La réussite commerciale récente de Beyoncé dans le domaine de la Country Music donne lieu à une surenchère de contre-sens, d’étalage d’un racisme décomplexé, mais aussi de grotesques tentatives de contre-feux où le factuel est piétiné par des préjugés idéologiques. Et dans tout ça, une grande absente : l’analyse typologique, savante, diachronique et comparative de la seule chose qui devrait compter : l’objet musical.
« Mal nommer les choses c’est ajouter du malheur au monde » (Albert Camus)
L’ignorance et l’inculture pouvaient se pardonner quand l’accès à l’information nécessitait la pratique de langues étrangères et des déplacements physiques dans des pays lointains, en ces temps pré-Internet où chacun était compartimenté dans un régionalisme que ne contrebalançaient que les bibliothèques, les librairies, les universités et, dans une moindre mesure, une télévision et une radio limitées à quelques chaines.
Je ne suis pas noir. Je ne tiens ni gratitude ni honte d’être blanc. Je ne suis pas états-unien. Si un lecteur d’outre-Atlantique pourra me questionner sur mon rapport exogène au genre (je ne parle que de musique et pas ici de ce qui se balance entre mes jambes), on conviendra que, fort de plusieurs décennies d’écoute, de rencontres, de collection, de pratique et de publications, je revendique ici une petite légitimité sur la question, et je prie le lecteur francophone de croire que mon approche tient à se démarquer de toutes les récupérations politiques ou idéologiques. Ceci posé, entrons dans le vif.
Nous évacuerons avec un mépris aussi ostensible que ferme toute complaisance avec les propos racistes qui interdisent à une femme noire de s’approprier un genre musical désigné comme « blanc ». A ce petit jeu con, Django le gitan n’aurait pas dû toucher au Jazz, les quatre anglais de Liverpool reprendre Chuck Berry, Maybelle Carter toucher aux guitares (instruments arabes arrivés en Espagne lors de la conquête), Louis Armstrong s’épanouir avec un instrument de la musique militaire allemande… On voit la bêtise infinie s’étaler dans le torrent excrémentiel de ses absurdités.
Nous avons déjà traité de la présence de musiciens noirs dans la Country Music dès ses origines (cf. https://lecriducoyote.com/2024/03/02/les-noirs-et-la-country-music/). A la fin des années 60, Linda Martell, femme et noire, avant de bifurquer vers l’enseignement, prouva qu’après Charley Pride le milieu avait accepté la fin de la ségrégation musicale dans ses plus hautes instances. Pensons aux rôles de Chet Atkins, de Lloyd Green : ça devrait être compliqué pour les suprémacistes blancs de nier la place de ces deux géants acteurs de l’inclusion dans le panthéon nashvillien des maitres du genre. Mais pour ça il leur faudrait un peu de mémoire, et un peu de connaissance des traditions dont ils se réclament sans les connaitre. Autre grief fait à Beyoncé : elle n’est pas du milieu, et de ce fait n’aurait pas légitimité à se réclamer du genre. Et Tina Turner en 1974 ? Déjà passée à la trappe ? Un contre exemple massif avec des reprises de Tammy Wynette et un album dédié : http://www.youtube.com/watch?v=g6SrPH_wDFw Cinquante ans, c’est la préhistoire.
Dans un registre plus complexe, on attaque, et c’est plus intéressant, le style de sa musique. Trop pop, pas Country pour un penny. Je propose ceci à titre de comparaison, il est vrai presque toujours aussi antique, puisque’ âgé de 40 balais : http://www.youtube.com/watch?v=UaNGtgYwSsU Une démarque servile des Bee Gees, avec une ligne de basse plus proche de Donna Summer que de George Jones. Pas la queue d’une pedal steel ou d’une Telecaster. Un niveau de compression et de retouche qui ferait rougir Phil Spector. Ecrit pour Diana Ross et Marvin Gaye à l’origine, L’objet est élu par le public des télés Country « le meilleur duo country de tous les temps » en 2005 ! Kenny Rodgers est clairement dans un succédané du Blackface tellement il surjoue vocalement tous les tics des grands de la soul. Et là, rien, que dalle, pas de trace de la moindre accusation de racisme ou d’appropriation culturelle à l’époque. Le titre est en tête des ventes, tant dans les charts Country qu’au Billboard. On se fout bien de notre poire… Certes, au milieu des années 80, la vague néo-traditionnaliste émerge en contrecoup des choses dans lesquelles Nashville se vautre au courant des années 70 pour faire du pognon, comme avec ce sous ABBA, qui certes, est chromatiquement très pâle : http/www.youtube.com/watch?v=b_IcWPwlxAY
Je ne suis pas remonté à mes chères années 30-40, on pourra si on est un tantinet curieux explorer le Western swing, pour lequel les critères raciaux ne signifient rien. Mais une certitude : il n’y a aucun procès en légitimité qui tienne concernant Beyoncé pour je ne sais quelle intégrité ou conformité stylistique. Elle a toute sa place dans le bordel atomisé et polymorphe que recouvre le vocable « Country » en 2024. On ira se délecter des plans de son pedal steeler Robert Randolph en démonstration sur CBS. Si ça, ce n’est pas au cœur de la Country Music, je suis carmélite et punk.
Après cette mise au point destinée aux MAGA et autres suprémacistes, je vais ici m’occuper des wokes. Il y en aura pour tout le monde. Mon attention a été attirée par une pépite d’approximations, de mensonges, de reconstruction où l’idéologie tord le réel à des fins de construction d’un récit conforme. Avec des fautes de syntaxe et un usage niaiseux des traductions automatiques par AI : https://www.madmoizelle.com/beyonce-son-album-country-nest-pas-de-lappropriation-culturelle-cest-tout-linverse-1741461 On en conviendra sans forcer, la ligne éditoriale, plus proche de Voici que des Annales du Collège de France, doit nous porter à la bienveillance. Mais ça ne justifie pas n’importe quoi. « La Country est à l’origine une musique Afro. » Sans rire. Je réclame des enregistrements des reels, des gigues, des two steps, du high lonesome sound vocal issu de n’importe quelle région continentale africaine. Je veux posée sur un plateau la démonstration que les fiddlers des années 20 ont tout piqué aux griots. Je revendique noms, photos, biographies de ces pères fondateurs ignorés. J’ai bien peur qu’ils crèchent quelque part avec les reptiliens et les illuminatii derrière le mur de glace sur la Terre plate où Elvis et Kennedy occupent leur retraite en jouant au golf. « un genre musical symbole de la virilité blanche. » Allons-y dans la masculinité toxique : www.youtube.com/watch?v=HBuk1HXcz1k Allons-y dans la blanchitude agressive : www.youtube.com/watch?v=iIn_PyTC0Z4 Poursuivons dans le mansplanning le plus arrogant : www.youtube.com/watch?v=1tyeY3bunbk&list=RDEMwsgRHPRInC5LeE6YH9cC7g&index=8 On notera que l’auteure, dans sa posture féministe tranquille, fout à la benne, avec sa ravissante inconscience, les cohortes de femmes qui, de Kitty Wells à K.D. Lang ont un tantinet marqué l’Histoire. Mais peut-être que femmes et homosexuelle, elle ne cochent pas encore toutes les bonnes cases du chemin pentu de la vertu. On cite Forbes, le « Point de Vue Images du Monde » des 1%. Qui outre l’oligarchie, a aussi un avis éclairé en Histoire musicale de la Country : « Ses mélodies sont tirées des cantiques interprétés dans l’église noire. Ses styles ont été empruntés à des musiciens noirs. Le banjo, un incontournable de la musique country, a été créé par des esclaves africains. L’idée d’exclure les Noirs du genre n’est pas simplement absurde ; c’est un acte d’appropriation culturelle. » Autant de mensonges en trois lignes, ça force l’admiration ! 1- Ses mélodies ne sont pas tirées des cantiques interprétés dans l’Eglise noire. (Pour la majuscule, une église c’est un édifice, une Eglise c’est l’ensemble d’une congrégation). Le premier substrat est irish-scot, la genèse complexe est énoncée et commentée savamment dans l’ouvrage fondamental Americana de Gérard Herzhaft (Editions Fayard). 2- Ses styles sont empruntés à toutes les cultures et toutes les origines géographiques. Ici aussi, “Allez chez Gérard” ! 3- Le banjo est un incontournable dans deux sous-genres : le Bluegrass et le Old-Time. C’est tout. Johnny Horton ne compte pas. Chez les Texans c’est un épiphénomène. Et il a été dans sa forme actuelle modifié aussi bien par des Blancs que des Noirs bien après la fin de l’esclavage. Quand à la Country mainstream, elle le méprise ostensiblement.
Un genre musical enraciné dans la ruralité ne saurait ignorer le meilleur ami de l’homme. C’est ainsi que je vous invite à parcourir, avec ou sans laisse, les empreintes de la présence de nos amis à quatre pattes dans quelques évolutions de la Country Music.
Un compagnon et un instrument de travail La figure de l’animal domestique, objet d’affection dans les sociétés riches et contemporaines, ne doit pas faire oublier des réalités plus prosaïques : le chien est aussi un outil, employé pour ses qualités physiques et ses sens supérieurs aux capacités humaines. Gardien du foyer, pisteur, chasseur, il ne se contente pas du gibier comestible, dans les sociétés sudistes marquées par un système répressif violent. Il est longtemps, après la fin de l’esclavage, l’auxiliaire des gardes des pénitenciers. C’est ainsi qu’un standard innocent actuel du Bluegrass et du Hillbilly, popularisé par Grandpa Jones, se révèle, dans une version antérieure, porteur d’une mise en scène bien moins reluisante. Une fois encore, la chanson appartient simultanément autant au répertoire des musiciens noirs que blancs. Confirmant qu’entre le Hillbilly des années 30-40 et le Blues, les ponts et emprunts croisés étaient permanents. Le fameux ethnomusicologue John Lomax a collecté, pour la bibliothèque du Congrès, cette version interprétée par des détenus en dehors de tout circuit commercial (cf https://archive.culturalequity.org/node/63446)
Les paroles émanent d’un collectif qui relate une tentative d’évasion et les encouragements donnés en direct au chien dans la traque, avec en retournement final une extension du thème aux chiens de chasse et aux chiens utilisés aussi par les gangs pour se protéger des policiers, on savourera la comparaison implicite de la police avec les cochons. Ce vieux Rattler est “neutralisé” et bien plus aimable dans la version domestique popularisée par Grandpa Jones. Enregistré une première fois par George Reneau en 1924, le titre est devenu un standard du Bluegrass et du Hillbilly. Il abonde en clichés absurdes d’humour rural, agglomérat de fragments décousus et d’argot dépréciatif, car le “dog” c’est aussi le salopard.
