Tim O’Brien. Portrait

Par Dominique Fosse

La venue de Tim O’Brien à La Roche Bluegrass Festival est un événement à la mesure de celles de Blue Highway, Lonesome River Band ou Molly Tuttle il y a quelques années. A 69 ans, il a derrière lui, en groupe ou en solo, une formidable œuvre, forte de près de quarante albums dans lesquels on ne sait ce qu’il faut admirer le plus : le chanteur, l’auteur-compositeur ou le musicien multi-instrumentiste. Les douze années qu’il a passées comme chanteur, mandoliniste et fiddler de Hot Rize, groupe majeur des années 80, ont définitivement associé son image au bluegrass alors que c‘est une musique qu‘il n‘a que peu abordée dans la bonne quinzaine d‘albums qu‘il a enregistrés par la suite sous son nom. Lui-même s‘en amuse en se définissant comme “une pièce de musée du bluegrass“ (d‘autant qu‘il a été Président de l‘International Bluegrass Music Association -IBMA- de 2001 à 2003).
L’article qui suit reprend intégralement le texte paru dans Le Cri du Coyote n° 122, avec de très mineures modifications essentiellement liées à la lecture de Traveler, la biographie récemment consacrée à Tim par Bobbie et Bill Malone. Il a été actualisé pour y inclure la période 2012-2023. C’est tout autant une biographie, une appréciation de l’œuvre de Tim O’Brien que le travail d’un fan : quand je me suis marié en 1996, lors de la soirée, après une partie concert bluegrass et country, quand il a fallu faire la place aux danseurs, renonçant à la traditionnelle valse, Isabelle et moi avons ouvert le bal avec Long Distance, un rock acoustique tiré de Rock In My Shoe, le dernier album de Tim paru à l’époque.

JEUNESSE
Timothy O‘Brien est né en 1954 à Wheeling, en Virginie de l‘Ouest. Son père, Frank, est avocat. Tim est le plus jeune enfant de la famille. Les O‘Brien encouragent leurs cinq enfants à participer à des activités sportives et culturelles. Tim est peu doué pour le sport dans un pays où le sport est un important vecteur d‘intégration sociale, surtout pour les garçons.
Mais la musique aide l‘adolescent roux et myope à prendre confiance en lui. Ses parents ont des abonnements qui lui permettent d‘assister, parfois à contrecœur, à des concerts d‘Itzhak Perlman, Ray Charles, Duke Ellington et de l‘orchestre symphonique de Wheeling.
En 1964, en contrepartie de quelques tâches ménagères, Mme O‘Brien emmène ses plus jeunes enfants assister au concert des Beatles à Pittsburgh. Comme la plupart des 12 500 personnes présentes dans le stade, Tim les verra sans bien les entendre, les cris du public couvrant la sono… Dans cette région des Etats Unis, Tim est également exposé à la country via la radio, notamment The Saturday Night Jamboree. Il découvre que l‘émission est enregistrée dans un théâtre proche de son domicile et il s‘y rend fréquemment : il voit ainsi sur scène Jerry Lee Lewis, Buck Owens, Roger Miller et Merle Haggard.

Sur le plan personnel, Tim s‘est aperçu en chantant à l‘église qu‘il avait des facilités pour trouver des harmonies vocales. En 1966, à 12 ans, il commence à jouer de la guitare. Il est gaucher mais joue sur un instrument de droitier. Il refuse de prendre des cours mais parvient assez rapidement à jouer des titres de Chet Atkins note pour note. Il chante avec sa sœur Mollie des chansons des Beatles et de Peter, Paul & Mary.
Dès 1967, ils s‘inscrivent au concours du festival folk d‘Oglebay sous le nom de Hardship & Perseverance et remportent le premier prix. Ils récidivent avec le même succès les années suivantes sous le nom de The Katzenjammer Kids puis The Campbell Soup Kids.
Par son frère Trip (son surnom car il se prénomme en fait Frank comme son père et son grand-père), Tim découvre Joan Baez, Odetta, Miles Davis et Sam Cooke. Trip part au Vietnam et échange avec sa famille des cassettes mêlant messages et morceaux de musique. Tim enregistre en retour les progrès qu‘il fait à la guitare (il est devenu fan de Doc Watson qu’il a découvert à la télévision) et son frère lui suggère d‘écouter Segovia et Manitas de Plata.
Trip meurt au combat en 1968. Chacun de ses frères et sœurs hérite d‘une somme d‘argent. Tim utilise sa part pour s‘acheter une guitare Martin D-28. Il prend alors quelques cours mais apprend surtout en regardant les autres et en écoutant des disques.
La famille de Tim est catholique. On chante moins dans les églises catholiques que dans certaines églises protestantes mais Tim est un adolescent des sixties et, suite à Vatican II, le prêtre de son église convie les jeunes guitaristes de la paroisse à accompagner certaines célébrations. Tim se révèle le musicien le plus doué du groupe et l’équipe d’animation liturgique lui demande de mettre en musique les refrains inspirés des Ecritures qu’ils lui soumettent. C’est ainsi que Tim écrit les musiques de ses premières chansons.
Au lycée, Tim chante dans la chorale et joue avec diverses formations musicales dont un groupe de rock, mais depuis sa découverte de Doc Watson, il est surtout attiré par la country et le bluegrass, d‘autant qu‘il a fait la connaissance de Roger Bland, un ami de la famille de sa petite amie de l‘époque. Bland a été banjoïste dans le groupe de Lester Flatt et il apprend à Tim le style de Scruggs au banjo mais aussi le phrasé typique des guitaristes bluegrass (Tim jouait jusqu’alors en fingerpicking avec des onglets). Quand il a 16 ans, une tante lui offre un violon dont elle ne se sert plus. Il n‘apprendra à en jouer sérieusement que plusieurs années plus tard, après qu‘on lui aura prêté une mandoline.
C‘est au lycée que Tim joue dans son premier groupe bluegrass, The West Virginia Grass Band. Il part ensuite étudier la littérature anglaise à l‘université dans le Maine. Malgré de bons résultats, il abandonne ses études en deuxième année et part à Jackson Hole dans le Wyoming où il passe beaucoup de temps à skier, jouant le soir dans une pizzeria pour subvenir à ses besoins. En 1974, à l‘invitation d‘un ami, il s‘établit à Boulder dans le Colorado où il vit en donnant des cours au Folk Arts Music.
Il prend également lui-même quelques cours de guitare jazz et d‘harmonie avec Dale Bruning, un guitariste de jazz et pédagogue qui a enseigné à plus de mille étudiants dont Bill Frisell et Pat Donohue. Ces cours apprennent beaucoup à Tim, notamment sur la connaissance du manche et il transposera plus tard ce savoir à la mandoline et au fiddle.

THE OPHELiA SWiNG BAND
Tim s‘immerge dans la scène musicale locale et devient membre de The Ophelia Swing Band. Le groupe joue du swing avec une formule atypique qui tient à la fois de Bob Wills (pour le répertoire), du Hot Club de France (guitare et fiddle solistes) et du jug band (présence d’un washboard).
C‘est la première fois que Tim est musicien professionnel. Il prend le surnom de Howdy Skies qui deviendra plus tard le nom de sa maison d‘édition. Le groupe enregistre deux albums, Spreadin‘ Rhythm Around et Swing Tunes of the 30‘s & 40‘s. Tim y joue principalement de la mandoline mais aussi de la guitare et du violon, et il chante un titre de Bob Wills sur le second album, Mean Woman With Green Eyes. C‘est à cette époque que Tim rencontre Kit. Il l‘épouse en 1977 (ils ont deux fils, Jackson et Joel), année où il quitte The Ophelia Swing Band et enregistre son premier disque solo Guess Who‘s In Town (Biscuit City Records), sorti l‘année suivante.

Guess Who‘s In Town n‘a jamais été réédité en CD et il est parfois omis dans les discographies de Tim O‘Brien. Une face du disque est instrumentale, l‘autre est chantée. La dominante est plutôt swing. On retrouve les musiciens de The Ophelia Swing Band mais aussi Pete Wernick, banjoïste new yorkais qui s‘est fait connaître avec le groupe bluegrass Country Cooking et s‘est établi depuis 1976 dans le Colorado.

HOT RIZE
A son tour, Wernick invite O’Brien à jouer sur son album Dr Banjo Steps Out (Flying Fish). C’est particulièrement le style de mandoline rythmique de Tim qui a séduit Wernick. Ce dernier développe à l’époque le Niwot style (du nom du village où il réside dans le Colorado) se définissant grossièrement comme du bluegrass sans guitare.
Wernick a élaboré ce concept en jouant avec Andy Statman, l’iconoclaste mandoliniste de Country Cooking. Comme Statman, O’Brien a la faculté de jouer une rythmique de mandoline qui remplit l’espace et sur laquelle Wernick trouve très confortable de jouer du banjo. L’accompagnement est plus complexe qu’en bluegrass traditionnel. Le mandoliniste laisse sonner ses cordes au lieu de les étouffer pour jouer les fameux mandolin chops qui caractérisent la rythmique de mandoline bluegrass. Pete a également été impressionné par la voix de Tim et il lui a demandé d’interpréter quatre chansons sur Dr Banjo Steps Out.
L’idée de monter un groupe prend forme. Depuis son arrivée dans le Colorado, Wernick joue plus ou moins régulièrement dans un groupe informel réuni sous des appellations mouvantes, Rambling Drifters et Drifting Ramblers principalement. L’autre pilier de cette formation est Charles Sawtelle. Tim les accompagne parfois au fiddle. Pour former le groupe, ils s’adjoignent le guitariste Mike Scap (Sawtelle est à la basse) qui avait participé aux enregistrements de The Ophelia Swing Band. Sur proposition de Wernick, ils décident de s’appeler Hot Rize, nom de “l’ingrédient magique” de la farine Martha White. Malgré ce clin d’œil à Flatt & Scruggs (Martha White était le sponsor des Foggy Mountain Boys), Hot Rize est surtout influencé à ses débuts par le bluegrass moderne, notamment New Grass Revival, et la new acoustic music de David Grisman. Ce n’est guère étonnant puisque ses membres ont des expériences sans rapport avec le bluegrass classique : Tim vient de passer trois ans dans un groupe de swing, Wernick a fait partie de Country Cooking qui a révolutionné le bluegrass instrumental, et Sawtelle d’un groupe newgrass ironiquement appelé Monroe Doctrine.
Au bout de trois mois, il s’avère que Scap ne fait pas l’affaire (notamment, il n’aime pas voyager). Sawtelle passe à la guitare et le trio propose le 1er mai 1978 la place de bassiste à Nick Forster. Forster n’a jamais joué de basse précédemment mais il lui est arrivé d’intervenir ponctuellement avec les Drifting Ramblers comme dobroïste, mandoliniste ou caller pour les square dances.

Le groupe dure douze ans, le temps de cinq albums studio. Les influences modernes qui existaient à la création de Hot Rize s’estompent rapidement et le style du quartet se révèle plutôt classique. D’autant que sous l’influence de Sawtelle et à contre-courant de la mode jean-T-shirt des années 70, les musiciens décident d’adopter costumes et cravates fifties sur scène. Mais comme ils sont quand même du Colorado, bien loin du berceau du bluegrass, que Wernick branche une pédale de phasing sur son banjo pendant certains titres, que Sawtelle délivre des solos de guitare peu académiques et que Forster joue de la basse électrique (mais il la fait sonner autant que possible comme une contrebasse), Hot Rize est souvent considéré comme moderne à l’Est du Mississippi alors qu’il est perçu comme traditionnel à l’Ouest.

