellement partout extrêmement divisé. Il faut éviter la folie sur une planète toxique, sur laquelle nous devons tout réapprendre à mieux vivre. La famille est le thème central de mon nouveau disque parce que c’est notre première garantie morale en tant qu’être humain. Le verre est à moitié plein ou à moitié vide, suivant l’approche, mais c’est la seule chose sûre que nous possédons. Les chansons ont été écrites suivant cette optique, avec beaucoup de recherches de ma part pour retrouver mes racines du Kentucky, pas du tout de New York, comme on pourrait le croire.

Vous avez été inspiré, pour la couverture, par un tableau d’Eastman Johnson…
C’est une image superbe d’il y a longtemps, en 1862, au début de la Guerre de Sécession. Eastman Johnson a peint un homme et sa femme qui porte un petit bébé. Ce sont des blancs, au cas où tu te demanderais si la couverture de mon disque est une réincarnation. Ils sont sur un cheval. C’est très dramatique, on peut se demander s’ils fuient ou s’ils rentrent chez eux. Cela m’a donné à réfléchir, parce que les attitudes qui ont créé ce conflit sont toujours avec nous. Eastman Johnson est une sorte de Norman Rockwell de son époque, un peintre de l’Amérique et de sa société des petites villes campagnardes, totalement différentes des grandes métropoles. Après avoir vu ce tableau, j’ai pensé qu’il aiderait à conclure cette opposition, pas seulement aux USA, mais partout. C’est une Histoire qui est toujours avec nous et que beaucoup de gens refusent de discuter. Voila pourquoi j’en ai fait une pièce centrale et la couverture de Ridin’.

Votre écriture des textes montre une évolution certaine. Sous quelles influences ?
Je suis depuis longtemps dans le country-blues et le folk, c’est ce que j’ai poursuivi depuis mon enfance, bien que mon oncle était le pianiste de jazz John Lewis (NB. du Modern Jazz Quartet) et mon père était le folk-singer Leon Bibb. On recevait chez nous Odetta, Josh White, Joan Baez, The New Lost City Ramblers, Bob Dylan, etc. L’influence de mon écriture vient de country bluesmen comme Robert Johnson. Il est absolument incroyable de trouver dans ses textes des phrases comme “She’s got Elgin movements”, qui évoque l’élégance des bras d’une statue grecque des marbres d’Elgin. Pour moi, Robert Johnson était surnaturel, et cette phrase indique qu’il avait une éducation supérieure, bien que les musiciens qui ont voyagé avec lui ne l’ont jamais vu écrire dans un carnet ou sur un papier… Ce sont ces influences qui m’aident à faire évoluer mes textes ; j’ai plus de confiance dans mes possibilités et je vais au-delà des clichés du blues classique. Je sais ce que je peux faire et aussi ce que je dois éviter. C’est un merveilleux parcours.

Qui est le personnage central dans The Ballad Of John Howard Griffin ?
C’est l’écrivain des fifties qui a écrit Black Like Me (Moi, un noir). C’est un auteur blanc qui avait décidé de se grimer en noir pour voir comment les gens réagissaient. Au départ, c’est assez proche des artistes “black face” comme Al Johnson ou Dan Emmett dans les années 20. Mais John Howard Griffin ne se produisait pas sur scène, il vivait dans la société des années 1959/61 et il a découvert que c’était très difficile. Cela a dû lui demander un courage constant pour finalement écrire ce livre, que j’ai lu à cette époque et j’ai pensé qu’il était juste de l’évoquer dans cette chanson. Peut être y aura-t-il des gens qui liront son livre ? Pour cette chanson, j’ai fait appel à Russell Malone, un super-guitariste qui jouait avec la pianiste Diana Krall, le contrebassiste Ron Carter et avec l’organiste Jimmy Smith avant cela. Il est de la génération qui suivit Wes Montgomery et Kenny Burrell et il a un feeling exceptionnel pour le blues également. Il joue aussi sur une autre chanson de l’album, Hold The Line. J’avais entendu parler de lui par Ron Carter, qui jouait sur Dear America, mon disque précédent.