Tennessee Hound Dog Yodel. Marvin Rainwater. 1955 Il est impératif d’avoir au moins une fois écouté ce yodel survolté relatant le dialogue entre un chasseur et son chien : “Come on trailer, let’s get a coon”, qui, à l’instar du Tennessee Fox Chase instrumental, est le prétexte à un tempo accéléré avec ruptures et reprises, cris et souffle rapide. A la fin de la chanson on entend le crachat courroucé d’un chat et les “kaï kaï kaï” du chien en fuite. A la suite desquels tombe la conclusion de Marvin : “It’s the last time I‘ll buy a dog from a preacher !” (C’est la dernière fois que j’achète un chien à un prêtre). Cf https://www.youtube.com/watch?v=2jOAIvWm5kk
Ce rapport utilitariste à l’animal se perpétue encore dans les années 60, avec ce rockabilly tardif d’Al Terry où émerge une lecture moins répressive ou naïve que dans les deux premiers exemples : le chien sert aussi à la traque d’une autre forme de gibier !
Old Shep est originalement signée par de Red Foley et Arthur Willis en 1933. Indirectement inspirée par Hoover, berger allemand de Foley empoisonné par un voisin. La chanson, commercialisée en 1941, est surtout connue par la version du 3 octobre 1945, où Elvis Presley, alors âgé de 10 ans, l’interpréta pour la première fois devant du public à l’occasion d’un concours de chant au Mississippi-Alabama Fair and Dairy Show. Il finit cinquième, gagnant 5 dollars et un ticket pour la fête foraine. Tendresse, attachement mais aussi euthanasie font partie de l’expérience partagée.
Un chien métaphorique. Le chien dans le courant des années 50 prend une tournure métaphorique. Il est objet de comparaisons et de mise en parallèle où reste en toile de fond le traitement peu reluisant que l’humanité lui réserve. Dans toutes les sociétés où règnent les discriminations de classes et de races, il y a toujours plus malheureux que soi, et c’est ce sentiment de ne pas être le dernier du classement qui justifie la perpétuation de modèles de civilisation reposant sur la coercition et la violence. Qu’elles soient symboliques ou physiquement infligées. Pas de surprise pour les familiers de la Country Music sur le temps long de retrouver ça dans le Honky tonk, le genre existentiel par excellence. Deux beaux exemples illustrent ce schéma : le premier très sombre par Ferlin Husky, le second plus léger par Hank Williams Sr, qui préfère souligner à quel point la passion et le déréglement des sens ravalent l’homme au rang de la bête. Dans une série d’évocations que ne renierait pas son contemporain Tex Avery avec son loup, fou du petit chaperon rouge.
L’identification du narrateur à un chien se poursuit dans le rockabilly avec deux fameux titres de Don Woody magnifiés par les riffs de guitare de Grady Martin. Barkin’ Up The Wrong Tree et Bird Dog, qui ne parle pas à proprement parler des chiens, mais du qualificatif méprisant donné à celui qui tente de vous piquer votre copine. Phrasés répétés de façon obsessionnelle, épure de l’arrangement, shuffle implacable, on se désole que Don Woody n’ait pas su exploiter plus avant cette formule remarquable qui seyait à la perfection à son vocal grave et suggestif. Don Woody, comédien et batteur de Big band signa, entre autres, Bigelow 6-200 pour Brenda Lee chez Decca. Des quatre titres enregistrés avec Grady Martin, aucun ne fonctionna assez pour lui assurer le succès jusqu’à la réédition de Barkin’ Up The Wrong Tree en 1976 sur une compilation MCA de Rockabilly. Retraité des affaires musicales depuis 1961, Don Woody se reproduisit encore sur scène à Las Vegas en 2007 !
Depuis des années, nous nous interrogeons sur le sens de cette curieuse expression de “chien salé”, nous perdant en conjectures que même les anglophones les plus pointus n’arrivaient pas à décrypter. Et puis Internet aidant, l’explication s’est faite. Il était de coutume dans les temps anciens d’asperger de sel les chiens de meutes avant d’aller à la chasse pour les protéger des tiques. La pratique couteuse était réservée aux chiens tenus en plus haute estime. Le chien salé est devenu en argot appalachien (jeu de mots !) synonyme de “personne préférée”, “chouchou”, “”favori”. La première version du “Blues du chien salé” enregistrée est attribuée au chanteur banjoïste noir de Hokum “Papa Charly Jackson” et se déroule en 1924 à travers des couplets au sens très énigmatique. Le titre est repris dans à peu près tous les formats musicaux possibles. Jazz en 1926 par Clara Smith et les Jazz Cardinals de Freddy Keppard. Western Swing en 1946 avec les Modern Mountaineers. Nous ne traiterons que de la version popularisée en Bluegrass par Lester Flatt et Earl Scruggs en 1950, inspirée par la version Hillbilly des frères Morris de 1938, ces derniers revendiquant (à la suite de beaucoup d’autres) la paternité du morceau. On a ici l’association de deux misères, qui ne peuvent que fatalement former un couple puisque porteurs des mêmes stigmates de ruralité.
Un truc hors cadre, étrange et erroné traine dans la discographie de Flatt & Scruggs : la mention de Laïka, malheureuse chienne mise en orbite par les soviétiques en 1957 à bord de Spoutnik II. La chanson s’interroge avec humour sur le destin des chiens ordinaires comparés à la vedette qui reviendra de l’espace. Hurlera -t-elle à la Lune ou ira-t-elle chasser le raton laveur à son retour ? Sera-t-elle traitée comme une star couverte de fleurs et de rubans à son retour ? Le ton primesautier atteste de l’ignorance d’un destin tragique : le premier chien envoyé dans l’espace meurt asphyxié avant de se consumer dans l’atmosphère.
D’abord écrit et interpreté par le Bluesman Hudson « Tampa Red » Whittaker en 1942 dans le style Hokum, Let Me Play With Your Poodle est repris en Western Swing en 1947 par l’excellent Hank Penny. C’est dans l’ordre des choses de trouver un titre pornographique aussi sulfureux dans un format qui se rit depuis les années 30 des injonctions de la morale puritaine pour exalter l’hédonisme le plus cru, comme nous l’avons ici largement démontré depuis plusieurs années. Le morceau sera abondamment repris et fait aujourd’hui figure de standard de la gaudriole. La comparaison avec Salty Dog Blues est intéressante : la Californie d’après guerre ne souffre plus de déterminismes sociaux ou de pauvreté excessive. Le puritanisme religieux des Appalaches n’a aucun sens en contexte urbain. Les premiers étages de la pyramide de Matzlov (*) sont assurés : place à l’exultation des corps.
Produit par les plumes de Jerry Leiber et Mike Stoller, enregistrée dans un premier temps par Big Mama Thornton en 1952 (pour qui la chanson était conçue), elle a été popularisée à l’échelle planétaire par Elvis Presley pour RCA en 1956. Pourtant, il en existe une remarquable version intermédiaire interprétée par Jack Turner (1921-1993) accompagné par Homer et Jethro et Chet Atkins ! Le riff de guitare et le tempo sont moins mécaniques que chez Elvis, la composition dégage un groove bluesy bien plus respectueux de l’esprit original sans en être une décalque. Et cerise sur le gâteau en ce qui me concerne, le solo de steel trainant y est parfait.
Pour conclure, le disque concept The Ballad Of Dood And Juanita de Sturgill Simpson sorti en 2021, avec une série de récits structurés dans une ambiance western, luxueusement arrangée sur un format Bluegrass, permet d’isoler une perle de déclaration d’amour et de deuil inconsolable destinée à Sam. Chien imaginaire ou réel ? Peu importe, deux constats en émergent : d’abord la fin de la perception purement utilitariste du chien aux côtés de l’Homme, ensuite la permanence du lien affectif, touchant à l’universel et à l’intime. Une forme de candeur naïve sans filtre qui a toujours été au cœur des grands textes de la Country Music.
Eric Allart (Mars 2024)
(*) Pyramide des besoins : elle met au jour cinq groupes de besoins fondamentaux : les besoins physiologiques, les besoins de sécurité, les besoins d’appartenance et d’amour, les besoins d’estime et le besoin d’accomplissement de soi. Image en tête : “Funny Beagle Dog Country Music Rodeo Cowboy T-Shirt” en vente sur Internet
Avant tout il y a la musique. Tommy Emmanuel joue depuis l’âge de 5 ans. Il a reçu de Chet Atkins le titre rare de C.G.P. (Certified Guitar Player). Ce 29 janvier 2024, il jouait à l’Olympia de Paris. Rencontre avec un guitar-picker d’une technique qui ne se répète jamais mais se développe sans cesse.
Hi Tommy. Cette tournée est longue… J’ai commencé en janvier par l’Angleterre puis l’Irlande. Ce soir je suis à l’Olympia de Paris puis ce sera l’Allemagne. Je reviendrai en Europe le mois prochain. Entre temps je vais jouer au Ryman Auditorium de Nashville et aux USA. Quelque 150 shows pour cette année, c’est un peu moins qu’avant, mais j’ai 68 ans, même si la musique me donne des ailes…
Vous avez gardé le concept de la série Accomplice 1 et Accomplice 2 en invitant d’autres guitaristes. Qui sont ils ? En Angleterre c’était Molly Tuttle une jeune guitariste/ chanteuse de bluegrass. En Irlande c’est mon complice de longue date, Mike Dawes. Ce soir à Paris c’est Clive Carroll, un britannique qui joue dans le style de John Renbourn. La country-music vient au départ des colons écossais, irlandais et gallois et c’est évident dans le jeu de Clive Carroll. Plus tard j’inviterai Rob Ickes au dobro et son partenaire, le guitariste Trey Hensley.