Tim a souvent chanté en solo, principalement quand il se produisait dans des bars et des restaurants mais il n’a jamais été le chanteur principal d’un groupe. Sa voix fait pourtant merveille avec Hot Rize.
Il a un phrasé fluide, même quand le rythme est soutenu. Son timbre doux est unique, souvent chaleureux et il véhicule cependant la tension nécessaire au chant bluegrass. Sa diction est limpide, rendant les paroles aisément compréhensibles. De ses duos avec sa sœur Mollie, il a pris l’habitude de chanter aigu, dans le registre tenor des grands chanteurs bluegrass. Cela lui permet de délivrer dès le premier album (Hot Rize sur Flying Fish Records) de splendides versions de Blue Night, tiré du répertoire de Bill Monroe et High On A Mountain d’Ola Belle Reed qui deviendra un classique du groupe en concert (avec le phasing sur le banjo).
Dans la même veine traditionnelle, il enregistra plus tard les classiques Working On A Building, John Henry, Lost John, Rocky Road Blues et I Should Wander Back Tonight de Flatt & Scruggs. Hot Rize explore les diverses formes du bluegrass. La plupart des instrumentaux sont de Pete Wernick (Pow Wow The Indian Boy, Gone Fishing) mais O’Brien signe également Bluegrass Part 3 en hommage à Bill Monroe (qui avait composé Bluegrass Part 2) et le groupe enregistre aussi des classiques comme Leather Britches et Durham’s Reel. Bien Pete Wernick, athée issu d’une famille juive, rechigne à chanter des gospels, il y en a un ou deux par album choisis parce qu’ils ne sont consacrés ni à Jésus ni à la Vierge (Standing In The Need Of Prayer, Hear Jerusalem Moan, Climb The Ladder notamment). Ils sont interprétés en quartet ou en trio mais c’est surtout le duo de Tim et Nick qui marque vocalement le son de Hot Rize. Parmi les plus remarquables, on peut citer Life’s Too Short des Delmore Brothers, Are You Tired Of Me My Darling ou Footsteps So Near, une composition du duo qui sera reprise par Ralph Stanley.

Dès leurs débuts, les membres du groupe comprennent que pour marquer leur différence, il leur faut un répertoire original. Wernick est déjà connu pour ses compositions instrumentales, Forster compose un peu. Wernick encourage O’Brien à se consacrer à l’écriture, exercice qu’il pratique en fait depuis qu’il a commencé à jouer de la guitare.
Dans le premier LP, Hot Rize en 1979, on remarque le formidable Nellie Kane. Il y aura ensuite notamment This Here Bottle (écrit avec Wernick), Midnight On The Highway et Hard Pressed qui ouvre l’album Traditional Ties (1985) et sonne comme un indémodable classique. D’autres compositions d’O’Brien témoignent de ses influences non bluegrass. Bending Blades au rythme décontracté a des sonorités country folk. Il y a une légère influence swing dans Untold Stories. La mandoline et le banjo à l’unisson donnent à Nellie Kane des consonnances irlandaises. Même s’il est peu prolifique pour Hot Rize (en cinq albums, le groupe n’a enregistré qu’une douzaine de ses compositions), la réputation de songwriter de Tim grandit. New Grass Revival enregistre deux de ses titres et, surtout, Kathy Mattea connait le succès dans les charts country avec Walk Away The Wind Blows et Untold Stories, signés Tim.

Dans son spectacle, à l’initiative de Tim qui ne voulait pas jouer uniquement du bluegrass, Hot Rize a développé au cours des années une partie country à l’ancienne avec guitare électrique (Forster) et lap steel (Wernick). Sawtelle est à la basse et O’Brien à la guitare acoustique et au chant. Rapidement leur vient l’idée de s’affubler de tenues vintage, de lunettes noires et de changer d’identité. Hot Rize devient ainsi Red Knuckles & The Trailblazers avec Tim en Red Knuckes. Pete, Nick et Charles deviennent Waldo Otto, Wendell Mercantile et Slade. Ils jouent de la country des années 40 et 50 (Hank Williams, Ernest Tubb, Johnny Horton, Lefty Frizzell) et un peu de western swing. Ils y mettent beaucoup d’humour. Dans la partie Red Remembers The 60s, ils transforment des passages de chansons pop et rock (Beatles, Stones) en chansons country. Ils sont parfois rejoints sur scène par Elmo Otto (Sam Bush ou Darol Anger) ou Polly Rhythm (Mollie O’Brien).
Le succès des Trailblazers est presque aussi important que celui de Hot Rize, notamment en France, au point qu’un nom devient nécessaire pour désigner leurs fans : les Knucleheads.

En 1984, Tim enregistre son deuxième album solo Hard Year‘s Blues chez Flying Fish, un très beau disque dont l‘éclectisme est déjà représentatif de sa future carrière personnelle. Les instrumentaux abordent aussi bien le bluegrass (le classique Back Up And Push), la new acoustic (Land‘s End, belle composition de Tim ou il triple mandoline, mandole et fiddle) et jazz (Cotton Tail de Duke Ellington avec Darol Anger au second violon et le guitariste Pat Donohue).
Parmi les trois chansons écrites par Tim, on remarque surtout The High Road, une très jolie mélodie qui annonce ses albums celtiques. Sur ce titre, il chante, joue de la guitare, de la mandoline et interprète une double ligne de fiddle envoutante. Hard Year Blues est un bon newgrass propulsé par la basse de Nick Forster qui est aussi à la Telecaster. Plus conventionnelle, Queen Of Hearts est une chanson country interprétée en duo avec Emily Cantrell (du duo folk The Cantrells).
Les reprises élargissent encore ce vaste panorama musical. Il y a deux gospels (un avec Hot Rize, un avec The Whites), un très joli blues jazzy (Evening), du western swing (Good Deal Lucille avec Tim à la Telecaster et Jerry Douglas à la lap steel), du boogie honky tonk (Honky Tonk Hardwood Floor avec la même distribution) et un classique old time (Cora Is Gone).

LA “CARRiÈRE COUNTRY“
A la fin des années 80, Tim est contacté par des grandes maisons de disques qui projettent de le “lancer“ comme chanteur country. Les succès de Kathy Mattea avec ses compositions y sont bien entendu pour beaucoup (Walk Away The Wind Blows est n° 10 des charts en 1986 et Untold Stories n° 4 en 1988). Après une audition, RCA lui fait signer un contrat. Tim décide donc de quitter Hot Rize. Wernick, Forster et Sawtelle qui étaient au courant des approches des maisons de disques et savaient que Tim tenterait probablement un jour sa chance en solo, décident de ne pas le remplacer et d‘arrêter le groupe en pleine gloire. Hot Rize continue de se produire encore une année entière jusqu’au 30 avril 1990, veille du treizième anniversaire de l’entrée de Nick Forster dans le groupe. Ils enregistrent un dernier album, Take It Home. La chanson Colleen Malone reste plusieurs mois en tête des charts bluegrass dans lesquels figurent aussi Money To Run et Bending Blades. Hot Rize est élu groupe de scène de l‘année 90 aux awards de IBMA (Colleen Malone est élue chanson de l’année) et Take It Home est nommé aux Grammy Awards.

Evénement rarissime, RCA et Mercury (le label de Kathy Mattea) se mettent d‘accord pour promouvoir ensemble Battle Hymn Of Love, un duo de Tim et Kathy qui est alors une star de la musique country puisqu‘elle a été élue chanteuse de l‘année aux CMA awards en 1989.
Un clip est tourné et la chanson parvient en neuvième place des charts. Tim enregistre son album country avec Nick Forster, Mark Schatz, Jerry Douglas, un batteur et un pianiste. L‘album achevé, des changements à la direction de RCA Nashville remettent en cause la politique artistique de la branche country. Les nouveaux responsables ne savent que faire du nouveau venu, sans références de ventes et dont l‘album à dominante acoustique est atypique. Ils décident donc de ne pas sortir Odd Man In. S‘ensuit une période de doute (heureusement assez courte) pendant laquelle on craint que le contrat avec RCA empêche définitivement le disque d‘être commercialisé, et même Tim d‘enregistrer à nouveau pendant quelques temps.
Tim ne se démonte pas, il reste confiant et un accord est trouvé avec Sugar Hill Records qui avait publié les derniers albums de Hot Rize. Sans surprise, Odd Man In reste à ce jour le disque le plus commercial d‘O‘Brien. Sur douze des quatorze chansons, la batterie renforce le style country, de même que le piano sur la moitié des titres. Neuf ont été écrits par Tim. Les arrangements sont à dominante acoustique. Le dobro de Jerry Douglas est l‘instrument le plus en vue. L‘ensemble est efficace mais manque néanmoins de charme. Ressortent Like I Used To Do coécrit par Tim avec Pat Alger (chanson que Seldom Scene reprendra sur l‘album Like We Used To Be dont le titre est dérivé de celui de la chanson), une jolie mélodie très bien interprétée par Tim en slow country, Love On Hold avec une dynamique presque rock, Hold To A Dream déjà enregistré par New Grass Revival (tout comme One Way Street également repris ici) et Flora The Lily Of The West, très jolie murder ballad traditionnelle, arrangée avec mandole et sans batterie. C‘est le seul titre vraiment représentatif de ce que Tim fera par la suite, dès l‘album suivant, Oh Boy! O‘ Boy! (1993). Entre temps, échaudé par sa carrière country avortée, Tim tourne dans les lieux et les festivals bluegrass qui lui font un excellent accueil.

O‘ BOY
Nick Forster, le parfait sideman pour Tim (multi-instrumentiste et partenaire vocal idéal) choisit d‘autres horizons. Pour le remplacer aux côtés de Mark Schatz (contrebasse, banjo old time), Tim O‘Brien recrute Scott Nygaard, connu comme guitariste virtuose (il jouait précédemment avec Laurie Lewis) et qui se révèle aussi être un bon chanteur. Oh Boy! O‘ Boy! sort comme un album de Tim O‘Brien & The O‘ Boys (Schatz et Nygaard). Jerry Douglas qui les accompagne à chaque fois que son emploi du temps chargé le lui permet se voit gratifié du titre de Honorary O‘ Boy. Une bonne moitié des chansons de Oh Boy! O‘ Boy! est marquée par l‘accompagnement de Tim à la mandoline qui tant en punch qu‘en inventivité n‘a rien à envier à celui de Sam Bush.
Le premier titre, The Church Steeple, une des plus formidables compositions de Tim est joué en trio avec Schatz et Nygaard, O‘Brien doublant la mandoline d‘un très bel accompagnement de fiddle. Un couplet est consacré à l‘enterrement de son frère Trip mort au Vietnam. La mort est encore le sujet de Time To Learn. Les parents de Tim avaient également perdu une fille, la sœur ainée de Mollie et Tim. C‘est ce qui a inspiré cette chanson. Les chansons de Tim O‘Brien sont souvent basées sur des faits réels sur lesquels il brode. The Perfect Place To Hide écrite avec Keith Little sur le même album est inspirée par des personnes alcooliques de leur entourage. Musicalement, l‘album est éclectique. Il y a deux bons bluegrass (Wernick et Ron Block au banjo). When I Paint My Masterpiece de Dylan est chanté avec Del McCoury sur un rythme reggae. Schatz passe au banjo clawhammer sur deux chansons et un instrumental old time. He Had A Long Chain On est un blues jazzifié. Quant à Shadows To Light, il est construit sur une pulsation rock.