Qui est l’objet de Call Me By My Name, avec Harrison Kennedy ?
Tout d’abord, Harrison Kennedy est l’un de mes artistes préférés. Il fait partie de l’Histoire, il était un roi de la new-soul avec les Chairmen Of The Board, il a connu Billie Holiday… La chanson m’a été inspirée par un jeune kid du voisinage, dont le prénom était Mister. Beaucoup de blacks ont ce prénom pour obtenir un peu de respect. Tout comme en Angleterre il y a des gens qui s’appellent Lord, pour prétendre à la nobilité. J’ai pensé que c’était un bon sujet de chanson…
Où vivez vous actuellement ?
J’ai longtemps vécu en Angleterre. Maintenant je suis en en Suède. Ma femme est Sari Matinlassi, elle est finlandaise et nous sommes mariés depuis 2011. J’aime la Scandinavie, mes musiciens en sont originaires et j’y ai vécu des expériences extraordinaires…
Comme, par exemple ?
J’ai eu la chance de voir un véritable Höppkorv, un leprechaun du royaume des elfes. C’est important pour moi de connaître cette dimension parallèle…

Vous avez renouvelé votre collaboration avec Habib Koïte sur la chanson Free. Quelle est l’intéraction entre vous ?
Habib est comme un frère pour moi, même si nous sommes de cultures différentes. Il joue de la kora et je l’ai initié au banjo à 6-cordes. Il me demande toujours des conseils. Nous avons enregistré un album, Brothers in Bamako et je vais travailler sur un autre projet avec lui et un autre joueur de kora, Lamy Sissoko. Le blues et la musique africaine ont une connection de toute beauté, comme les griots et les country bluesmen. Des milliers de kilomètres nous séparent, mais le feeling est souvent le même, que ce soit dans le Mississippi ou au Sénégal et dans l’Afrique de l’Ouest.
Taj Fredericks Mahal joue sur Blues Funky Like That, ainsi que Jontavio Willis, ce nouveau venu dont tout le monde parle. Comment est-ce arrivé ?
Jontavio est un authentique jeune bluesman de Georgia. Il est fantastique. Quand je l’ai rencontré je lui ai dit : “Qui es-tu ? Comment peux tu jouer et chanter ainsi ?”. Il m’a joué Sweet Mary de Leadbelly, version holler, absolument incroyable. Jontavio a les deux côtés en lui : old school et modern blues. Evidemment, c’est un ami de Taj Mahal qui a toujours autour de lui des jeunes artistes qu’il épaule. Taj est aussi celui qui m’inspire pour jouer du banjo 6-cordes. Avec eux deux Blues Funky Like That est une chanson avec des buts ultérieurs. Cela fait de nous trois bluesmen. Les bluesmen ne voyagent jamais seuls, ils se suffisent à eux-mêmes et ils n’accueillent pas de membres honoraires. Comme le dit la. chanson : “You got to bring it with you when you come”…