Comment se déroule le show ? Je laisse d’abord jouer mes invités puis je les rejoins et nous jouons ensemble avant que je ne termine en solo. Avec Molly Tuttle nous avons joué des chansons comme White Freight Liner de Townes Van Zant. J’aime reprendre des titres du disque Accomplice 2 comme Tennessee Stud de Jimmy Driftwood et Doc Watson. En solo je joue Deep River Blues et Guitar Boogie d’Arthur Smith. J’aime bien passer par un Beatles Medley avant de jouer des mélodies telles que celles de Classical Gas de Mason Williams et des mélodies que j’ai composées, Mombasa ou Cantina Senese. Des standards également, Moon River, September In The Rain… C’est un penchant que je tiens de Chet Atkins qui abordait toutes les musiques, qu’elles soient japonaises ou brésiliennes…
Chet Atkins vous a décerné le titre de CGP (Certified Guitar Player). Il ne l’a fait que pour cinq guitaristes. Qui sont-ils ? Jerry Reed, Steve Wariner, Marcel Dadi, John Knowles et moi. Ce fut une surprise totale pour moi. Chet m’a dit clairement que c’était pour mon engagement et mon dévouement à l’art du finger-picking et ma contribution mondiale à son développement. J’ai joué et enseigné ce style toute ma vie. Je veux apprendre aux jeunes guitaristes le défi de la recherche musicale, car il y a des plans supérieurs à atteindre, et être dédié à la guitare est une grande inspiration.
Quand vous avez commencé très jeune en Australie, pensiez-vous jamais atteindre ceci ou est-ce une question de destinée ? C’était pour moi une question de travail constant et de recherche. La destinée n’est pas de mon ressort. Mais je dois aussi beaucoup à mon père qui avait acheté une guitare électrique pour la démonter et apprendre comment elle fonctionnait avant de la remonter. Mon frère et moi jouions en cachette sur cette guitare. Quand mon père nous a découverts, il a été ravi de voir que ses fils étaient musicalement inclinés, il nous a encouragés à continuer et a formé un groupe familial. Nous avons commencé à tourner partout où c’était possible…
Wow ! Comment se passait un show typique ? Mon père nous présentait, The Emmanuel Quartet et nous commencions avec 20 minutes d’instrumentaux. Mon frère jouait la guitare lead et je tenais la rythmique en jouant aussi des basses avec mon pouce. Mon frère aîné était à la batterie et ma soeur était à la lap-steel. Ensuite elle jouait et nous l’accompagnions. Puis je jouais du banjo et de la steel hawaïenne, avant de passer à la batterie pour un solo. On terminait en chantant chacun à son tour. Mon frère et moi étions des fans de Bruce Welch et Hank Marvin, alors on jouait les titres des Shadows, des Ventures ou de Duane Eddy avec beaucoup de reverb. On tournait dans de petites villes, parfois dans la rue, parfois dans le hall local ou sur la plate-forme d’un camion. Nous avons fait cela pendant longtemps, c’était une bonne école pour apprendre à tout jouer. Mais la première fois où j’ai entendu Chet Atkins, j’ai su que c’était cela que je voulais jouer. Puis nous sommes devenus The Trailblazers et j’ai continué avec de nombreux autres groupes.
Maintenant vous habitez à Nashville ? Oui, la vie y est moins chère. J’ai aussi eu la chance de devenir citoyen américain mais je garde mes liens avec l’Australie où je donne des master-classes quand j’en ai le temps.
Vous avez joué avec les géants Chet Atkins et Les Paul, avez-vous appris un peu de chacun ? Je vole tout ce qui est possible, à Doc Watson ou Merle Travis aussi. Avec Chet j’ai appris la précision du toucher et ses accords sur trois cordes. Il y a aussi les accords sur DEUX cordes de Django Reinhardt. Avec Les Paul, ce sont ses mélodies à la 12ème case qui sont incontournables. J’ai joué plusieurs fois avec lui à l’Iridium de New York et au Carnegie Hall aussi. Je l’ai vu jouer Stomping At The Savoy qu’il commençait sur les cordes graves avant de monter dans les aigus. J’attache aussi beaucoup d’importance au Travis picking de Merle Travis, son utilisation du pouce est une partie importante de mon jeu.
Votre jeu est unique. Comment le qualifiez-vous ? C’est une question de précision. Si j’ai besoin de plus d’aigus sur la mélodie, je joue plus fort avec ma main droite, pour les médiums c’est pareil. Je joue différemment en variant l’attaque de ma main droite, elle n’est jamais la même d’un moment à l’autre. Pour la basse, je customise ma Maton en grattant avec de la toile émeri une surface située sous le chevalet. Je monte le volume des basses et je passe la paume de ma main droite sur cette surface sans toucher les cordes. Ça sonne comme une contrebasse en slap. J’aime beaucoup varier mes attaques main droite et main gauche.
Combien de guitare Maton emportez-vous sur scène ? Trois. Ma 808 TE accordée en standard , une autre 808 en dropped D, et une EBG 808 accordée en Do. Mes cordes sont des Martin 013/ 056 et 012/ 054. J’ai un préamplificateur AER Pocket Tools Dual Mix et un accordeur Boss Chromatic Tuner. Si la lampe de l’accordeur est rouge, je parle au public en m’accordant, quand elle est verte je suis accordé. Pour la main droite j’ai un onglet Jim Dunlop pour mon pouce et parfois un mediator triangle arrondi. Je voyage avec mon technicien sono qui connait tous mes delays et échos, je ne m’occupe que du son de ma guitare à la source.
Sur certaines photos vous jouez sur une Telecaster. Vous avez d’autres guitares ? Je suis un joueur, pas un collectionneur. Mais j’ai une Telecaster 1960 que j’ai trouvée chez Gruhn à Nashville. On m’a proposé tellement de guitares acoustiques : Gibson J-50, Martin, Travis Williams… Mais j’hésite à les garder parce que je customise mes Maton et je ne peux pas faire la même chose avec des guitares vintage de collection. Je les revends et je verse l’argent à diverses œuvres de charité. J’en garde quelques-unes. Le trésor est la guitare d’Arthur Smith qu’il a jouée sur Guitar Boogie. C’est Chet qui me l’a donnée et c’est un trésor pour moi. Peu avant son décès, Chet voulait me donner ses guitares personnelles mais je les ai laissées à sa famille pour qu’elles aillent dans un musée ou des expositions.
Quel conseil avez-vous pour de jeunes guitaristes ? Allez à l’école ! Apprenez de bonnes chansons qui vous inspirent à jouer de la guitare. Trouvez un professeur qui ne soit pas trop académique car vous perdriez votre intérêt. Trouver quelqu’un qui ira au-delà des conventions et vous offrira quelques bonnes chansons qui vous intéresseront et inspireront votre musique.
Vous avez repris des chansons d’Otis Redding et Jimi Hendrix. Hésiteriez-vous a reprendre un morceau de Taylor Swift ? Pourquoi pas ? Taylor Swift enregistre dans deux styles différents, néo-country et pop-music. Si j’apprécie une de ses mélodies, je la jouerai.
Avec cet emploi du temps chargé, vous trouvez encore le temps de donner des master-classes ? Oui. Cet été je fais un camp d’instruction en Australie. C’est déjà complet, il y aura beaucoup de participants.
Avez-vous jamais entendu une chanson que vous ne pouvez pas jouer ? Non. Je peux toujours me débrouiller et donner l’impression que je peux la jouer. Mais il faut que j’aime la chanson en premier lieu, c’est le plus important pour moi.
Le guitariste texan Van Wilks m’a envoyé ce rare document annonçant un show du Hillbilly Cat à Brownwood, au Texas, le 4 juillet 1955. L’annonce, parue dans le “Brownwood Bulletin” le 26 juin 1955 était dans les papiers familiaux depuis cette date. Van Wilks, né en 1951, était trop jeune pour assister au show mais l’un de ses cousins, grand fan d’Elvis, avait suivi une partie de cette tournée au Texas.
A cette époque (1955) Bob Neal était encore le manager d’Elvis mais le Colonel Parker dirigeait déjà et proposait certains concerts. Le plus récent enregistrement Sun (78t ou 45t) était I’m Left, You’re Right, She’s Gone/ Baby Let’s Play House du bluesman Arthur Gunter mais le “King Of Western Bop” y avait ajouté en introduction un étonnant O Bay Bay B-B-B Baby , une sorte de chant hawaïen et le disque, sorti en avril 1955, était devenu, en juillet, un énorme succès populaire pour un marché limité au sud des USA.
LOUISIANA HAYRIDE, 2 JUILLET 1955 Juillet commença par un show ponctuel au Louisiana Hayride à Shreveport. Sous la bannière « Be Happy Go Lucky » des cigarettes Lucky Strike, Elvis, Scotty & Bill interprétent I’m Left, You’re Right, She’s Gone et d’autres titres non encore enregistrés, tels Shake, Rattle And Roll ou restés inédits comme Maybelline de Chuck Berry, sorti originalement sur Chess. L’affiche comprenait aussi Faron Young et les Carter Sisters avec Mother Maybelle. Le Colonel Parker considérait le contrat du Louisiana Hayride comme une perte de temps. Le salaire était trop bas (18$ pour Elvis, 12$ chacun pour Scotty Moore et Bill Black). Pire encore : Bob Neal allait prolonger d’un an ce contrat pour une augmentation totale de 200 $, alors que les shows dont s’occupait le Colonel affichaient complet. Tom Parker racheta vite le contrat en échange d’un dernier Louisiana Hayride en 1956.
CORPUS CHRISTI, TEXAS, 3 JUILLET 1955 Elvis, Scotty & Bill revinrent au Texas le 3 juillet pour jouer au Hoedown Club. Corpus Christi est la ville d’origine de la famille de Van Vilks et son cousin suivit la tournée avec sa girl-friend. Elvis s’arrêta dans un diner et le cousin de Van lui parla, il fut étonné de la vista musicale d’Elvis qui était familier de toutes sortes de musiques, pas seulement le blues ou la country-music, mais aussi des choses totalement différentes comme Guy Lombardo, le Boston Pop Orchestra et même les marches militaires de Philip DeSouza. Mais sur scène il ne déviait pas de son répertoire : That’s All Right, Mama, I Got A Woman, Mess Around de Ray Charles, avec ce soir là un rare Born To Lose de Ted Daffan.