TiM & MOLLiE
L‘année suivante, en 1994, Tim sort un autre monument de sa discographie, Away Out In The Mountain, en duo avec sa soeur Mollie. C‘est en fait le troisième album de Tim et Mollie et les deux premiers étaient déjà des réussites. En 1988, alors que Tim était encore membre de Hot Rize, ils avaient enregistré Take Me Back. Leurs timbres s‘associent très bien. Leur apprentissage en commun pendant leur adolescence leur a insufflé le même phrasé. Leur large registre leur permet de chanter indifféremment le lead ou l‘harmonie sans forcer leur tessiture.
Ils proposent un mélange de douceur et d‘énergie et, comme ils sont frère et sœur, ils s‘épargnent les mièvreries et les roucoulades des chansons d‘amour (relativement peu nombreuses dans leur répertoire). Ils chantent généralement les couplets alternativement et les refrains ensemble. Plus exceptionnellement, ils interprètent toute la chanson en duo, notamment dans Down In The Valley To Pray sur ce premier album.
Il a été enregistré en petit comité puisque Tim et Nick Forster se sont chargés seuls de tout l‘accompagnement. Sur la moitié des titres, il n‘y a d‘ailleurs qu‘une guitare pour soutenir les voix. Parmi la majorité de traditionnels composant le répertoire, figurent les plus belles réussites : le swingant Papa‘s On The Housetop, une belle version du classique Dream Of A Miner‘s Child et Sweet Sunny South qui met particulièrement bien en valeur la voix de Mollie. Les deux voix se répondent joliment sur Leave That Liar Alone et Wave The Ocean, Wave The Sea.

Malgré le bon accueil du public, ils mettront quatre ans à récidiver avec Remember Me. Les arrangements sont un peu plus fournis. La base est assurée par Tim (guitare, fiddle, mandoline, bouzouki) avec selon les titres Mark Graham (hatmonoca), John Magnie (accodéon) et un bassiste. Remember Me n‘est pas tout à fait aussi bon que Take Me Back, malgré les signatures prestigieuses de Dylan et Greg Brown (reprises de Do Right To Me Baby et Out In The Country). Il y a une jolie performance vocale sur le boogie jazzifié de Gary Davis If I Had My Way. Somebody Told The Blues est un bon blues acoustique de Mike Dowling qui avait déjà signé un titre de Old Man Inn. Le reste est agréable mais peu marquant.
Away Out On The Mountain qui sort donc en 1994 est d‘une toute autre envergure. Ce sont cette fois les O‘Boys au complet (Schatz et Nygaard) qui accompagnent Mollie et Tim. Ce dernier ajoute l‘orgue à sa panoplie d‘instruments (Orphan Girl). John Magnie est à nouveau parmi les musiciens invités. L‘accordéon apporte beaucoup d‘originalité à l‘arrangement de Away Out In The Mountain, chanson tirée du répertoire de Jimmie Rodgers. Tim et Mollie enregistrent aussi deux titres de Gillian Welch, deux ans avant qu‘elle ne sorte son premier disque, Orphan Girl (déjà gravé par Emmylou Harris) et le superbe Wichita magnifiquement interprété tout en duo. Bel arrangement vocal de When I Was A Cow Boy. Le gospel swing He Lifts Me est remarquable. Il y a beaucoup d‘émotion dans l‘interprétation de la ballade Don‘t Let Me Become A Stranger et du génial That‘s How I Learned To Sing The Blues. Le rock acoustique Bad Day que le fiddle fait sonner cajun et la reprise de Price To Pay de Lucinda Williams sont d‘autres belles réussites. En résumé : un chef d’œuvre !

ROCK iN MY SHOE
L’accordéon, présent depuis plusieurs albums, prend de l‘importance dans Rock In My Shoe, l‘album sorti par Tim en 1995 mais au lieu de John Magnie, c‘est l‘artiste cajun Dirk Powell (du groupe Balfa Toujours) qui en joue, notamment sur la chanson qui donne son titre au disque, et dont l‘arrangement est typiquement cajun, mais aussi dans le blues newgrass Deep In The Woods et surtout Long Distance, l‘excellent rock acoustique qui ouvre l’album. Un autre grand moment est Melancholy Moon, un swing dont le texte ironise gentiment sur quelques classiques de la country en prenant leur titre au pied de la lettre.
La musique old time commence à creuser son sillon dans l‘œuvre d‘O‘Brien avec Climbin‘ Up The Mountain (banjo clawhammer et percussions par Schatz) et Jonah The Whale qui sonnerait complètement old time si le rôle habituellement dévolu au banjo n‘était tenu par le mandoloncelle d‘un O‘Brien qui se place décidément au carrefour des genres musicaux. Il y a une interprétation festive de Small Up & Down, un des deux seuls titres qu‘O‘Brien n‘a pas composés sur cet album. On y retrouve Chaz Leary de The Ophelia Swing Quartet au washboard. La mandoline et le bouzouki proposent toujours des rythmiques aussi originales que percutantes (le newgrass Out In The Darkness) avec l‘excellent soutien des O‘Boys (les fidèles Nygaard et Schatz). Côté chant, il y a deux interprétations chargées d‘émotion, celle de la jolie ballade One Girl Cried (Powell au piano) et celle du bluesy She‘s Running Away dont la tension est accentuée par le registre aigu choisi par O‘Brien pour chanter ce titre.

TiM PLAYS DYLAN
Après cet album presque entièrement consacré à des compositions, Tim enregistre un disque de reprises de Bob Dylan. Il dit ne pas être un grand spécialiste de Dylan. Il ne l‘a vu pour la première fois sur scène qu‘en 1991 et encore était-ce à la cérémonie de remise des Grammies où ils étaient tous deux invités. Mais on sait aussi que Charles Sawtelle lui a fait écouter beaucoup de ses chansons pendant les tournées de Hot Rize.
L‘album Red On Blonde (parodie de Blonde On Blonde de Dylan, titre du premier double album de l‘histoire du rock) est un autre chef d‘oeuvre d‘O‘Brien. Dans son album bluegrass, Up On The Ridge, Dierks Bentley a repris avec le groupe The Punch Brothers le formidable arrangement créé par O‘Brien pour la chanson Senor, avec notamment la performance de Charlie Cushman au banjo. Il a été suivi par beaucoup d’autres artistes moins réputés. L‘atmosphère particulière de la chanson est due à son accompagnement en mode mineur inhabituel en bluegrass. Red On Blonde est l‘album solo d‘O‘Brien qui contient le plus de titres bluegrass depuis le début de sa carrière solo et il a d’ailleurs été nommé aux Grammy Awards en tant qu’album bluegrass. Tombstone Blues sonne comme un classique du bluegrass et les solos de banjo (Cushman encore) placent The Wicked Messenger dans la catégorie newgrass. L‘arrangement de dobro de Jerry Douglas sur Father Of Night est royal, bien porté par une rythmique de mandoline newgrass elle aussi. La mandoline est encore à la base de la réussite de Man Gave Names To All The Animals (joué en reggae comme l‘original) et elle vient en enluminures sur Subterranean Homesick Blues chanté quasiment a capella façon rap sur fond de percussions corporelles (une des nombreuses spécialités de Mark Schatz). La fin de l‘album est largement d‘influence old time : le banjo de Schatz, le fiddle (O‘Brien) et l‘harmonica constituent l‘essentiel de l‘arrangement de Oxford Town, Maggie‘s Farm et Masters Of War.

COUNTRY & OLD TiME
En 1997, la discographie de Tim connaît une résurgence d‘un style plus country. When No One‘s Around marque aussi une rupture. Mark Schatz et Scott Nygaard ont laissé la place à Darrell Scott (gtr) et Mark Prentice (bss). La batterie, présente sur tous les titres, mixée en avant, et le répertoire rapprochent ce disque de Odd Man In. L‘ambiance générale est country. Il y a de la steel sur How Come I Ain‘t Dead. Kick Me When I‘m Down, un des meilleurs titres est légèrement honky tonk. Malgré la signature conjointe de Tim et Hal Ketchum, One Drop Of Rain est décevant.
Par contre, When No One’s Around scelle la collaboration de Tim avec Darrell Scott comme partenaire d’écriture. Ils avaient déjà signé ensemble Daddy’s On The Roof Again sur Rock In My Shoe. Cette fois, ils ont coécrit la chanson qui donne son titre à l‘album. Elle est suffisamment marquante pour que Garth Brooks, alors en pleine gloire, la reprenne sur son album Seven. La steel de Jerry Douglas sonne par moments comme une guitare électrique. Un habillage plus rock aurait également convenu à d‘autres titres, Don‘t Be Surprised notamment. Une seule chanson est dans la lignée des enregistrements précédents, Think About Last Night. La mélodie et la façon de chanter sont typiques du style O‘Brien. Le jeu de guitare qui rappelle celui de Scott Nygaard et le dobro de Jerry Douglas accentuent cette filiation.

Les arrangements proches de la country de When No One‘s Around tranchent avec la musique de Songs From The Mountain que Tim enregistre ensuite avec Dirk Powell et John Herrmann. C‘est la lecture du roman de Charles Frazier, Cold Mountain qui a inspiré à Tim et Dirk ce projet musical. Le roman raconte le retour d‘un soldat après la guerre de Sécession. Songs From The Mountain est un disque de musique old time composé d‘instrumentaux et de chansons cités dans le roman ou contemporains de ce dernier, auxquels le trio a ajouté quelques compositions inspirées par ce récit. Tim est l‘auteur de la valse Claire Dechutes qu‘il joue au violon. Sur le reste de l‘album, il est essentiellement à la guitare et la mandoline, Powell se concentrant sur le fiddle et Herrmann sur le banjo.
Tim interprète toutes les chansons sauf Wayfaring Stranger chanté par Powell. Contrairement aux précédents disques de Tim, Songs From The Mountain n‘est consacré qu‘à un seul genre musical. Il a été très bien reçu par les spécialistes du old time, mais son retentissement a été bien moindre que ce qu’espéraient O’Brien et Powell au départ. Ils avaient imaginé une édition conjointe du roman et de l’album. Ils se sont rapidement heurtés à des problèmes de droits, malgré l’adoubement de Charles Frazier. Faute de trouver un label qui accepte de sortir le disque, Tim se résolut à créer le sien, Howdy Skies Records. Il a ensuite signé un accord de distribution avec Sugar Hill Records, sa maison de disque depuis 1985.
Fin 2003, un film a été tiré du roman (intitulé Retour à Cold Mountain dans sa version française) avec Jude Law, Nicole Kidman et Renee Zellwegger. La bande originale, produite par T-Bone Burnett, est constituée de musique old time mais elle a complètement ignoré l‘œuvre d‘O‘Brien, Powell et Herrmann. Tim figure cependant sur un titre de la B.O, la chanson I Wish My Baby Was Born (et Powell est au banjo sur plusieurs autres).

NEWGRANGE
En 1998, la carrière solo de Tim connait une parenthèse de six mois, le temps de l‘aventure NewGrange. Au départ, Darol Anger et Mike Marshall avaient un projet de disque de Noël, une tradition bien implantée aux Etats-Unis. Ils ont réuni autour d‘eux le contrebassiste Todd Phillips, Alison Brown, Philip Aaberg et Tim O‘Brien. Avec trois anciens membres du David Grisman Quintet (Anger, Marshall et Phillips), une banjoïste dont la carrière alterne ou mélange jazz et bluegrass, un pianiste de jazz et un multi-instrumentiste-chanteur touche à tout, le résultat promettait d‘être original. Le groupe tourna environ six mois et enregistra non pas le disque de Noël prévu mais l‘album NewGrange mariant différentes influences. Le piano d‘Aaberg s‘intègre parfaitement aux instruments bluegrass/ new acoustic. Sa complémentarité avec le banjo notamment témoigne d‘un profond travail d‘arrangement. Anger étant le violoniste du groupe et Mike Marshall le guitariste et principal mandoliniste (Brown, Phillips et O‘Brien sont également crédités à la mandoline dans le livret), la contribution musicale majeure de Tim est essentiellement au bouzouki. On l‘entend notamment en solo dans Weetabix et Under The Hood, deux bons instrumentaux typiquement new acoustic signés respectivement par Brown et Aaberg, et sur Land‘s End, une de ses propres compositions déjà enregistrée avec Hot Rize et reprise ici en duo avec un mandoliniste (probablement Marshall) en public. Tim est au banjo old time sur Music Tree, chanson coécrite avec Darrell Scott.