Vous avez invité Amar Sundy pour I Got My Own. Vous le connaissez depuis longtemps ?
Depuis les débuts quand j’enregistrais pour DixieFrog. Amar était totalement dédié à sa Telecaster qu’il jouait avec le son d’Albert Collins. Il est parti pour Chicago et il a appris avec les vieux bluesmen. Talk that talk and walk that walk. Quand j’ai écrit la chanson I Got My Own j’entendais ce son de guitare dans ma tête et je me suis demandé qui pourrait le jouer. Amar Sundy était parfait pour cela. Je l’ai appelé et il a immédiatement trouvé les riffs qu’il fallait.
500 Miles est une chanson folk qui remonte à vos débuts (J’entends siffler le train, en français). Vous l’avez choisie pour cette raison ?
Plutôt parce que c’est une chanson où le protagoniste a le mal du pays et veut rentrer à la maison. Beaucoup de gens la chantaient dans la période folk, Peter, Paul & Mary, Hoyt Axton (NB. le fils de Mae Axton, l’auteure de Heartbreak Hotel). C’est aussi pour moi l’occasion de jouer ma guitare Fylde en fingerpicking.
Avez-vous eu l’occasion de rencontrer Bob Dylan à vos débuts ?
Mon père m’a offert ma première guitare quand j’avais sept ans et j’ai commencé à jouer en pleine époque du folk boom. Un soir de 1962 -j’avais 11 ans- Bob Dylan est venu à une party chez mon père. Il a décidé de me parler et je me souviendrai toujours de son conseil : “Joue simple, oublie tous les trucs compliqués”.
Comment avez-vous commencé ?
A 16 ans mon père m’a invité à jouer dans son show télévisé pour l’accompagner, le contrebassiste était Bill Lee -le père du cinéaste Spike Lee- et il avait joué avec John Lee Hooker au festival de Newport. J’étais très impressionné. Ensuite je suis allé à l’université de Columbia mais personne ne comprenait le country-blues qui m’intéressait vraiment. Alors je suis parti pour Paris en 1970 et j’ai rencontré Mickey “Houston” Baker qui avait eu des hits avec Mickey & Sylvia (Love Is Strange) et jouait en studio en France. C’est lui qui m’a mis sur le chemin en me donnant une cassette de Robert Johnson. “Ecoute ça, apprends et travaille, c’est ce que tu cherches”. Evidemment, il avait raison…

Sur ce disque vous jouez plusieurs instruments différents. Lesquels exactement ?
Le banjo à 6 cordes, accordé comme une guitare sur plusieurs chansons. La peau tendue du banjo donne un son très rythmique et funky. Je joue avec les doigts, sans mediator ce qui permet d’ajouter des effets de percussions. Pour les guitares j’ai mes Fylde et aussi une guitare bulgare très spéciale que j’ai eue pour 50 dollars. Elle a deux rosaces différentes, ce qui divise le son en deux. C’est mon instrument préféré actuellement. J’ai des guitares acoustiques suédoises. J’ai une guitare style Django faite par Maurice Dupont. J’ai une électrique du luthier Jim Herlin avec un micro Humbucker et aussi un piezo dans le chevalet. Je peux équilibrer les deux sons et vraiment trouver des combinaisons intéressantes. J’ai aussi une vieille Silvertone signée par Hubert Sumlin (NB. le guitariste de Howlin’ Wolf).

Que font votre fille et votre fils actuellement ?
Yana enseigne la musique à des jeunes gens et elle prépare un second album, elle est tout le temps en train d’écrire. Elle est une excellente directrice de chorale et travaille en Allemagne. Mon fils Ronnie Taj est un danseur de ballet, il a monté un show dédié à Sammy Davis Jr. qui est un grand succès à l’Apollo Theater de Harlem, à New York.
Vous avez consacré des disques à Booker T. White (Bukka White) et à Leadbelly. Qui pourrait être le thème d’un autre projet ?
C’est une bonne question. J’y pense souvent. Je crois que le sujet parfait serait Mississippi John Hurt, pour ses chansons qui pouvaient plaire aux enfants tout en intéressant les adultes. C’est surtout l’exemple parfait d’un homme qui a atteint la plénitude spirituelle et la sagesse. J’aimerais pouvoir incarner cela, mon âge m’en rapproche, je suis sûr d’y trouver quelques leçons concernant ma vie. Comment pardonner aux jeunes leur arrogance née de l’ignorance et comment élever leur esprit…
Vous allez tourner en Europe et en France en avril avec un concert le 23 avril à Paris, à la Cité de la musique. Serez-vous avec d’autres musiciens ?
Je commence par l’Australie en février. Puis en France Il y aura mon groupe de tournée et en invité Habib Koïte à la Cité de la musique. A bientôt… © (Romain Decoret)
Concerts en France en avril :
13- Marcq En Baroeuil (59) Jazz en Nord Festival
14- Vitry Le François (51) L’Orange Bleue
15- Cleon (76) La Traverse
18- Bezons (95) Théâtre Paul Eluard
23- Paris (75) Cité de la Musique/ Basquiat Soundtrack