STEPHENVILLE, TEXAS, 4 JUILLET 1955 Ce jour de fête nationale, le promoteur W.B. Nowlin avait organisé trois concerts. Les deux premiers étaient une sorte de Battle Of The Bands et étaient dédiés à la musique gospel. Les stars du show étaient le Blackwood Quartet avec Cecil Blackwood et J.D. Sumner (plus tard avec les Stamps). Elvis les connaissait bien : il avait été un ami proche des Blackwood et avait été prévu pour chanter dans les Songfellows de Cecil Blackwood jusqu’à l’accident d’avion qui avait emporté R.W. Blackwood Sr et Bill Lyles, le 30 juin 1954. Plutôt qu’une compétition, il s’agissait d’un hommage aux Blackwood et Elvis le prit ainsi. Ces shows de gospel furent rares. Tout commença à 10h du matin au Récréation Hall de Stephenville. Elvis monta sur scène juste après Cecil Blackwood, choisissant des hymnes connus : The Old Wooden Church, Precious Memories, Known Only To Him et Just A Closer Walk With Thee. Il n’essaya pas de “voler la vedette” à Blackwood, et cette attitude prévalut pour le show suivant.
DE LEON, TEXAS, 4 JUILLET 1955 Les mêmes se retrouvent l’après-midi au pique-nique de Hodges Park à De Leon. Elvis chante les mêmes gospels et suit Cecil Blackwood. Il évoque brièvement, entre deux chansons, qu’il aurait pu rejoindre les Songfellows. Sa carrière aurait été entièrement différente mais il resta toujours en contact avec Blackwood ou J.D. Sumner, enregistrant en solo plusieurs disques de gospel. Après le pique-nique, il part pour Brownwood avec Scotty Moore et Bill Black.
C’est fragile un festival de musique. Tant de facteurs sont nécessaires pour sa réussite. Au cours de son histoire (s’il tient assez longtemps pour avoir une histoire), il y a forcément des caps à passer, des épreuves à surmonter, des crises à affronter, des évolutions à anticiper, des choix à opérer… Le festival bluegrass de La Roche-sur-Foron a changé plusieurs fois de nom pour s’appeler aujourd’hui Bluegrass In La Roche.
Il a dépassé depuis longtemps le cap des trois ans d’existence fatal aux festivals de Toulouse et Angers dans les années 80. Il s’est affranchi de la tutelle de l’association européenne. Il a invité de plus en plus d’artistes célèbres venus des Etats-Unis. Il a survécu à l’année blanche imposée par le Covid et au format réduit de l’année suivante, conséquence de la même pandémie. Il a assumé la suppression du concours de groupes qui avait pourtant été le fil rouge du festival pendant une bonne douzaine éditions. En 2023, le défi à relever était la fin de la gratuité. Une révolution pour une manifestation dont l’entrée était libre depuis ses débuts en 2006. L’équilibre financier du festival reposait jusqu’en 2022, hors sponsors et mécénat, sur les consommations et repas pris par le public. L’augmentation des charges, notamment le coût des voyages des groupes américains, et asiatiques depuis 2022, a imposé de faire payer les entrées pour la première fois cette année. Même si le coût est très modeste (4 à 5 euros par jour selon la formule choisie), la crainte des organisateurs était qu’une partie du public renonce à venir. L’affluence du samedi soir avec une file à la restauration qui s’étendait jusque derrière la tente de sonorisation les a pleinement rassurés.
Il faut dire que 5 euros pour apprécier dans la même journée (le samedi) quatre formations américaines comme Tim O’Brien Band, The Special Consensus, Damn Tall Buildings et Henhouse Prowlers, c’est cadeau. Les Américains sont les vedettes du festival et ils tiennent leur rang.
L’artiste le plus attendu était évidemment Tim O’Brien. Plus de 40 ans de carrière. Il s’est fait connaître par un groupe bluegrass (Hot Rize), a mené sa carrière selon ses aspirations, souvent en marge du bluegrass tout en flirtant avec lui pour y revenir ces dernières années avec ce groupe, Tim O’Brien Band, en compagnie de son épouse Jan Fabricius (mandoline), Mike Bub (contrebasse), Shad Cobb (fiddle) et Cory Walker (banjo). En deux sets (le samedi soir et le dimanche midi), ils ont joué la plupart des titres des deux derniers albums (He Walked On et Cup of Sugar) en y ajoutant des standards de Hot Rize (Untold Stories, Nellie Kane que Tim présente comme une vieille chanson d’un groupe des années 80), quelques chansons de la carrière solo (Brother Wind, sa merveilleuse adaptation de Senor (Bob Dylan), Hold To A Dream et More Love qu’ont repris les Dixie Chicks) et une paire d’instrumentaux (Groundspeed de Earl Scruggs) qui font davantage briller Shad Cobb que Cory Walker. Ce dernier alterne bien le style Scruggs sur les titres les plus classiques (Let The Horses Run) et le single string qui a visiblement sa préférence mais c’est rarement très spectaculaire. Par contre, Shad Cobb, les lunettes vissées en permanence sur le sommet du crâne, a un style flamboyant, notamment sur Little Lamb et Nervous. S’il y a un regret c’est que Tim n’a joué que de la guitare, lui qui excelle également à la mandoline, au fiddle, au banjo old time et au bouzouki. Mais quelle facilité au chant comme à la guitare, avec une belle économie de mouvements, au médiator comme en finger picking (The Pay’s a Lot Better Too, Untold Stories). Il a superbement chanté Five Miles In and One Mile Down qu’on croirait écrit par Dylan. Le duo vocal avec Jan fonctionne très bien (When You Pray Move Your Feet). Sur les derniers albums, on a pu constater que les préoccupations de Tim O’Brien étaient de plus en plus sociales et environnementales. Elles ont même pris un tour politique quand il a modifié un couplet de Nervous pour glisser qu’une éventuelle élection de Trump aux prochaines présidentielles américaines le rendait nerveux… Une prise de position rare pour un artiste bluegrass. Tim O’Brien est grand.
L’autre groupe vedette américain était The Special Consensus. On connait Greg Cahill, banjoïste du groupe depuis sa création en 1975. On connait aussi le guitariste chanteur Greg Blake depuis son passage à La Roche dans le groupe de Jeff Scroggins. On a été épatés de découvrir le mandoliniste Michael Prewitt. Il chante bien (notamment Alberta Bound tiré du dernier album) et c’est un excellent mandoliniste, capable d’imiter le père du bluegrass dans Monroe’s Doctrine et de jouer des solos jazzy dans l’adaptation instrumentale du standard de jazz Blue Skies ou dans My Kind of Town. Le défi, pour un groupe comme The Special Consensus qui a souvent changé de personnel, est de s’approprier les anciens succès du groupe. Ils ont une astuce pour limiter les comparaisons avec les versions originales : ils alternent les chanteurs (Blake, Prewitt, le contrebassiste Dan Eubanks) sur les différents couplets d’une même chanson. Ça fonctionne très bien pour Tennessee River (avec encore un excellent solo de mandoline), moins pour Chicago Barn Dance (la v.o. était arrangée avec trois fiddles, difficilement remplaçables). The Special Consensus a eu l’honneur de la grande scène deux soirs de suite, ce qui a permis de proposer un répertoire très varié : des instrumentaux swing chers à Greg Cahill et sur lesquels il excelle (tout comme Prewitt et Dan Eubanks dont les solos témoignent d’une technique jazz parfaitement maîtrisée), quelques classiques (Reuben et Little Maggie en rappels), un gospel a cappella. Deux mois après le festival, Greg Blake a été élu chanteur de l’année par IBMA. Ceux qui l’ont entendu interpréter les Country Gentlemen (Sea of Heartbreak), Johnny Cash (Hey Porter), Blackbird tiré du dernier album et surtout une formidable adaptation bluegrass de Lookin’ at My Backdoor de Creedence Clearwater Revival ne pourront que se féliciter de ce couronnement. Christopher Howard Williams (le Président du festival pour ceux qu’ils l’ignoreraient) a regretté que Special Consensus ne joue pas Snowbird, sa chanson favorite du dernier album. J’avais la même attente concernant Mighty Trucks of Midnight. Greg Cahill nous a expliqué que le disque était trop récent. Ils avaient effectivement enregistré ces chansons mais ils n’avaient pas encore eu le temps de les apprendre. A 76 ans, on peut comprendre que ça lui prenne un peu de temps…
Henhouse Prowlers existe depuis 19 ans. Le groupe a enregistré neuf albums mais cela fait peu de temps qu’on parle d’eux dans les media bluegrass. Peut-être depuis que Jake Howard (mandoline) et Chris Dollar (guitare) ont rejoint Ben Wright (banjo) et Jon Goldfine (contrebasse), présents depuis les débuts de la formation. Peut-être aussi parce qu’ils ne passent qu’une partie de leur temps aux Etats-Unis. Les Henhouse Prowlers font en effet le tour du monde en tant qu’ambassadeurs culturels pour le Département d’Etat américain. Ils ne se contentent pas de porter la bonne parole du bluegrass. Ils aiment mélanger leur musique avec celle des peuples qu’ils rencontrent et s’efforcent d’apprendre eux-mêmes une chanson dans la langue de chaque pays qu’ils visitent. A La Roche, ce fut une adaptation tout-à-fait convaincante du Santiano d’Hugues Aufray. Je pensais que le reste de leur répertoire serait constitué de chansons venues d’autres pays mais les Henhouse Prowlers jouent en fait leurs compositions, à l’exception de Chop My Money, excellente adaptation en anglais d’une chanson nigériane. Le reste est très varié. Chris Dollar chante un newgrass, Jon Goldfine une valse et un swing (Subscription To Loneliness). Ben Wright montre la puissance de sa voix sur un country & western bluesy. Ils interprètent très bien un gospel en quartet a cappella. Les quatre musiciens chantent bien mais Chris Dollar est particulièrement remarquable. Les arrangements sont travaillés. Jake Howard a enthousiasmé mon camarade Philippe Bony qui n’est pas facile à épater question mandoline. Je ne suis pas fan de leurs improvisations (parfois longues) mais le son du groupe est excellent, il y a une bonne chorégraphie autour du micro et les Henhouse Prowlers ont vraiment de la gueule avec leurs costumes noirs stricts et leurs cravates qui contrastent avec la longueur de leurs cheveux.