En 2006 est sorti un second album, le disque de Noël initialement prévu, intitulé A Christmas Heritage. On y retrouve le même mélange new acoustic/ newgrass, avec cependant moins de cohérence, ne serait-ce que parce que certains titres sont joués en solo (par Aaberg et Marshall). Beaux arrangements de Shalom Aleichem et Pat-a-pan (en trio mandoline-mandole-mandoloncelle). On n‘échappe pas évidemment à quelques grands classiques de Noël, parmi lesquelles Greensleeves chanté par Tim. In The Bleak Winter est un autre traditionnel, moins connu. La meilleure chanson est un titre écrit par Tim intitulé New Grange, à l‘arrangement assez bluegrass et que Tim accompagne au bouzouki.

TiM L‘iRLANDAiS
Tim O‘Brien a découvert la musique irlandaise en entendant le fiddler Kevin Burke interpréter My Sailor‘s Bonnet sur un disque d‘Arlo Guthrie datant de 1973. Il n‘a cessé ensuite de s‘intéresser à cette musique dans laquelle le bluegrass et la musique old time ont de profondes racines. Il a joué de la musique irlandaise à chaque fois que l’occasion s’est présentée, à Boulder avant la formation de Hot Rize, et à Minneapolis juste avant de se marier avec Kit. Arrivé à la quarantaine, il a également commencé à se passionner pour ses origines irlandaises. Son arrière-grand-père, Thomas O‘Brien, est arrivé aux Etats Unis en 1851. Plusieurs tournées ont mené Tim en Irlande, un pays qu’il avait visité dès 1976.
Plutôt que de consacrer un album à la musique irlandaise (ce que, en toute modestie, il se considérerait probablement incapable de réussir), Tim O‘Brien a voulu avec The Crossing paru en 1999 mélanger musique irlandaise et américaine. Le répertoire comprend donc des chansons et instrumentaux traditionnels et folk venant des deux côtés de l‘Atlantique et des compositions inspirées par l‘Irlande. Lost Little Children est une belle chanson sur l‘immigration irlandaise. John Riley, co-écrit avec Guy Clark traite d‘un déserteur de l‘armée américaine d‘origine irlandaise lors de la guerre contre le Mexique. Talkin‘ Cavan conte l‘arrivée de Tim dans la contrée de ses ancêtres. Dans la même démarche de mélange des cultures, The Crossing associe musiciens américains et spécialistes de la musique celtique. Certains sont irlandais : le groupe Altan au grand complet, Ronan Browne du groupe Cian et Frankie Gavin (De Dannan). Seamus Egan est membre du groupe américain Solas, spécialisé dans la musique irlandaise. Si beaucoup de titres sonnent irlandais grâce à la flute, aux uileann pipes et au bodhran, les musiciens américains s‘intègrent parfaitement à cet univers. Darrell Scott est à la guitare sur la majorité des titres. Edgar Meyer, Stuart Duncan, Dirk Powell sont également présents. Tim se partage entre mandoline, guitare, fiddle et bouzouki. Son instrumental, The Crossing, est magnifique.

Two Journeys en 2002 approfondit la quête des racines irlandaises, trouvant des prolongements chez les Beatles (Norwegian Wood arrangé avec cornemuse et pipeau mais malheureusement pas idéal pour la voix de Tim) et dans la musique cajun avec la chanson Two Journeys de et avec les membres du groupe Balfa Toujours. Le thème de l‘émigration fait le lien entre les descendants des pionniers irlandais et français, renforcé par l‘arrangement qui utilise bien entendu l‘accordéon (Powell) et le fiddle commun aux deux cultures mais aussi le low whistle, instrument typiquement irlandais. C‘est la chanson la plus émouvante de l‘album, peut-être pour nous à cause des paroles en français, mais surtout grâce à l‘interprétation de Courtney Granger, vingt ans à peine lors de l‘enregistrement mais deux siècles de mélancolie dans la voix.
Turning Around, dédié à John Hartford qui venait de décéder, For The Fallen inspiré par la guerre du Kosovo mais qui pourrait s‘appliquer au conflit irlandais, la jolie mélodie de The Holy Well, le festif et autobiographique Me and Dirk‘s Trip To Ireland sont de nouvelles manifestations du talent de songwriter de Tim.
Accordéon, flutes, fiddles, cornemuse et mandole y trouvent naturellement leur place grâce à de nouveaux musiciens talentueux. Aux côtés du fidèle Darrell Scott, ce sont d‘éminents spécialistes de la musique irlandaise qui accompagnent O‘Brien sur scène : John Williams (Solas), Kevin Burke (Bothy Band, Patrick Street), Michael McGoldrick (Capercaillie et Lunasa) et Karan Casey. L‘ancienne chanteuse de Solas interprète, avec Tim, Demon Lover, une variante du classique House Carpenter et What Does The Deep Sea Say ? tiré du répertoire des Monroe Brothers. Le léger vibrato de sa voix porte en elle tout l‘âme irlandaise.
Par la suite, Tim a participé aux Transatlantic Sessions qui ont réuni des artistes bluegrass/ country américains et des spécialistes de la musique irlandaise et écossaise, dirigés par Jerry Douglas et le fiddler écossais Aly Bain. Tim a notamment chanté et joué avec Eddi Reader, Aly Bain et Paul Brady.

DARRELL SCOTT
Comme s‘il fallait absolument changer de formule à chaque album, Tim enregistre ensuite un album avec Darrell Scott. Tim et Darrell se sont rencontrés fin 1995, à l’initiative de leurs maisons d’édition, dans la grande tradition nashvillienne du cowriting. Ils se sont découverts à la fois des affinités et des qualités complémentaires, Darrell montrant notamment à Tim comment se servir davantage de détails biographiques dans l’écriture. De là est née une véritable amitié. Leur premier disque, Real Time, sorti en 2000, est joué et chanté intégralement en duo, formule qu‘ils ont utilisée sur scène pendant trois années. A part la reprise de Little Sadie, sur laquelle Kenny Malone est aux percussions, il n‘y a que Tim et Darrell sur chacun des morceaux. Rétrospectivement, ce qui est marquant dans Real Time, c‘est la destinée de deux titres, More Love écrit par Tim et Long Time Gone de Darrell qui figurent deux ans plus tard sur Home, l‘album des Dixie Chicks qui a fait d‘elles le groupe féminin le plus vendeur au monde. Long Time Gone est monté jusqu‘en seconde place dans les charts et a remporté en 2003 le Grammy Award comme « Best Performance By A Duo Or A Group With Vocal ». Les Dixie Chicks en ont remporté trois autres cette année-là et Darrell Scott a été nommé pour l‘award du meilleur songwriter.
Les Dixie Chicks avaient fait de bons choix mais, parmi les chansons de Real Time, elles auraient tout aussi bien pu opter pour les formidables With A Memory Like Mine ou There‘s No Easy Way de Darrell Scott, Five Rooms, blues écrit par Tim avec Robin et Linda Williams, ou encore Walk Beside Me, la belle chanson cosignée Scott-O‘Brien qui ouvre l‘album. Malgré la formule réduite du duo, l‘album est varié, grâce aux qualités de multi-instrumentistes des deux compères. Sur le quasi instrumental The Second Mouse, ils s‘amusent chacun son tour à des citations musicales pendant que l‘autre change d‘instrument. Les voix de Tim et Scott s‘harmonisent bien, que ce soit sur des compositions originales ou des reprises comme le traditionnel Little Sadie ou le gospel Keep Your Lamp Trimmed And Burning, déjà enregistré avec Hot Rize.
La collaboration de Tim et Darrell s’est prolongée puisque, en 2012, est sorti We’re Usually Better Than This, composé d’extraits de concerts du duo enregistrés en 2005 et 2006, témoignage de la complicité des deux artistes. Ils reprennent quatre titres de Real Time, des morceaux de leur répertoires respectifs dont le beau Mick Ryan’s Lament datant de la période irlandaise de Tim et When There’s No One Around du début de sa carrière solo. Ils s’offrent quelques reprises gourmandes, Early Morning Rain de Gordon Lightfoot joliment chanté par Tim, une version de White Freightliner Blues (Townes van Zandt) pleine d’énergie et un Will The Circle Be Unbroken magnifiquement bluesy. We’re Usually Better Than This annonçait en fait leur second disque studio paru l’année suivante en 2013, Moments and Memories. Scott et O’Brien y montrent une belle complémentarité vocale, notamment dans le mélancolique The Well, une des quatre compositions de Tim et dans le prenant Angel’s Blue Eyes signé par Darrell. Time To Talk To Joseph et You Don’t Own Me sont deux chansons uptempo typiques de l’écriture de Tim, accompagnées banjo-guitare. Plusieurs autres morceaux sont arrangés guitare-bouzouki. O’Brien et Scott reprennent Brother Wind dans une version dépouillée que j’ai préféré à l’original paru dans Rock In My Shoe.

LE VOYAGEUR
Paru en 2003, Traveler est sans doute à cette date l’album le plus autobiographique de Tim O’Brien. Lui-même, constamment sur les routes depuis la formation de Hot Rize en 1978 (environ 1400 concerts en treize années d’existence) se définit comme un voyageur. Plusieurs textes sont narrés à la 1ère personne du singulier ou du pluriel (Kelly Joe’s Shoes, Travelers) et semblent réellement liés à la vie de l’auteur.
Tim a écrit onze des douze chansons de Traveler. I‘ve Endured d‘Ola Belle Reed est la seule reprise et elle est magnifiquement chantée par Tim. Le disque a été enregistré avec le groupe de tournée, soit Dennis Crouch (contrebasse), Casey Driessen (fiddle), Dirk Powell (basse, banjo, accordéon) et John Doyle, autre ancien de Solas, qui a remplacé Darrell Scott à la guitare. La présence d‘un fiddler concentre Tim dans le rôle de mandoliniste mais il alterne aussi guitare et bouzouki avec Doyle. Le voyage, bien évidemment, mais aussi la vie de couple et la mort sont les principaux thèmes des chansons.
Il y a une belle collection de très jolies mélodies : Restless Spirit Wandering, On The Outside Looking In, Travelers, Kelly Joe‘s Shoes notamment. Et quand la mélodie est un peu moins accrocheuse, c‘est l‘arrangement qui fait l‘intérêt de la chanson (le newgrass Family History) avec l‘apport de Jerry Douglas, Bélà Fleck ou de l‘harmoniciste Ray Bonneville. Partout, les percussions subtiles et originales de Kenny Malone brouillent les pistes pour nous empêcher d‘étiqueter les chansons dans un genre musical particulier.

Le titre Traveler est donc emblématique de la personnalité de Tim O‘Brien. Ce dernier donne beaucoup de concerts à travers le monde, changeant souvent de formule. Très gourmand et fin gourmet (s‘il n‘avait pas été chanteur et musicien, il aurait aimé être cuisinier), il en profite pour découvrir la cuisine des quatre coins du monde, avec une prédilection pour les fruits de mer.
Tim s‘est souvent produit en duo avec sa sœur Mollie et plus tard avec Darrell Scott, avec Arty McGlynn, avec Bryan Sutton et plus récemment avec Jan Fabricius. A la fin des années 90, après la formule en trio des O‘ Boys, Tim a tourné avec Jeff White, Charlie Cushman, Mark Schatz et Jerry Douglas sous le nom des Flattheads. Sa période celtique l‘a vu accompagné par de prestigieux spécialistes de cette musique, comme l‘ancienne chanteuse du groupe Solas, Caran Casey et le guitariste John Doyle entre autres.
En 2009, deux autres spécialistes de la musique irlandaise, Gerry Paul du groupe Grada et Trevor Hutchinson, membre de Lunasa, l‘ont accompagné en Nouvelle-Zélande. Il existe un témoignage discographique de cette tournée, Two Oceans Trio. Tim a également utilisé une formule proche du bluegrass comprenant Bryan Sutton, Stuart Duncan et Mike Bub. Il lui est aussi arrivé de partager la scène avec l‘ex-Blasters Dave Alvin et le songwriter Chris Smither.
Il est souvent venu en Europe, parfois en solo (chez Maria & Heri à Barcelone) ou avec des partenaires occasionnels comme le groupe Turquoise à Vichy.
Tim a également accompagné un temps Steve Earle. En 1999, Earle avait enregistré un album avec le groupe de Del McCoury mais des mésententes apparurent après deux mois de tournée et le manager de Earle s’adressa à Tim pour monter un groupe bluegrass qui permette d’achever la tournée selon la volonté de Steve Earle. Tim contacta Dennis Crouch (basse), Darrell Scott (banjo) et Casey Driessen (fiddle) jouant dans des festivals bluegrass comme country. Plus prestigieuse encore est sa participation au groupe de Mark Knopfler. Pendant plusieurs semaines, il a joué de la mandoline sur Brothers In Arms, du bouzouki sur Telegraph Road, du banjo clawhammer sur Marbletown et chanté Sailing To Philadelphia avec Knopfler.

TiM LE MUSiCiEN
Mais l‘une des formules scéniques les plus utilisées par Tim O‘Brien est la prestation en solo. A tel point qu‘il a ainsi conçu Chameleon, son album sorti en 2008. Tim chante les seize titres, tous écrits par lui-même, en s‘accompagnant seul à la guitare, à la mandoline, à la mandole, au bouzouki, au banjo old time et même sur deux titres au fiddle. Les swingants Where Love Comes From (pourtant écrit à la suite du décès de sa mère) et Father Forgive Me, le joyeux This Love Was Made For Everyone, le boogie When In Rome, le mélancolique The Only Way To Never Hurt et Nothing To Say ressortent d‘un ensemble réussi.
Tim indique l‘instrument utilisé pour chaque titre. Sans surprise, il joue les titres en fingerpicking sur une Gibson J-45 (fabriquée en 1943) et les chansons en flatpicking sur une Martin, un modèle 00-18 datant de 1937. Martin a sorti une série limitée (100 exemplaires) sur le modèle de la guitare de Tim. Tim a revendu à un ami, il y a déjà plusieurs années, la D-28 acquise avec l‘héritage de Trip et avec laquelle il a effectué de nombreux enregistrements mais qui avait beaucoup souffert.
Cinq titres de Chameleon sont interprétés au bouzouki (même nombre à la guitare), un instrument que Tim a commencé à utiliser pour Oh Boy O’Boy en 1993 et qui n‘a cessé de prendre de l‘importance dans sa carrière, particulièrement pendant la période où ses albums ont été fortement influencés par la musique irlandaise. Il utilise également deux modèles différents, des marques Nugget et Davidson, de fabrication récente. De façon surprenante, alors que ça reste son instrument de prédilection, il n‘y a que le swing Get Out There And Dance que Tim joue à la mandoline sur Chameleon.
Il est un des rares mandolinistes bluegrass à utiliser un instrument de type A (sans volute). Il joue le même instrument depuis ses débuts avec Hot Rize, une Nugget A-5. Il s‘agissait pour lui à l‘origine d‘acquérir un instrument de qualité qui soit moins onéreux que les Gibson qui font autorité parmi les mandolinistes bluegrass (mais qui coûtent le prix d’une maison). C‘est aussi le signe chez O‘Brien d‘une belle assurance, les mandolines en forme de poire étant parfois moquées dans le milieu bluegrass parce que assimilées à la mandoline italienne. Les maîtres de la mandoline bluegrass (Monroe, Grisman, Jesse McReynolds, Bobby Osborne, Sam Bush) ont tous utilisé des instruments de forme F. La marque Collings commercialise une mandoline Tim O‘Brien basée sur le modèle de Tim, mais avec un manche moins large et une touche incurvée. Le plus gros du travail de lutherie est en fait effectué par Nugget qui envoie ensuite les pièces à Bill Collings pour l‘assemblage et la finition.
Comme ses guitares, la mandole et le fiddle de Tim sont des instruments anciens. Sa mandole est une prestigieuse Gibson Lloyd Loar de 1924 et son violon un Carlo Micelli de fabrication allemande datant de 1922.
L‘album Chameleon permet plus qu‘aucun autre d‘apprécier les qualités d‘accompagnateur de Tim. De ses débuts en fingerpicking, il a gardé l‘habitude de jouer avec la main droite ouverte, laissant les doigts qui ne tiennent pas le médiator brosser les cordes lors de l‘accompagnement, ce qui lui donne un son particulier.

FiDDLER‘S GREEN/ CORNBREAD NATION
Avant Chameleon, en 2005, étaient sortis simultanément Fiddler‘s Green et Cornbread Nation. Fiddler‘s Green a remporté en 2006 le Grammy Award du meilleur album folk. Il présente un large éventail des influences de Tim. On passe d‘une ballade à un quasi bluegrass puis à une très belle chanson aux relents celtiques (Fiddler‘s Green de Pete Goble). On persiste dans l‘irlandais mais on met aussi un pied dans la musique new acoustic avec une suite instrumentale comprenant Land‘s End, composition de Tim dont c‘est la troisième version après celles de Hot Rize et New Grange. Fair Flowers Of The Valley avec Mollie évoque leurs albums en duo. Buffalo Skinners et A Few More Years que Tim chante seul en solo en s‘accompagnant à la guitare ou au violon annoncent l‘album Chameleon. Tim interprète deux classiques de la musique nord-américaine, Long Black Veil et Early Morning Rain de Gordon Lightfoot où la mandoline de Chris Thile se fait latine. Look Down That Lonesome Road bénéficie de l’arrangement le plus bluegrass (avec Dan Tyminski, Charlie Cushman et Jerry Douglas) et a été élu chanson de l’année 2006 par IBMA

Plus varié que Fiddler‘s Green, Cornbread Nation est aussi à cette date le disque le plus électrique de Tim O‘Brien, sans cependant jamais être rock, à peine country rockabilly sur Hold On et boogie avec légèreté sur Cornbread Nation, deux des meilleurs titres du disque. Kenny Vaughan est à la guitare électrique sur sept morceaux et Tim sur un huitième. Il y aussi de la steel et de la lap steel. Pour la première fois dans la discographie de Tim, le saxophone fait son apparition (Cornbread Nation et une version jazzy du traditionnel Foggy Foggy Dew). Le répertoire est d‘ailleurs composé de traditionnels à l‘exception de deux compositions de Tim et les reprises de California Blues (Jimmie Rodgers) et Busted (en blues désabusé). On trouve aussi dans cet album du bluegrass, parfois mâtiné d‘old time, du cajun en anglais, du blues et de l‘inclassable (Boat Up The River, autre réussite de ce disque).

TiM SiDEMAN BLUEGRASS
En 2006, treize ans après sa première récompense, Tim O‘Brien a été pour la seconde fois élu chanteur de l‘année par IBMA, ce qui peut paraître surprenant pour un artiste qui enregistre très peu de bluegrass sur ses propres albums, même si cette année-là, il y en avait un peu plus sur Fiddler‘s Green. C‘est que la carrière bluegrass de Tim continue en dehors de sa discographie personnelle. Sans qu‘il puisse être considéré comme un musicien de studio, on le demande comme fiddler, mandoliniste ou chanteur. On lui réclame des chansons et on l‘appelle pour produire des albums. Dès 1986, il produit le premier album de Laurie Lewis, Restless Rambling Heart où il apparait sur presque tous les titres et, l’année suivante, il produit le premier LP de sa sœur Mollie.
On a pu entendre Tim sur des disques en hommage à Butch Baldassari, Bill Monroe et Tut Taylor. Sur celui consacré à John Hartford, il interprète une émouvante version de Gentle On My Mind, le grand succès d‘Hartford, en duo avec Kathy Mattea.
Il s‘est fait une semi-spécialité de reprises de titres rock en version bluegrass/ acoustic. Sa splendide version de Hey Joe (connue par Jimi Hendrix) sur l‘album Slide Rule de Jerry Douglas a fait sensation à sa sortie, d‘autant qu‘elle est parue à peu près à la même époque que celle, tout aussi originale et décalée de Willy DeVille.
Tim a aussi interprété Can‘t Find My Way Home de Blind Faith sur un disque de Rob Ickes et pas moins de trois titres sur Moody Bluegrass, album consacré à des reprises bluegrass de titres des Moody Blues.

Mais la plupart des chansons interprétées par Tim sur les albums des autres sont typiquement bluegrass. La version de Dan Tyminski de Man Of Constant Sorrow a fait le tour du monde grâce au film O Brother, mais celle de Tim sur un disque de Tony Furtado mériterait pour le moins pareille renommée. Parmi les plus remarquables interprétations bluegrass de Tim, on citera le traditionnel Cindy sur un album de Peter Wernick, le magnifique Butcher Boy aux côtés d‘Aubrey Haynie et une merveille de duo avec Valerie Smith intitulée Oh Mandolin.
La liste de ses interventions en harmonies vocales, à la mandoline ou au fiddle pourrait remplir une, voire plusieurs, pages du Cri. Il a enregistré avec des dizaines d’artistes bluegrass aussi divers que Ralph Stanley, Peter Rowan, Béla Fleck, les jamgrasseux de Yonder Mountain String Band ou de jeunes chanteuses et musiciennes comme Sarah Jarosz et Sara Watkins. Pendant le confinement, il a a fait une escapade pour enregistrer quelques prises sur l’album bluegrass de Sturgill Simpson, Cuttin’ Grass.
La musique de Tim ayant un pied dans le old time, il figure également sur des albums de Riley Baugus (dont il a produit l’album Long Steel Rail), Art Stamper et Adrienne Young. Sa plongée dans la musique irlandaise l‘a amené à enregistrer avec The Chieftains (Shady Grove, Brother Wind), John Doyle et même à produire un album du groupe Grada.
Les interventions de Tim s‘étendent aussi à la country (Kathy Mattea, Dwight Yoakam, Trisha Yearwood), à la new acoustic music (Wayfaring Strangers, Darol Anger), au folk (producteur de Migrations de The Duhks), à l’americana (producteur d’albums de Ranch Romance et Rust Farm), aux songwriters (Guy Clark, Jim Lauderdale, Stan Ridgway) et au blues (Mary Flower).