Je n’ai vu les Damn Tall Buildings, quatrième groupe américain, que sur la petite scène le samedi. J’ai en effet raté la soirée de jeudi (et donc, à mon grand regret Silène & the Dreamcatchers). C’est la première journée de festival que je manque depuis 2009. Les copains présents le premier jour m’avaient vanté la puissance vocale de la contrebassiste Sasha Dubyk. Elle l’a effectivement montrée en début de set sur un rockabilly mais je lui ai trouvé beaucoup d’autres qualités. Elle a livré une version de Blue Bayou qui vaut celle de Linda Ronstadt (tout en slappant sa contrebasse en douceur) et interprété le classique Dark Hollow avec une variation sur la mélodie joliment trouvée. Elle chante I’m Not Myself en duo avec le guitariste Max Capistran. C’est lui le chanteur principal du groupe (et le principal compositeur, ceci explique cela). Il chante en liant les mots à la manière de John Hartford. Un sens du show et une présence sur scène plutôt rares en old time (la musique de Damn Tall Buildings s’en rapproche davantage que du bluegrass). Max danse avec Sasha pendant un solo de fiddle de Avery Ballotta, le troisième membre du groupe. Il présente les titres avec humour, fait chanter le public pendant The Universe et I’m Not Myself. Avery chante une valse blues en s’accompagnant au fiddle comme s’il s’agissait d’une mandoline. Il joue avec une énergie qui met à mal les crins de son archet. L’enthousiasme communicatif de Damn Tall Buildings a conquis l’ensemble du public.
Du côté des groupes européens, j’attendais avec impatience le set de Johnny & The Yooahoos qui avait été la révélation de la petite scène en 2022. Je n’ai pas été déçu. Ils ont davantage mis en valeur l’extraordinaire voix de leur guitariste Bernie Huber alors que l’an dernier il partageait largement les chants avec les frères Johnny (mdo) et Bastian (bjo) Schuhbeck. Le groupe véhicule apparemment une cohorte de fans allemands qui leur font un triomphe. A raison car les harmonies vocales de Wild Shores étaient dignes de Crosby, Stills & Nash. Ils ont chanté de façon magistrale Get Back des Beatles entièrement en trio. Ils jouent bien, improvisent pendant leurs solos. La voix de Bernie est vraiment impressionnante, notamment dans Take Me Down et une adaptation de Scatman absolument phénoménale.
Le groupe tchèque Professional Deformation restera le dernier vainqueur du concours de groupes de La Roche puisque ce dernier a disparu de la programmation après 2019. Conformément à la tradition, ils auraient dû jouer l’année suivante en soirée mais l’édition 2020 a été annulée pour cause de Covid. Ils avaient remporté ce concours haut la main et je les ai trouvés encore bien meilleurs cette année. Le groupe a changé. Je ne me souviens pas du contrebassiste précédent mais le nouveau, Karel Vaska, a un excellent groove. Le remplacement du banjoïste Petr Vosta (qui jouait beaucoup en single string) par Jarda Jahoda au style plus varié fait beaucoup de bien au groupe, ainsi que l’ajout d’un mandoliniste, Zdenek Jahoda, le frère de Jarda. Professional Deformation a ainsi quatre excellents solistes avec le guitariste Jakub Racek et Radek Vankat, un des très rares dobroïstes entendus à La Roche cette année. Ils s’illustrent sur des instrumentaux classiques (j’ai cru reconnaître New York Chimes de Tony Trischka mais je n’en suis pas certain), des compositions de Jakub, du jazz manouche et des chansons newgrass. Jakub Racek est un très bon chanteur. Il forme un bon duo vocal avec Radek. Les trios et plusieurs quartets (Traffic Jam a cappella façon gospel) sont également superbes. Ils se sont produits tard en soirée et on pouvait craindre la désertion du public car ils passaient après The Special Consensus et Tim O’Brien Band mais les spectateurs sont restés en nombre pour assister à cette excellente prestation, jusqu’au rappel : une reprise de Let It Roll de Little Feat avec des dialogues instrumentaux entre les frères Jahoda et entre Racek et Vankat. Il y a moins de formations tchèques à Bluegrass In La Roche depuis qu’il n’y a plus de concours de groupes mais c’est vraiment la crème de la crème.
En seize éditions, on pourrait croire que tous les groupes bluegrass européens importants sont déjà passés à La Roche. C’était pourtant la première fois que le festival accueillait Nugget, formation basée en Autriche et les Finlandais Jussi Syren & The Groundbreakers. Il y a un lien entre Professional Deformation et Nugget puisqu’on y retrouve le banjoïste Jarda Jahoda et que Jakub Racek a été le guitariste du groupe il y a une vingtaine d’années. Il faut dire qu’en 46 années d’existence, Nugget a vu défiler pas mal de musiciens (dont le Français Thierry Massoubre) aux côtés du seul membre fondateur restant, le mandoliniste Helmut Mitteregger. Son épouse Katarina est à la basse depuis une trentaine d’années. Ralph Schut, bien connu à La Roche par sa participation à de nombreux groupes (dont G-runs & Roses et Blueland) est le guitariste de la formation. Le bluegrass joué par Nugget est moderne. Malgré des réglages approximatifs (la basse vrombit et le banjo est mixé trop fort), Helmut, Jorda et Ralph montrent leurs qualités de solistes sur plusieurs classiques rapides chantés par Helmut (Highway of Regret, My Old Shoes Don’t Fit Me Anymore) mais c’est Katarina la principale chanteuse. Elle interprète des chansons du répertoire de Valerie Smith (In The Mines), Jaelee Roberts (Something You Didn’t Count On), les Bellamy Brothers (Let Your Love Flow), un swing (que j’ai beaucoup aimé mais pas identifié) et deux titres de Nashville Bluegrass Band (Slow Learner et Boys Are Back In Town) dont Nugget a fait des arrangements très personnels. Helmut, Katarina et Ralph chantent Mr Sandman en trio (avec d’excellents breaks instrumentaux) et Ralph rend hommage à Steve Gulley, venu à La Roche-sur-Foron en 2010 et disparu prématurément il y a trois ans, en interprétant une de ses compositions It Ain’t The Leaving.
Jussi Syren & The Groundbreakers existe depuis 1995. Cette formation finlandaise a tourné plusieurs fois aux Etats-Unis et enregistré douze albums (le treizième vient de paraître). Dommage qu’ils ne soient pas venus plus tôt car la voix du mandoliniste Jussi Syren a un peu vieilli ces dernières années. Il a un timbre nasillard, typique du bluegrass traditionnel, au point qu’après Where Shall I Be interprété en quartet a cappella, ma voisine m’a glissé qu’elle ne savait pas que Donald Duck chantait du gospel. C’est un peu exagéré mais il y a du vrai. Pour forcer le trait, Jussi Syren a aussi le son de mandoline le plus sec qui soit (il joue très près du chevalet). Pour un groupe avec autant d’expérience, le set était loin d’être parfait. Les trios vocaux sont moyens, le contrebassiste est à la ramasse sur certains titres. Jussi n’a plus le coffre pour chanter The Auctionner, un de ses grands succès. Mais il fait bien Across The Morning Tide tiré du dernier album, Morning Has Broken (popularisé par Cat Stevens), Rebel Soldier des Country Gentlemen et Georgia On A Fast Train de Billy Joe Shaver. Comme Helmut Mitteregger avec Professional Deformation, Jussi Syren met de l’humour dans ses présentations (“Jimmy Martin is the King of Bluegrass and the Queen is John Duffey”) et le banjoïste Tauri Oksala est très talentueux. C’est un spécialiste des Keith pegs qu’il utilise dans plusieurs morceaux. Dans The Banjo Song, il passe brillamment en revue les styles de Earl Scruggs, Don Reno, JD Crowe, Raymond Fairchild et Ralph Stanley. Impressionnant. Je suis content de les avoir enfin vus sur scène. Merci La Roche.
The Truffle Valley Boys est un quartet italien également amoureux du bluegrass traditionnel et ils inscrivent leur amour dans les moindres détails. Pantalons qui remontent jusqu’à la poitrine, cravates et chapeaux dans le style des années 40 ou 50 (Eric Allart saurait vous dire exactement). Même la monture de lunettes du guitariste Denny Rocchio semble vintage. Il joue avec un onglet de pouce comme Lester Flatt et place régulièrement des G-runs. Les Truffle Valley Boys jouent évidemment avec un micro central. Matt Ringressi (mandoline) et Germano Clavone (banjo) tiennent leur instrument sous le menton pendant leurs solos, alors que Denny Rocchio joue son instrument tête en bas quand il est au dobro, dans le style de Josh Graves. Pour couronner le tout, avec son chapeau, Ringressi est le portrait craché de Buzz Busby. Les morceaux sont courts, souvent rapides même quand ce sont des gospels (Walk Around Me Jesus, Ain’t No Grave). Des classiques (Honky Tonk Blues, Sophronie de Jimmy Martin, The Bluegrass Song de Bill Monroe) mais aussi des titres moins connus. C’est bien fait, dynamique même si ça manque d’un chanteur qui donne une vraie signature au groupe. Parmi les trois chanteurs, le plus intéressant est Clavone qui a une bonne voix de tenor en plus de jouer un style Scruggs parfaitement punchy.
Basé en Allemagne, Stereo Naked était au départ un duo old time composé de façon très originale d’une banjoïste (Julia Zech) et d’un contrebassiste (Pierce Black). Ils ont étoffé leur formation et s’étaient présentés sur scène en quartet l’an dernier. Malheureusement, presque personne ne les avait entendus car ils avaient joué sous une pluie battante. Une bonne raison pour les accueillir à nouveau en 2023. Cette fois, ils étaient cinq avec un guitariste et deux violonistes/ mandolinistes. Même avec une formation renforcée, la musique de Stereo Naked reste assez intimiste et il n’est pas facile de les apprécier dans un festival comme La Roche où l’ensemble du public n’est pas toujours attentif (et donc bruyant et en mouvement) si on n’est pas collé à la scène ou dans les tout premiers rangs. Ce n’était pas mon cas et je crois que je suis passé un peu à côté de leur prestation. Pas assez pour ne pas remarquer que Julia Zech a une jolie voix, qu’il y a eu une paire de mélodies remarquables (particulièrement Yodel My Name) et que Pierce est un très bon contrebassiste. Certains morceaux m’ont semblé ennuyeux mais je crois simplement que je n’étais pas dans de bonnes conditions pour les apprécier.