LE SONGWRITER
Chicken & Egg, paru en juillet 2010, a été enregistré en quatre jours avec Bryan Sutton, Stuart Duncan, Mike Bub et Dennis Crouch. On y retrouve une large proportion de compositions personnelles. Depuis ses débuts avec Hot Rize, O‘Brien a montré sa capacité à écrire des chansons intemporelles (à commencer par Nellie Kane) dont les textes s‘inscrivent parfaitement dans l‘esthétique bluegrass. Ses influences en matière de songwriting sont cependant très variées, allant des piliers de la musique country (Jimmie Rodgers, Hank Williams) aux songwriters issus de la mouvance folk (Dylan, Tom Paxton, Joni Mitchell, Gordon Lightfoot) en passant par les Beatles, George Gershwin et Cole Porter.
Au fur et à mesure des années, et notamment suite à sa collaboration avec Darrell Scott, il a personnalisé ses chansons, s‘inspirant d‘éléments biographiques pour écrire des textes à la portée plus générale, tels Graveyard et I‘m Not Afraid Of Dyin‘ dans le présent album, suite au décès récent de son père. Avec le temps, Tim a aussi insufflé de l‘humour à ses textes comme dans You Ate The Apple qui raconte l‘histoire d‘Adam et Eve du point de vue de leur créateur. Melancholy Moon, Talkin‘ Cavan sur de précédents albums maniaient déjà l‘humour. Il y a aussi sur Chicken & Egg Le magnifique Sun Jumped Up, un texte de Woody Guthrie qui apparait tout à fait moderne, mis en musique par Tim. Guthrie (comme John Prine avec lequel il a chanté Paradise dans un de ses albums en duo avec Darrell Scott) est un modèle pour O‘Brien concernant l‘écriture de chansons porteuses d’un message en filigrane, comme Nothing To Say sur l‘album Chameleon.
On note aussi dans Chicken & Egg que la chanson Mother Mary, une des meilleures du disque, a été coécrite avec Martie McGuire des Dixie Chicks. L‘écriture en commun est très courante à Nashville. Tim l‘a largement pratiquée au cours de sa carrière. En plus de Darrell Scott, Tim a composé avec des songwriters renommés comme Pat Alger et Chris Stapleton des Steeldrivers et d‘autres beaucoup plus obscurs comme Danny Sheerin, musicien bluegrass irlandais rencontré sur un bateau. Sheerin ayant demandé à O‘Brien comment il s‘y prenait pour écrire des chansons, Tim lui a proposé d‘en écrire une à partir d‘un bon titre qu‘il avait trouvé, The Only Way To Never Hurt, qui a été enregistrée sur l‘album Chameleon.
Outre les Dixie Chicks et Garth Brooks, les compositions de Tim ont été reprises par de nombreux artistes aussi divers que Nickel Creek (When You Come Back Down), Phish (Nellie Kane), Maura O’Connell (Time To Learn), Dan Tyminski avec Union Station (On The Outside Looking In), Darin Aldridge (Late In The Day) ou Greensky Bluegrass (Climbin’ Up A Mountain).

RETOUR AU BLUEGRASS
On a vu que dans la discographie personnelle de Tim O’Brien, le bluegrass était peu présent (un peu dans Red On Blonde, un peu plus dans Fiddler’s Green), sinon comme une de ses nombreuses influences. La période 2014-2019 a été marquée par un retour en force du bluegrass dans la carrière de Tim O’Brien.
Depuis la séparation de Hot Rize en 1991, le groupe s‘est retrouvé pour jouer à diverses occasions et même pour une série de concerts en 1996. Leur enregistrement a donné naissance au CD So Long A Journey paru en 2002 et dédié à Charles Sawtelle, décédé entre temps d‘une leucémie. En 2007, le groupe s’est réuni à l‘occasion du mariage de l‘acteur (et banjoïste) Steve Martin, avec Bryan Sutton à la guitare (et Swaid à la place de Slade comme bassiste des Trailblazers). Hot Rize s‘est ensuite produit à plusieurs reprises avec cette formation. Sutton, le plus brillant guitariste bluegrass du début des années 2000, était fan de Hot Rize pendant son adolescence et c‘est le seul groupe dont il ait jamais rêvé de faire partie. C’est avec lui que Hot Rize enregistre When I’m Free en 2014. Le groupe ne reprend pas tout-à-fait le bluegrass là où il l’a laissé 23 ans plus tôt. Trois compositions de Tim, le blues Blue Is Fallin’, You Were On My Mind This Morning avec une introduction voix-mandoline et Clary Mae, sont à mi-chemin entre son style personnel et celui de Hot Rize. L’instrumental Glory In The Meeting House avec Sutton au banjo clawhammer n’est pas non plus typique du groupe. Mais on retrouve bien Hot Rize dans Western Skies (écrit par O’Brien et Forster) et I Never Met A One Like You, très bonne adaptation bluegrass d’un titre de Mark Knopfler. Ils reprennent aussi une chanson de Los Lobos, Burn It Down, interprétée par Nick Forster. Hot Rize enregistra ensuite en 2018 40th Anniversary Bash pour son quarantième anniversaire. La présence du public semble doper plusieurs classiques du groupe (Hard Pressed, Wichita Lineman, The High Road, Radio Boogie). D’autres ne valent pas (vocalement surtout) les versions studio (Blue Night, Nellie Kane) mais les quatre chansons issues de l’album When I’m Free sont bien meilleures en public, sans doute bonifiées par le rodage de la scène.

Le bluegrass rattrape également Tim avec la formation de The Earls of Leicester (prononcez Earls of Lester pour apprécier le jeu de mots). Le groupe a été monté par Jerry Douglas pour jouer la musique de Flatt & Scruggs après qu’il a été invité sur l’album que Charlie Cushman (banjo) et Johnny Warren (fiddle) ont consacré à Paul Warren, père de Johnny, qui fut pendant 15 ans le fiddler de Flatt & Scruggs. Le projet est de jouer le répertoire de Flatt & Scruggs & The Foggy Mountain Boys le plus fidèlement possible. Avec Cushman dans le rôle de Scruggs, Johnny Warren dans celui de son père et lui-même en Josh Graves, Jerry Douglas fait appel à Barry Bales à la contrebasse, Shawn Camp pour prendre la place de Lester Flatt et Tim O’Brien pour celle de Curly Seckler. Pour se démarquer de Bill Monroe & The Bluegrass Boys, Flatt & Scruggs avaient quasiment limité la mandoline à un rôle rythmique et, dans le premier album des Earls Of Leicester qui comprend quatorze titres, Tim se contente judicieusement d’un unique et court solo dans Some Old Day. Son rôle principal est de chanter l’harmonie tenor. Il interprète néanmoins en lead Dig A Hole In The Meadow. L’album remporta le Grammy Award comme album bluegrass de l’année en 2015 mais Tim laissa rapidement sa place à Jeff White car le succès des Earls Of Leicester et le plaisir qu’ils prennent sur scène amène la formation à tourner, ce qui est incompatible avec la promotion de l’album de Hot Rize.

Il faut se transporter en 2019 pour entendre le dernier volet de ce retour au bluegrass. L’album s’appelle tout simplement Tim O’Brien Band et le groupe en question est composé de Shad Cobb (fiddle), Mike Bub (contrebsse), Patrick Sauber (banjo, mandoline) et Jan Fabricius (mandoline). Tim est pour la première fois de sa carrière (à 65 ans) le guitariste du groupe. Un choix sans doute imposé par sa volonté de laisser la place de mandoliniste à Jan, sa compagne depuis 2012. Il est même vraisemblable que Tim ait formé le groupe dans le but de jouer avec elle. Jan était déjà présente mais seulement en harmonie vocale dans les deux précédents albums de Tim, Pompadour et Where The River Meets The Road.

TIM & JAN
Tim et Jan s’étaient rencontré plusieurs fois au festival de Winfield et avaient eu une brève liaison bien des années auparavant. Tim avait continué de donner de ses nouvelles à Jan sans que cette dernière lui réponde. Kit O’Brien étant tombée par hasard sur un de ces messages, Tim lui a tout avoué, ce qui a précipité la fin d’un mariage qui battait déjà de l’aile. Tim et Jan ont entamé une vie commune un an plus tard, en 2010, et Tim a rapidement trouvé du plaisir à partager des moments musicaux avec sa nouvelle compagne. Elle avait donc participé aux albums Pompadour en 2015 et Where The River Meets The Road en 2017.

Pompadour est marqué par le changement de vie de Tim O’Brien. C’est son premier disque solo depuis qu’il a quitté Kit et s’est installé avec Jan. Les chansons parlent de rupture (The Tulips On The Table, I Gotta Move), de volonté d’oublier (Gimme Little Somethin’ Take Her Off My Mind), mais aussi de son nouvel amour bien que ça ne semble pas aller tout seul (I’m A Mess For You). Malgré les thèmes, comme souvent chez Tim O’Brien, l’ensemble est plutôt allègre, sinon gai, et sa mélancolie est toujours sereine (le très beau Whatever Happened To Me). Musicalement, Pompadour ressemble à un défouloir et les arrangements sont encore plus inhabituels dans l’œuvre de Tim que ceux de Cornbread Nation. Il y a beaucoup de guitare électrique, de batterie, de claviers et de steel. Le jazzy Pompadour est dominé par la trompette et le vibraphone. Tim finit la chanson dans un mélange de yodle et de scat. Il se défoule sur sa mandoline dans Ditty Boy Twang. Il joue formidablement le fiddle tune Snake Basket sur une batterie syncopée avec des guitares électriques au fond de l’arrangement. L’effet est superbe. Il reprend Get Up Offa That Thing de James Brown dans une version newgrass-funk rythmée par son banjo old time, sans batterie ni percussion ! Quant à Gimme Little Something…, c’est le titre le plus rock du répertoire de Tim, avec piano, solo de guitare électrique (Tim) et fond de cuivres.

Where The River Meets The Road, en 2017, est le seizième solo album de Tim. Cet album a un concept. Les douze chansons, par leur origine, se rapportent à son état natal, la Virginie Occidentale. Il n’y a que deux compositions personnelles, toutes deux liées à l’histoire familiale des O’Brien. Where The River Meets The Road raconte l’arrivée et l’installation de son arrière-grand-père à Wheeling. Guardian Angel est une des chansons les plus émouvantes qu’a écrites Tim. Les biographies qui lui sont consacrées mentionnent toutes le décès de son frère Trip au Vietnam. On savait moins jusqu’à l’écriture de Guardian Angel que la famille O’Brien avait eu la douleur de perdre une petite fille, Brigid, à l’âge de six ans quand Tim n’en avait que deux, même si ce dernier avait déjà évoqué cet épisode tragique dans Time To Learn sur l’album Oh Boy ! O’ Boy ! Il n’en a aucun souvenir mais il décrit dans la chanson comment elle a existé dans sa vie et il en fait son ange gardien. Le texte est simple mais il touche profondément l’auditeur. La participation de Mollie rend la chanson encore plus émouvante. Les autres chansons ont été écrites par des auteurs originaires de Virginie Occidentale. Il y a trois arrangements bluegrass -avec Noam Pikelny, Mike Bub et Stuart Duncan- dont High Flying Bird qu’avait interprété Jefferson Airplane, chanté avec Chris Stapleton. Un autre titre fort est le swing Friday, Sunday’s Coming emprunté aux Lilly Brothers, avec une autre magnifique intervention de Molly

Dans Pompadour et Where The River Meets The Road, Jan Fabricius chante en harmonie avec Tim sur la moitié des chansons avec de jolies réussites (Whatever Happened To Me notamment). Tim aime beaucoup chanter et jouer des fiddle tunes avec elle. Jan se met sérieusement à la mandoline, ce qui amène donc Tim à jouer de plus en plus de guitare et c’est donc principalement avec cet instrument qu’il enregistre en 2019 The Tim O’Brien Band. Ce n’est pas un chef d’œuvre mais il y a trois chansons typiques du style de Tim interprétées dans un contexte bluegrass : Crooked Road, Beyond (deux compositions personnelles) et My Love Lies In The Ground de Dirk Powell. Pour Crooked Road, j’avais préféré la version voix-guitare sur l’album Chameleon qui était plus dynamique. Le groupe fait une excellente adaptation de Pastures Of Plenty de Woody Guthrie. Il y a un joli duo de fiddles (O’Brien et Cobb) dans un medley celtique et Tim passe à la mandoline pour La Gringa Renee, instrumental original entre Balkans, Moyen-Orient et Espagne (Bryan Sutton est à la guitare sur ce morceau). Le titre de cette composition de Tim parait bizarre mais l’écoute attentive des paroles de I’m A Mess For You (sur l’album Pompadour) semble indiquer que Renee est le second prénom de Jan. C’est sur Doney Gal et Amazing Love que Tim et Jan chantent le mieux ensemble. Jan a coécrit The Other Woman avec Tim.

Pour He Walked On Tim O’Brien revient à sa formule habituelle, associant compositions et reprises arrangées dans une large variété de styles. He Walked On a été enregistré entre octobre 2020 et janvier 2021 et c’est thématiquement un album post-Covid. La longue période de confinement avec l’annulation des concerts et des festivals n’a pas été facile pour les musiciens. Tim en a souffert et, en même temps, il s’est rendu compte qu’il n’était pas le plus mal loti. Nervous traite du mal être et des nouvelles technologies dans nos sociétés modernes, mais à la manière de Tim O’Brien, c’est-à-dire sur un air de swing égayé par le fiddle virevoltant de Shad Cobb. The Same Boat Brother, léger et jazzy, superbement chanté, constate avec le même décalage entre paroles et musique que nous sommes tous embarqués sur le même bateau. Pushing The Buttons est une valse blues avec fiddle et steel sur l’informatique qui rend nos vies étriquées. La responsabilité individuelle est le thème de That’s How Every Empire Falls. Le reggae When You Pray (Move Your Feet) est musicalement cousin de la période Slow Train Coming de Bob Dylan, avec l’orgue et les chœurs féminins (Odetta Settles et Jan Fabricius). On retrouve ces très beaux chœurs dans plusieurs chansons dont He Walked On où Tim joue de la guitare (acoustique et électrique), du bouzouki, du fiddle et de la mandole. La balade Can You See Me Sister est un beau texte sur le destin lié à la couleur de peau que font vibrer la guitare de Tim et le piano de Mike Rojas. Ce dernier est à l’accordéon, en soutien de la mandole et du mandocello de Tim dans El Comedor, chanson prenante sur l’immigration mexicaine. Pas de bluegrass dans He Walked On mais du old time (I Breathe In avec Tim au banjo) et du square dance (Sod Buster). C’est le plus engagé des disques de Tim O’Brien, le plus à l’écoute du monde qui entoure la petite communauté bluegrass et americana. Une ouverture, un engagement confirmés par la collaboration de Tim à Borrowed Time, album de Joe Troop, banjoïste préoccupé de questions environnementales et sociales, sorti la même année que He Walked On, en 2021. Tim joue ou chante dans Hermano Migrante, (autre titre sur les migrants) et deux chansons critiquant la société américaine, Love Along The Way et Red, White & Blues.

Signe que l’écriture des chansons a pris une place prépondérante dans la carrière de Tim O’Brien, il a écrit les treize chansons de Cup Of Sugar, paru en juin 2023. Elles sont dans l’ensemble moins engagées que celles de He Walked On. On retrouve des préoccupations écologistes dans Bear, qui pose la question de la place que nous laissons à la nature dans nos sociétés modernes. The Anchor aborde la fiabilité des infos dans les medias. Cup Of Sugar est surtout marqué par trois chansons parmi les plus humoristiques du répertoire de Tim O’Brien. Il pratique à la fois le second degré qui lui est coutumier et l’autodérision dans Cup Of Sugar, savoureux morceau de philosophie du quotidien sur ses relations avec un voisin avec lequel il partage peu de points communs. Le refrain de The Pay’s A Lot Better Too vaut d’être cité en entier (“The weather is better than six feet under and the pay’s a lot better too”). Dans Shout Lulu, un chien devenu millionnaire urine sur la statue du fondateur du Ku Klux Klan. Les autres chansons traitent plus classiquement de l’amour, souvent décevant (She Can’t, He Won’t and They’ll Never interprété par Jan, Stuck In The Middle)- et l’amitié (Goodbye Old Friend). Cup Of Sugar marque aussi le retour à des arrangements centrés sur les instruments du bluegrass et du old time. Il y a bien une steel (Russ Pahl) dans The Anchor et Stuck In The Middle. The Pay’s A Lot Better fait la part belle au piano de Mike Rojas et le blues Thinkin’ Like A Fish à son orgue mais les neuf autres chansons mettent en avant le banjo old time et la guitare de Tim, la mandoline de Jan (celle de Tim sur deux chansons), le fiddle de Shad Cobb et le banjo de Cory Walker (avec le bon soutien de Mike Bub ou Dennis Crouch à la contrebasse).

Que nous réserve Tim O’Brien pour l’avenir ? Dans les années 90, Jerry Douglas considérait déjà que Tim s’était réinventé trois ou quatre fois. Il l’a refait depuis à plusieurs reprises. Il a aujourd’hui 69 ans. Dans ses interviews, il répète souvent qu’il est vieux. Mais c’est aussi un jeune marié (il a épousé Jan le 31 juillet 2021), Cup of Sugar qui vient de sortir est une des meilleures chansons qu’il ait écrites et l’album He Walked On paru en 2021 est le meilleur qu’il ait enregistré depuis Traveler (qui reste mon préféré). Et si l’inspiration s’envolait, si cette voix chaude et amicale faiblissait, il est rassurant de constater que les albums de Tim ne vieillissent pas. Je réécoute fréquemment Hard Year’s Blues, son deuxième disque, j’ai redécouvert récemment avec plaisir Rock In My Shoe que je n’avais pas entendu depuis longtemps et Chameleon que j’avais un peu zappé à sa sortie. © (Dominique Fosse)

Otis TAYLOR

par Romain Decoret

“Le champion cycliste ou le banjo ?”
Avec son disque Banjo, le bluesman du Colorado revient avec un son nouveau en haute résolution et des thèmes originaux entourés d’une instrumentation non-conventionnelle. Interview par satellite sur la ligne Colorado-Paris…

Otis Taylor a passé une longue partie de sa vie à créer le style Trance Blues qui est devenu sa signature musicale, basée sur le blues mais explorant des grooves hypnotiques et de profondes improvisations. Il en a rapporté des W.C. Handy Awards et de nombreuses autres récompenses décernées par les magazines Downbeat et Living Blues.
Son nouveau disque Banjo, n’est absolument pas dédié à cet instrument, mais à des événements en rapport avec sa vie et ses amis ou avec sa passion pour l’histoire des Blacks. La couverture du disque représente d’ailleurs des soldats afro-américains du début du 20ème siècle et Otis Taylor sait s’attarder comme il l’a fait sur un de ses disques précédents sur des personnages surprenants tels que Marshall Major Taylor, un afro-américain qui fut champion du monde de cyclisme en France en 1901, quand le cyclisme était plus populaire que le baseball aux USA. Enregistré à Boulder, Colorado, Banjo n’est pas un disque standard de blues en 12 mesures. Otis Taylor n’hésite pas à développer un groove à un seul accord, dans le style de John Lee Hooker ou à utiliser des violoncelles sur Little Willie. (Otis Taylor me reconnait sur l’écran vidéo et se s
ouvient m’avoir accueilli à Denver et à Boulder, il y a deux ou trois lustres…).

Ce disque n’a PAS pour thème le banjo. Pouvez vous expliquer ?
Banjo n’est que le titre. C’est un symbole général sur le sort des Blacks américains depuis les bateaux d’esclaves qui arrivaient d’Afrique, souvent achetés à des esclavagistes arabes, d’ailleurs. C’est un fait qui est généralement passé sous silence aujourd’hui. Mais si l’on suit l’évolution du banjo, on suit l’histoire des africains-américains.

Qui sont les soldats de la couverture du disque, avec un X sur les yeux ?
Ce sont des Buffalo Soldiers de 1902. Ils jouent au baseball et on les appelait Buffalo Soldiers en raison de leur cheveux qui les faisaient ressembler à des bisons. Cette photo fait partie de ma collection de Blacks américains du Far West, avant 1930. Je l’ai réunie pour un projet de film sur les coureurs cyclistes blacks de Boulder, au Colorado, où je vis.

Où avez-vous enregistré ce nouveau disque ?
Au Octave Studio à Boulder. Nous avons enregistré en DSD 256 Haute Définition. Je suis entré en contact avec eux par Gus Skinas qui s’occupe du mastering à Octave Records. Il m’a dit qu’ils avaient ce nouveau système d’enregistrement, une workstation Pyramix Digital Audio à très haute résolution. J’ai produit le disque avec Joe Kessler. Jay Elliott a mixé et c’est David Glasser qui l’a masterisé.

Comment avez-vous choisi les titres ?
Il y a six originaux et six titres de mon répertoire que je voulais entendre avec ce son et avec le feeling que nous avions pour ces séances. 12 Feet Under est un duo avec moi-même : Fender à gauche et acoustique à droite. Ça sonnait un peu trop clair pour moi, mais au mixage c’était parfait. 1964 est autobiographique, un de mes amis Billy Hilliard, un beatnik, est parti comme ça, au Maroc en 1964. Write a Book About It est un conseil que ma grand-mère m’avait donné, j’ai décidé d’ajouter une prise de kazoo pour le feeling. J’aime ajouter des surprises, pour la musique autant que dans les textes.

Comme les violoncelles dans Nasty Letter ?
Cette chanson a été dans la bande-son de deux films différents : Public Enemies avec Johnny Depp et Shooter. Il fallait que je fasse quelque chose de complètement différent de la version des films. J’ai fait venir les violoncellistes Beth Rosbach et Joseph Howe. Resurrection Blues est aussi un remake. L’original a eu plus de 10 millions d’utilisateurs sur Youtube dans sa version originale. Le message est clair : “Je n’ai pas mangé, pas dormi. J’ai découvert que j’étais Jesus”.

Hit FromThe Left est une référence à la boxe ?
Presque… Je regardais la série TV Kung Fu où David Carradine est toujours pied nus, il a un chapeau et démolit tout ses adversaires (rires). J’ai inclu toutes ces références bizarres, difficile à décrypter. En raison de cela, je voulais que le dernier titre, Live Sur Life, soit plus léger et up tempo après l’intensité du reste du disque.

Qui sont les musiciens ?
J.P. Johnson est un guitariste que je connais depuis longtemps. Nick Amodeo tourne aussi avec moi depuis longtemps, il tient la basse électrique et la mandoline. Brian Juan est l’organiste et Chuck Louden est le batteur. Les violoncellistes sont Beth Rosbach et Joseph Howe, et Sally Gutierrezy a fait des percus et du hand-clapping. Ma méthode est simple : je tracke avec batterie, basse et guitares. Tout le reste est rajouté en overdubs. Je me produis moi-même. Je ne fais que deux prises au maximum. La première donne à l’auditeur la compréhension du titre, pour la seconde je veux que ce soit acquis. Je fais rarement une troisième prise. Il faut que ce soit rapide, pour ne pas perdre l’émotion. Même l’ingénieur du son est plus excité quand il entend la chanson pour la première fois.