Les deniers concerts du dimanche piochent généralement dans des genres voisins s’éloignant un peu du bluegrass afin de rafraichir les oreilles des spectateurs, normalement rassasiés à ce stade de leur musique favorite. C’est ainsi que le public a découvert et fait un triomphe à A Murder In Mississipi, groupe belge qui joue de la country acoustique (de l’americana si on préfère) en tapant aussi un peu dans le blues, le swing et même le tsigane (The Raven & The Oak Branch Tree). Le groupe repose beaucoup sur la voix, les compositions et le charisme de son guitariste Leander Vandereecken, bien soutenu par une percussionniste, une violoniste, une banjoïste, un contrebassiste et un pianiste. Les harmonies vocales et les chœurs sont importants dans les arrangements. Tout le monde chante mais Alexandra (percussions) et Lore (banjo) sont les principales partenaires de Leander et elles interprètent merveilleusement en duo Tennessee River Runs Low des Secret Sisters. Parmi les compositions, j’ai repéré les swings Wrong Side of the Road et Mary Lou, le country Run Brother Run et le blues (joyeux) Don’ t Go To Kentucky. Parmi les reprises, il y a eu Fear of the Dark d’Iron Maiden et Ring of Fire (Johnny Cash). A Murder In Mississipi est une formation enthousiasmante qui a fait danser de nombreux spectateurs. Derrière la voix de Leander, les arrangements sont bien construits. Le pianiste et la violoniste jouent bien mais n’en font pas trop, le contrebassiste a un excellent groove et la banjoïste préfère la pertinence à la démonstration. Elle joue en picking, en frailing ou au mediator selon les titres avec une approche du banjo 5 cordes comparable à celle des Pogues.
The Vanguards est un groupe de jeunes musiciens britanniques qui joue du bluegrass traditionnel en faisant l’effort de proposer ses propres compositions. Les parties instrumentales et les chants en trio sont bien en place mais les chants lead ne sont pas au même niveau. Je leur ai préféré les Suédois de Rookie Riot qui associent deux générations de musiciens à l’instigation du guitariste Anders Ternesten, ancien membre du groupe suédois Dunderhead qui s’est produit à La Roche en 2014. Ce sont les jeunes qui sont sur le devant de la scène. Wilma Ternesten (la fille d’Anders, 17 ans) est la chanteuse principale. Elle est capable d’interpréter avec douceur des ballades et des compositions plutôt modernes et de nous surprendre ensuite par l’énergie qu’elle met dans des titres plus rapides (Tortured, Tangled Hearts des Dixie Chicks, une version speedée de Blowin’ In the Wind). La violoniste Agnes Brogeby a un timbre plus dur qui convient à des titres classiques comme Drinkin’ Up Whisky. Anders Tenersten et le mandoliniste Karl Lagrell Annerhult prennent leur tour au chant. Agnes et le banjoïste Daniel Svensson sont des musiciens talentueux. Encore une agréable découverte.
La petite scène du midi permet de découvrir des groupes en format réduit, pour la plupart orientés vers la musique old time. Le programme étant comme tous les ans copieux, il m’a fallu faire des choix. Tant pis pour les Boatswain Brothers et pour les Slo County Stumblers, j’ai opté pour le trio suédois New Valley String Band. Pas mal d’instrumentaux mais aussi un chant a cappella à trois voix et une version très dynamique du classique Hop High qui fait son effet. Autre trio old time, les Yonder Boys sont basés en Allemagne mais Jason Serious est Américain, D. S. Ingleton Australien et Tomas Peralta Chilien. Encore un groupe old time qui fait bouger les lignes avec des titres à deux banjos et la contrebasse jouée à l’archet sur un autre. Eux aussi chantent en trio, notamment The Eagle Song et Rabbit Song (ils semblent très attirés par nos amis les animaux). Plus que sympa et assez original.
La petite scène a également permis de découvrir Mathis & Benoït, un duo blues acoustique franco-allemand. Deux guitares (flat ou finger picking) et une voix qu’il faut pour chanter le blues, celle de Mathis. Doc Watson les a beaucoup influencés -ils le revendiquent (reprises de Nashville Blues, Walk On Boy et Deep River Blues)- mais ils interprètent aussi Bob Dylan (I Shall Be Released) et des traditionnels (The Cuckoo – Ok, Doc Watson l’a enregistré aussi mais je pense qu’il jouait du banjo et non de la guitare sur ce titre). Malgré le format réduit, c’est varié, bien joué et bien chanté.
Bluegrass In La Roche a pu bénéficier à ses débuts du soutien de l’association européenne de bluegrass alors qu’il n’y avait pas eu de festival de bluegrass en France depuis une vingtaine d’années. A son tour, le festival tient à faire profiter des artistes isolés de sa notoriété (en 2023, Bluegrass In La Roche a été sélectionné pour la 4ème fois comme “événement de l’année” aux récompenses annuelles de IBMA). L’an dernier c’était Country Gongbang qui était venu jouer depuis la Corée. Cette année, Bluegrass In La Roche avait invité un duo indien, Grassy Strings (à leur connaissance, la seule formation bluegrass de ce pays de près d’un milliard et demi d’habitants). C’est un duo mandoline-guitare avec un seul chanteur. Ils jouent beaucoup de standards (Shady Grove, Rollin’ in My Sweet Baby’s Arms) mais apportent de la variété dans l’accompagnement et les solos par leur technique instrumentale. Souvik et Subhankar ont quelques titres qui s’éloignent du bluegrass et deux chansons en bengali qui ont beaucoup de charme. Ils étaient tout heureux d’être à La Roche, couvés par Ben Wright, le banjoïste des Henhouse Prowlers qui joue pleinement son rôle d’ambassadeur du bluegrass et offre (enfin !) une justification au I de IBMA (International Bluegrass Music Association) dont il est membre du bureau.
2023 a encore été une belle édition pour Bluegrass In La Roche avec son lot de grandes formations américaines (Tim O’Brien, Special Consensus, Henhouse Prowlers), de confirmations (Professional Deformation, Johnny & the Yooahoos) et de découvertes (Damn Tall Buildings, A Murder In Mississippi). Le succès ne se dément pas malgré les entrées payantes et la météo maussade (qui, personnellement, me va mieux que le cagnard de l’année 2022). La gestion de la queue à la restauration par les nombreux bénévoles est d’une efficacité toute professionnelle, comme le reste de l’organisation.
En conclusion, un mot sur la disparition du concours. Instauré dès la première édition, le concours a permis au festival de La Roche-sur-Foron d’attirer rapidement des groupes de toute l’Europe et de contribuer ainsi à sa renommée sur le vieux continent. Au tout début, tous les groupes présents à La Roche participaient au concours puis il y a eu une présélection de 12 puis 10 et finalement 8 formations. Cette réduction croissante du nombre de participants en a forcément élevé le niveau moyen. Je constate néanmoins, de mon point de vue, que la disparition du concours depuis deux éditions a entrainé une amélioration de la programmation du festival. Le système de notation du concours faisait qu’un groupe légèrement au-dessus de la moyenne dans tous les domaines (chant, technique instrumentale, répertoire) donc sans grande qualité particulière mais jouant un bluegrass bien orthodoxe, avait toutes les chances d’être régulièrement sélectionné pour participer au concours alors qu’un groupe plus original mais avec quelques défauts ne passait pas la barre. Il y a ainsi eu une année (2014) où aucun groupe du concours ne m’a semblé avoir de qualités vocales particulières (heureusement il y a eu aussi des vainqueurs comme Sons of Navarone ou Le Chat Mort, formidables de ce point de vue). Certains groupes revenaient d’année en année sans jamais s’approcher des meilleurs (Wyrton, Sidlo, Poa Pratensis…) et sans forcément progresser.
Grand merci à Emmanuel Marin, auteur de la plupart des images de cet article (sauf mention spécifique). Le texte étant relativement long, nous avons limité le nombre de photos, mais nous invitons le lecteur à consulter le site d’Emmanuel Marin (https://pixels-live.fr/) et l’intégralité du lien avec le Festival (https://pixels-live.fr/bluegrass-in-la-roche-2023.html). Merci aux autres auteurs de clichés mentionnés (quand nous connaisssons leur nom), certains étant issus de pages Facebook.
Figurations du grand âge dans la Country Music. Un parcours rapide des photos des artistes actuels labellisés Country tend à laisser croire, comme dans le champ de la pop ou du rap, que la sur-commercialisation, ici aussi, favorise la mise en avant d’artistes jetables, avec un culte du jeunisme à la clé, parfois plus attaché à la plastique qu’à la voix ou au talent des dits. Nous verrons que tel n’en a pas toujours été le cas et que longtemps, avant de les exclure, les vieux et les vieilles ont été chéris et chantés par la Country Music.
Musique du peuple, pour et par le peuple, la famille y tient une place centrale, réaliste et pas nécessairement idéalisée. Dans ce contexte, où les générations vivent souvent ensemble dans le même foyer, le vieux est un membre à part entière de la communauté. Considéré avec tendresse et sollicitude. Il est le gardien des valeurs familiales. En 1935, Gene Autry réussit à vendre plus d’un million de disques avec ce titre :
Le thème n’est pas confiné aux origines du genre : en 1985, le duo mère-fille The Judds offrait cette illustration du lien intergénérationnel :
En 1985, nous sommes en Country Music en pleine vague néo-traditionnaliste, une vague contemporaine d’un retour réactionnaire à un passé idéalisé, celui qui voit l’élection de Ronald Reagan. Le grand-père est détenteur des clés de ce monde perdu, celui d’avant le grand reset des années 60, de la contre-culture et de la libéralisation des mœurs. Au vu de ce tableau édificateur et édifiant, on aurait vite fait de confirmer le cliché : c’est entendu, la Country Music est le vecteur, un tantinet réactionnaire, d’une structure familiale coulée dans le béton, la famille nucléaire chère à Emmanuel Todd, unie dans sa perfection sous le regard de dieu. Rien de plus faux !
Une fois encore la réalité est beaucoup plus complexe. Signée par Dwight Latham et Moe Jaffe, interprétée par Lonzo and Oscar en 1947, Je suis mon propre grand-père prend un malin plaisir à détruire par l’absurde le modèle. L’humour est aussi porteur d’un regard ironique sous-jacent sur les généalogies chaotiques souvent incestueuses prêtées aux hillbillies.
La vieillesse est, pour toutes les vies, l’heure des bilans, et le modèle américain est loin de ne contenir que nostalgie et postures mièvres sur le chemin parcouru. Dès 1880 le musicien noir James A. Bland signe un air qui trainait dans la tradition orale et dresse un autoportrait plutôt tragique qui n’a pas spécialement de portée exemplaire. Le titre va être repris par une foultitude d’artistes Old Time et Hillbilly. Citons Gid Tanner et Kelly Harrell en 1926, Ernest V. Stoneman, Cléoma Breaux en 1937, Jerry Lee Lewis en 1957, Norman Blake en 1976, Robert Earl Keen en 2001, etc.
Aimer ses vieux n’empêche pas la satire, où, sur un ton grivois une moquerie sait pointer, et les métamorphoses inattendues que le grand âge sait provoquer. Hank Penny et ses Radio Cowboys reprennent en Western Swing une chanson de 1926 popularisée par le big band de Jack Hylton. Une version plus électrique de 1947 par Fairley Holden dans un style hillbilly-bop confirme l’intérêt du motif. On notera que la femme s’en tire mieux que l’homme, ce dernier étant réduit au stéréotype du hillbilly barbu en cottes, déjà d’un autre siècle.
Dans cette petite pépite de “shout blues” de Roy Brown reprise par Moon Mullican, au contraire de la chanson précédente, l’aïeul se révèle un séducteur sans scrupule, inversant les conventions, défiant la logique et le bon sens autant que la morale :
Le Nashville sound le plus commercial des années 1960-70, en accord avec les évolutions des mentalités et des préoccupations de l’époque, laisse parfois passer d’étranges confidences, non pas sur la vieillesse advenue, mais sur les signaux qui frappent l’homme fait dans ce qu’il a de plus intime et de plus vital, annonçant sans ambages la voie de la décrépitude. On constatera avec cette mention explicite de la “panne” que le Nashville sound commercial de grande diffusion, dès 1967, avait entamé un sérieux travail de “déconstruction” de la masculinité. Nat Stuckey, crooner velouté sous estimé et un peu oublié, enregistre le premier cette chanson en 1967, co-signée par un jeune Gary Stewart encore inconnu. Elle est reprise par Del Reeves qui, déjà à plusieurs reprises, dans son répertoire de la fin des années 60, avait prouvé son goût pour la gaudriole et les sujets épineux.
Le constat des limites et du délabrement n’est pas une nouveauté. Les Carlisles dans les années 50 produisaient un hillbilly-bop sec et excité que nous avons déjà cité dans de précédents articles pour leur appétence à s’affranchir des limites du bon goût et des convenances. L’amusante chanson qui suit, basée sur un dialogue comparatif, touche à l’universel. Elle dédramatise par l’humour le bilan peu réjouissant. Une fois de plus, ce n’est pas tant dans les limites physiques que la perte est la plus amère, c’est dans le pouvoir de séduction que ça se joue.
Les symptômes de l’âge, aujourd’hui compensés avec plus ou moins d’efficacité par la médecine, n’offrent que peu d’espoir d’esquive dans les années 50, surtout dans un pays au système de santé non socialisé que nous avons traité dans un précédent article sur la santé. On remarque, à la fin des années 40 jusqu’à l’apogée du rock and roll fin 1950, une pléthore de chansons mettant en scène des vieux sauvés par la musique. Remède universel, couplée à la danse, elle efface douleurs et handicaps avec un effet régénérateur qui n’est pas sans évoquer les mixtures magiques vendues dans les medecine shows.
Pour conclure, après avoir vu le traitement de la vieillesse de monsieur et madame tout le monde, il importe de souligner que la Country Music propose en interne un discours réflexif sur le traitement infligé aux artistes âgés. Dès les années 1920 et les débuts de sa commercialisation, elle inclut comme membres à part entière du vedettariat des femmes et des hommes vénérables. Porteurs réels ou prétendus de la tradition Old Time, les images de vieux fiddlers, mémoires vivantes du patrimoine, sont légion. Bill Monroe le chante en rendant hommage à son oncle Pendelton Vandiver.
Certains même vont construire leur succès en devenant vieux avant l’âge On se doit de mentionner Grandpa Jones, (Louis Marshall Jones 1913-1998) chanteur et banjoïste clawhammer qui, dans sa première partie de carrière, fit partie des Brown Ferry Four et se fit connaitre par un répertoire ancré dans la modernité pas spécialement nostalgique : 8 More Miles to Louisville, Night Train to Memphis annonçant clairement le Rockabilly. A 22 ans, affligé par un physique que nous qualifierons de quelconque, il construit son image de grand-père rural avec des petites lunettes, une chemise à carreaux, des bretelles, des bottes et tout un jeu de scène faisant de ses performances un spectacle complet. Une image qu’il cultiva jusqu’à la fin de sa vie.
Jusque dans les années 1990 la fidélisation du public permet un “tuilage générationnel”, où les carrières s’étalent sur des décennies. Le même artiste continue avec des évolutions stylistiques (ou pas !) de produire pour la mamie de 70 ans ce qui a su l’émouvoir quand elle en avait 18. Cette avancée dans l’âge commun fait que les plateaux de programmes TV offrent un panachage de sous-genres et d’esthétiques difficiles à imaginer aujourd’hui. Le culte des anciens est revendiqué, assumé, comme dans une recréation de famille élargie où l’auditeur tisse avec celui qui l’a accompagné toute sa vie des liens émotionnels puissants. Les artistes eux-mêmes affichent avec gratitude leurs filiations électives pour des mentors. De véritables dynasties se mettent en place. Parfois biologiques, parfois électives.
Ce trait culturel assumé rencontre ses premières difficultés quand les fonds de pension et l’hyper-capitalisme met aux têtes des maisons de disques des producteurs issus du monde des affaires qui ont perdu le lien organique avec la tradition inclusive transgénérationnelle. Les radios se lancent, de même que les chaines TV de clips, dans un “turnover” frénétique avec surabondance de jeunes programmés pour un tube avant de disparaitre. Les figures tutélaires qui tissaient le panthéon familier disparaissent des playlists, voient même leurs contrats non renouvelés. Le grand Johnny Cash lui-même est abandonné par CBS ! Le public réagit mal. Si des parts de marché sont gagnées auprès d’un public urbain plus jeune et international, la révolte s’exprime sans fard. Les vieux ne se laisseront pas déposséder sans combattre !
A l’heure où nous rédigeons ces lignes (octobre 2023), l’or gris est pris en compte par le business et l’on a assisté à un rééquilibrage. Les divers mouvements revivalistes et les processus de validation culturelle ont légitimé le maintien, voire le développement du culte des ancêtres. Loin d’être un handicap sclérosant, le phénomène est désormais revendiqué. Il n’en reste pas moins que la nostalgie est toujours présente et que le consensus ne sera jamais universellement établi. Il est amusant de constater que la chanson choisie pour conclure cet article, en dépit de son amour proclamé pour la tradition et le dénigrement des jeunes, est le fait de deux hommes qui dans les années 70 incarnaient la fusion du Nashville sound avec le pop-folk et le disco californien bien loin des artistes de légende mentionnés.
Thierry Lecocq fait partie du paysage musical français attaché aux musiques américaines avec de nombreuses “excursions” vers la chanson, le classique, le swing, etc. Sa carrière est donc à la fois riche et diverse. Il est toujours prêt à jouer et à améliorer son expérience dans de nouveaux contextes.
Conséquence directe : il a fait partie de nombreux groupes, certains éphémères, d’autres plus durables qui ont marqué les années “bluegrass/ country/ folk” françaises : Blue Wave, Tiphaine, Sarah Band, Bluegrass Burger, Station, Lucky Nugget Revue, Blue Railroad Train, Stylix, Roots 66, New Step In Grass, Mister Jay’s, François Vola Trio, The Crazy Idea Band, etc. *
Il a également accompagné nombre d’artistes en tous genres, des styles traditionnels américains à la pop musique, en passant par le classique (Gilles Apap) et pas mal d’étrangers en tournée en Europe. Il doit y avoir bien peu de scènes de festivals où il n’a pas apporté sa touche un jour ou l’autre au fil des ans. De même il a œuvré chez Disney à Paris et également à l’étranger dans un nombre impressionnant de pays. Ces occasions lui ont permis de rencontrer des artistes de grand talent, et de partager des jams et/ ou la scène avec la plupart d’entre eux, passant sans difficulté d’un instrument à l’autre, selon les besoins complémentaires du jour.
Après Push et Mandoline, voici Radio Station un “album promotionnel”, sous la conception de Hervé Nicole, qui propose une sorte de programme d’émission de radio par “DJ Cheri” (on a même quelques insertions de la météo :-). Issu d’une famille de mélomanes, Thierry a peu à peu maîtrisé tous les instruments à sa portée et on le retrouve logiquement ici avec sa voix et ses guitares, basse, mandoline, violon, claviers et même une lap steel. Il a signé la plupart des titres, à commencer par une invitation au voyage qui suit son entrée en Fast Train, avec En allant dans la Louisiane. C’est une chanson bien dans le “jus cajun” avec l’aide de l’accordéon de David Rolland. Puis changement d’atmosphère, avec Cherie Blues (sic), une structure classique du genre, mais actualisée en français : ainsi l’absence de l’aimée dans tous les lieux évoqués en “s’égosillant la voix” se décline avec un final souriant (elle était là 😉
Passage exotique avec un pot-pourri de sons “asiatiques” et “des îles” du Cherry Tree à Honolulu Lulu (sic), avec le ukulele de Russ Hoag. Chica To Cheek (jeu de mots assumé), en collaboration avec Emilie Vidrine, offre une sorte de bossa nova à énergie interne de bon aloi.
On revient ensuite à une autre des racines incontournables de la musique américaine (Bob Dylan) avec une version non servile de La Fille du Nord (reprise d’Hugues Aufray sur la traduction de Pierre Delanoë mais avec le dernier couplet en anglais). L’arrangement du traditionnel Red Haired Girl est sophistiqué, avec la guitare dominante sur une base de percussions, puis le violon et la mandoline en échos parallèles, qui jouent autour de la mélodie comme la variété des pas de danse qu’on imagine sans peine, surtout lors de l’accélération du rythme un peu après mi-parcours, et enfin l’entrée de la guitare électrique avant le retour à l’acoustique en lignes jumelles. Autre traditionnel, avec prise de risque, car a cappella, Up Above My Head, donne la touche spirituelle au disque avec la sincérité de cet apport du gospel. On change d’atmosphère encore une fois avec une sorte de rap mi-parlé mi-scandé en déclamation d’indépendance (Je C SQue J’Fais). Puis virevolte un duo violon/ mandoline de bon goût, comme un canon classique où s’emboitent les tonalités sur fond de basses quasi continues, avant une rupture de ton, de rythme dans un concert de voix et de bruits divers pour le moins surprenant. Dans un bon programme de radio, il faut revenir régulièrement aux fondamentaux : ainsi le classique Travailler c’est trop dur reste sur la base de valse lente où le violon fait ses gammes autour des chœurs et où la guitare électrique complète agréablement le tempo et les fioritures. Final au volant (Trucks sur la route) pour retourner au pays et “retrouver les anciens”, un titre à écouter à fond (mais prudemment) en allant au prochain festival. (NB: Le clin d’œil en bonus est pour les plus attentifs).
Vous le connaissez et l’avez souvent entendu, mais vous ignorez peut-être que c’est lui dans les multiples facettes de sa carrière. Il a été le guitariste de Johnny Hallyday durant dix ans, sur scène et en studio comme spécialiste de la pedal-steel. Avant cela il était dans le groupe d’Hugues Auffray (durant dix ans également.) qui le présenta à Bob Dylan. Il joue aussi sur le disque Some Girls des Rolling Stones pour la chanson Far Away Eyes. Il a tourné et enregistré avec Chuck Berry, Jerry Lee Lewis, Carl Perkins, Vince Taylor, etc.
Albert Lee, Marc Bozonnet, Marcel Dadi
Sa virtuosité country peut se résumer sur la guitare par son jeu rapide et difficile à acquérir, un son très travaillé et un swing naturel qu’il doit à ses rencontres à Nashville avec Albert Lee, Asleep At The Wheel, et tous les grands comme Charlie Daniels, Hank Garland, Lloyd Green, Charley McCoy, Harold Bradley, Chet Atkins ou Merle Travis mais en prenant sa place parmi eux sans jamais les imiter. Marc Bozonnet est l’un de ces rares talents qui ne demandent que éclore là ou il pourra d’avantage étancher sa soif de liberté.
Saga Examinons ce parcours au microscope. Dès le début des 60’s il gagne le premier prix des groupes instrumentaux avec les Thunders, inspirés des Shadows. Marc a déjà cette virtuosité instrumentale qui dans ce cas lui permet d’évoquer Hank Marvin à la perfection. Il est remarqué par les producteurs de disques et devient -autre facette- musicien de studio que l’on convoque pour les solos sans jamais mentionner son nom, ce qui est une pratique courante à l’époque.
On le retrouve sur les disques de Jean Ferrat, Claude François, Serge Gainsbourg, Nana Mouskouri, Il Etait Une Fois. Difficile de jouer “country” avec de tels artistes mais avec Jeane Manson il est le directeur musical du spectacle Country Girl -Une Américaine à Paris- 30 ans de chansons. Inspiré par la musique western et la country-music il joue le tout suivant sa manière personnelle.
Virginia Truckee Il est dans le groupe de Johnny Halliday de 1972 à 1982 et joue de la pedal-steel. Mais il sent qu’il y a une place pour un groupe authentique de country music français. Lorsque Johnny change de musiciens, Marc Bozonnet forme son groupe Virginia Truckee avec le joueur de pedal-steel Jean Yves Lozac’h (toujours vivant !), le regretté guitariste Jean Louis Mangin et lui-même à la guitare et au chant. Ils ne prêtent aucune attention aux hyperboles publicitaires mais enregistrent deux disques devenus des monuments de la musique country française : Virginia Truckee (1981, en français) puis Hey Good Looking’ (1984, en anglais) avec Faded Love de Bob Wills, Six Days On The Road de Dave Dudley, Hey Good Looking et Jambalaya de Hank Williams, Country Polka et Orange Bloom Special.
En 1985 le groupe participe à la Fan Fair de Nashville, Tennessee… et gagne ! Ils reçoivent l’Award 1985 de meilleur groupe étranger, rencontrent Albert Lee et deviennent légendaires. Beaucoup de nos lecteurs se souviennent encore de cette période à travers laquelle ils découvrent Nashville…
M.B. Show A l’issue de cette époque Marc Bozonnet crée le M.B. Show. Il installe un studio dans le sous-sol de sa maison et enregistre constamment au moins un album par an. Il ne cesse d’enchainer les concerts avec des musiciens différents. Il se permet de dire au bassiste classique Pascal Mulot qu’il n’arrivera jamais à jouer country car c’est un concept différent avec des mesures supplémentaires et un langage musical non-académique. Les lecteurs du Cri du Coyote connaissent bien cela : pas de clivage binaire/ ternaire, un instinct difficile à maîtriser…
Bien que le groupe soit déjà venu à plusieurs reprises en Europe, la venue de Special Consensus à Bluegrass In La Roche cet été sera sans doute pour beaucoup l’occasion de découvrir cette formation sur scène. Parmi les groupes de premier plan, Special Consensus est certainement aujourd’hui la plus ancienne formation bluegrass en activité. Greg Cahill, 76 ans, l’a co-fondée en 1975. Sa passion pour le banjo, sa volonté de faire de la musique son métier pendant de longues années de vaches maigres, de maintenir son groupe malgré d’incessants changements de musiciens, son implication dans IBMA (International Bluegrass Music Association) dont il a été membre du bureau de 1998 à 2010 (et Président les cinq dernières années) en font un quasi militant du bluegrass.
Originaire de Chicago -pas tout-à-fait un haut lieu du bluegrass- Greg Cahill ne découvre cette musique (et le banjo) qu’à l’adolescence. L’apprentissage solitaire est difficile mais son service militaire (ça sert donc à ça ?) dans le Missouri et en Géorgie lui permet de fréquenter de bons banjoïstes. De retour chez lui, il réussit à trouver un professeur. Le virus l’a pris, à tel point qu’en 1974, il décide de prendre une année sabbatique pour se consacrer entièrement au banjo. Le groupe qu’il a constitué avec des amis en 1973 devient The Special Consensus Bluegrass Band en 1975 et, en 1976, avec le bassiste Marc Edelstein, Greg décide que le groupe sera professionnel. Sa réputation grandit peu à peu et les incessantes tournées (qui lui coûteront un divorce) s’élargissent au-delà du Midwest en 1978 et à l’Europe à partir de 1991. Certaines années, le groupe qui est devenu Special Consensus à partir de 1985, s’est produit jusqu’à 250 fois. Un chiffre énorme mais une nécessité financière pour un groupe qui a mis du temps à s’imposer sur le devant de la scène. Dans un interview qu’il avait donné au Cri du Coyote en 2003, Greg Cahill confiait qu’il ne remercierait jamais assez les personnes qui l’avaient hébergé lui et son groupe après les concerts, leur permettant de dormir chez eux, même si c’était parfois sur le canapé ou le tapis du salon plutôt que dans leurs voitures. Une vie rude de musicien qui explique le turn over important dans Special Consensus. En 48 années, Greg Cahill a vu défiler 18 mandolinistes, 18 guitaristes, 2 fiddlers et 12 bassistes. Certains d’entre eux ont ensuite fait une belle carrière. Parmi les plus anciens, membres de Special Consensus dans les années 80, Chris Jones a connu un grand succès avec son propre groupe de bluegrass, Dallas Wayne a mené une carrière country en Finlande puis aux Etats-Unis et Robbie Fulks (qui a récemment enregistré un album bluegrass) s’est fait un nom dans le milieu americana. A partir des années 2000, Special Consensus a permis de découvrir Josh Williams, auteur par la suite de plusieurs albums sous son nom, longtemps guitariste de Rhonda Vincent et élu trois fois guitariste de l’année par IBMA, Rick Faris qui mène sa propre carrière de chanteur bluegrass après avoir été membre de Special Consensus pendant douze ans, et les mandolinistes Nick Dumas et Ashby Frank qui ont chacun enregistré un album solo récemment. La signature d’un contrat avec le label Pinecastle en 1996 et le passage dans le groupe de Josh Williams (comme chanteur et mandoliniste) de 1999 à 2004 avaient constitué une évolution importante pour Special Consensus en termes de notoriété. Le passage chez Compass, le label d’Alison Brown, a été encore plus déterminant. Certains titres du groupe ont pu être promus par des clips vidéo scénarisés. Le choix judicieux de quelques contributions extérieures a permis de booster plusieurs morceaux. Ainsi Special Consensus a reçu la récompense du meilleur instrumental de l’année 2014 par IBMA pour Thank God I’m a Country Boy qui a bénéficié de la participation d’Alison Brown, Michael Cleveland et Buddy Spicher. Même succès pour Firefall en 2016 avec Alison Brown, Rob Ickes et Trey Hensley, et en 2018 pour Squirrel Hunters avec Alison Brown et le duo de fiddlers 10 String Symphony. C’est devenu une tradition qu’Alison Brown et Greg Cahill jouent à deux banjos sur un instrumental de chaque album de Special Consensus. Le succès de Special Consensus n’est pas dû qu’aux instrumentaux ni aux collaborateurs extérieurs puisque l’album Rivers & Roads a été élu album de l’année en 2018 et, en 2020, c’est Chicago Barn Dance qui a recueilli le plus de suffrages des membres de IBMA comme chanson de l’année.