Vous avez joué quels instruments sur le disque ?
Une Santa Cruz Otis Taylor Model, une Fender Stratocaster. Un banjo électrique Bluestar et une mandoline électrique Bluestar. Un Harmonica et un banjo acoustique Ome.

Lorsque vous m’avez accueilli à Boulder, vous aviez une collection importante…
Il me reste mes Santa Cruz modèles Chicago ou Otis Taylor. Des Telecaster et des Stratocaster. Mes amplis sont les Fender Deluxe Reverb et Music Man.

Comment avez-vous commencé ?
J’avais 15 ans quand j’ai commencé à jouer. J’allais au Folklore Center de Denver pas loin de chez moi. Je t’y ai emmené quand tu es venu, c’était le domaine d’Harry Tuft.

Ce jour là j’avais pu voir de près la guitare acoustique de Mississippi John Hurt…
Oui, Harry avait toujours des instruments incroyables. Il n’y avait que deux Folklore Centers aux USA, celui de Denver et celui de la Californie. J’ai beaucoup appris en voyant des artistes comme Taj Mahal et Ry Cooder de passage au Folklore Center. Dans les années 60, je suis allé à Londres et j’ai signé un contrat d’enregistrement qui n’a pas marché, mais j’ai beaucoup appris avec les chanteurs de folk locaux. Je suis revenu à Boulder et j’ai quitté le business musical vers la fin des seventies… Je me suis occupé pendant dix ans d’une équipe de cyclistes blacks, critériums, courses de vitesse, etc.. Je suis revenu sur scène dans les nineties, enregistré plus de 15 disques, reçu toutes sortes d’Awards et mes chansons ont été utilisées dans les b.o. de films…

Est ce que Banjo pourrait être votre ultime album ?
Personne ne sait quel sera son ultime album. Je n’ai pas de projets pour l’instant, mais j’ai toujours de nouvelles chansons qui surgissent. J’ai ralenti mes tournées et n’ai pas de plan pour revenir en Europe, bien que tourner en France me manque car j’ai d’excellents souvenirs d’y avoir joué avec ma famille. Je dirais donc : “A plus tard peut être !” © (Romain Decoret)

Gordon Lightfoot

par Romain Decoret

L’un des plus grands songwriters du folk et de la country music est décédé récemment (17 novembre 1938 – 1er mai 2023). Il est juste de revenir sur la carrière monumentale d’un authentique géant qui a vu ses chansons reprises par Johnny Cash, Bob Dylan, Elvis Presley, Marty Robbins, Georges Hamilton IV, Leroy Van Dykes, Judy Collins et bien d’autres…

Gordon Meredith Lightfoot Jr avait déjà une longue expérience lorsqu’il entra dans la vision du public avec son premier album :

LIGHTFOOT ! (1966, United Artists)
Face 1 : Rich Man’s Spiritual, Long River, The Way I Feel, (That’s What You Get) For Loving Me, The First Time I ever Saw your Face (d’Ewan MacColll), Changes (de Phil Ochs), Early Morning Rain. Face 2 : Steel Rail Blues, Sixteen Miles (To Seven Lakes), I’m Not Sayin’, Pride Of Man (d’Hamilton Camp), Ribbon Of Darkness, Oh, Linda, Peaceful Waters.
Personnel : John Court-Producteur, Gordon Lightfoot – Guitar, Piano, Vocaux, David Rea et Bruce Langhorne – secondes guitares , Bill Lee (père de Spike Lee) – contrebasse.

SONGWRITER
Bien que ce premier disque ait été enregistré en décembre 1964 et qu’il sortit seulement en janvier 1966, Gordon Lightfoot était déjà un songwriter connu. Le duo canadien Ian & Sylvia Tyson avaient obtenu des hits avec ses chansons et l’avaient recommandé au manager Albert Grossman. Des artistes folk comme Peter, Paul & Mary avaient connu le succès en reprenant Early Morning Rain et For Loving Me’. Lightfoot réussit même à entrer dans le cercle nashvillien lorsque Marty Robbins reprit, tel quel, son Ribbon Of Darkness n°1 en 1965, ce qui lui ouvrit les portes des légendaires studios Bradley’s Barn où il enregistra par la suite avec Owen et Harold Bradley. D’autres artistes reprenaient ses chansons, Leroy Van Dyke (I’m Not Sayin’), The Kingston Trio, Judy Collins, Richie Havens et Harry Belafonte. En 1966, Albert Grossman le fit signer sur le label United Artists où Gordon Lightfoot sortit quatre autres albums : The Way I Feel (1967), Did She Mention My Name (1968), Back Here on Earth (1968) et le Live Sunday Concert (1969). Le nombre d’artistes qu’il influença est immense, du jeune Neil Young à Joni Mitchell, Bob Dylan, Tom Rush, Johnny Cash, jusqu’à Elvis Presley qui reprit Early Morning Rain. Mais avec les disques chez United Artists, il fut également reconnu comme chanteur et guitariste, plutôt que simple compositeur.

DEBUTS
Il avait une solide expérience dès le début. Gordon Meredith Lightfoot Jr était né le 17 novembre 1938 à Orillia, Ontario. Sa mère, Jessica Lightfoot savait qu’il était sensible à la musique et le fit entrer dans la chorale de l’United Church de St Paul sous la direction de Ray Williams qui lui apprit à chanter avec émotion et confiance en sa voix. Sa mère l’encouragea encore à se préparer à une carrière professionnelle : il apprit le piano, la guitare et les percussions quand il était adolescent.
A 19 ans, il partit pour la Californie en 1957 où il étudia la composition et l’orchestration au Hollywood’s Westlake College Of Music. Ses Influences profondes étaient Stephen Foster (auteur du 19ème siècle, entre autres de O Suzannah) et Woody Guthrie. En même temps, il enregistrait en studio pour les maquettes d’autres chanteurs et s’occupait aussi de jingles publicitaires pour les radios. Mais le manque total de moralité du showbiz de Los Angeles était difficile à surmonter et il rentra au Canada en 1958.


Gordon Lightfoot joignit alors les Swinging Eight qui jouaient dans l’émission de TV Country Hoedown sur la chaîne CBC. Il joua en solo dans les Coffee Houses de Toronto en 1961. Il enregistra un disque en duo avec Terry Whelan sous le nom des Two Tones. Le disque sortit en 1962 sous le titre Two Tones At The Village Corner. En 1963, grande année folk, il part pour l’Europe, et présente durant un an le Country & Western TV Show sur la BBC. En 1964 il revient au Canada et obtient un grand succès au Mariposa Folk Festival. Il enregistre à New York, fin 1964 son album Lightfoot ! qui inclut Early Morning Rain, For Lovin’ Me, Ribbon Of Darkness et Steel Rail Blues, un premier salut aux trains canadiens. Car il a appris à rendre hommage aux hommes qui font tourner les USA et le Canada : les marins et les employés de chemin de fer, aussi humbles qu’ils soient. Il resta toujours attaché à cette vision sociale. C’est une différence impossible à réaliser aujourd’hui. Dans quels metavers pourrait-on imaginer un groupe célébrant les employés d’Elon Musk ou Google ? Autres temps, autres moeurs… Sur la force de cet album, Lightfoot devint l’un des premiers chanteurs canadiens à devenir célèbre au Canada, sans avoir à s’installer aux USA, comme l’avait fait Hank Snow en 1950.

GUITARES
Gordon Lightfoot partit pour sa première tournée en 1967 avec des shows au Massey Hall de Toronto et à New York. Entre 1967 et 1971 il tourna au Canada, aux USA, en Europe, et deux fois en Australie. C’est pendant cette période qu’il mit au point son jeu de guitare sur 6-cordes et 12-cordes pour accompagner sa voix de baryton. Son style de jeu était partagé entre le strumming et le flat picking, pour lesquels il utilisait un mediator sur ses 12-cordes. Le finger picking avec les doigts nus était réservé à sa guitare originale, une Martin D-28 surnommée Old Blue. Dès sa première grande tournée de 1967, il utilisa sur scène deux 12-cordes Gibson B-45 12 Sunburst. L’une était en accordage standard pour le strumming, l’autre était accordée en Dropped D (corde de Mi en Ré) qu’il jouait avec un capo à la 3ème case. Il ajouta par la suite une Martin D-18 Vintage des années 30 et une D-18 Signature customisée. En électrique on le voit parfois avec une Stratocaster 12-cordes, trois micros Fender et une large tête spéciale, avec 6 mécaniques de chaque côté et son nom inscrit au milieu à la place du logo Fender. Mais le plus souvent c’était avec sa 6-cordes Martin D-28 et ses deux 12 cordes Gibson B-45 12 Sunburst qu’il était le plus à l’aise.
Gordon Lightfoot travaillait directement avec les luthiers et ingénieurs Gibson. Dès 1967, il conçut un système d’amplification de ses guitares acoustiques qu’il sonorisait jusqu’alors en reprenant le son avec des micros Shure. Il fit monter sur ses instruments des micros Fishman Acoustic Matrix II qu’il mixait dans un boitier de direct avec le son d’un micro Shure externe. Le tout entrait dans la console de façade puis dans un ampli Fender Twin Reverb qu’il utilisait comme retour sur scène.
On peut ajouter des détails qui semblent sans importance aujourd’hui mais qui influencèrent des guitaristes comme Tony Rice ou Glen Campbell : mediator Yamaha, capo Shubb Deluxe, cordes Ernie Ball Earthwood Bronze, la substitution d’une corde de Sol grave Phosphore Bronze sur ses 12 cordes “parce que ça sonne mieux”.
Son groupe eut d’abord le guitariste Red Shea, puis Terry Clements qui jouait sur deux Martin D-18 de 1964 et deux Gretsch -une Tennessean de 1964 et une Country Gentleman de 1976- sur un Roland JC 120 pour l’électrique et Deluxe Reverb pour l’acoustique. Le groupe incluait Terry Clements, Rick Haynes à la basse, Pee Wee Charles à la pedal-steel et le clavier Mark Heffernan.

CHANGES
En 1970 Gordon Lightfoot se sépara d’Albert Grossman et signa sur le label Reprise. If You Could Read My Mind, inspiré par son divorce d’avec sa première épouse suédoise Brita Olaisson, fut un hit majeur, vendu à un million d’exemplaires début 1971. Mais en 1972, Lightfoot fut atteint du syndrome de la paralysie de Bell, une condition qui rend impossible le contrôle des muscles faciaux. Il dut temporairement arrêter de tourner. Il revint en studio dès qu’il le put avec les disques Summer Side Of Life, Old Dan’s Records, Sundown, explorant beaucoup de sujets différents : Don Quichotte, la chasse insensée aux baleines, Protocol (sur la futilité de la guerre) ou Alberta Bound, une ode à une teenager qu’il rencontra sur un bus allant à Calgary. Le syndrome de Bell s’éloignait mais il lui fallait cependant trouver une inspiration épique et poètique.
Vers la fin 1975 il entendit parler du naufrage de l’Edmund Fitzgerald, un cargo géant qui transportait du minerai de fer sur le Lac Supérieur et avait coulé avec 29 marins pendant une tempête. Lightfoot écrivit alors la chanson The Wreck Of The Edmund Fitzgerald. Ce fut un immense succès, n°2 aux Usa et n°1 au Canada. Lightfoot apparut aux services mémoriaux et resta personnellement en contact avec les familles des 29 disparus. Il fut toujours attentionné, défendant la mémoire et le respect des marins. C’était à double sens, à tel point que le jour suivant son décès, le 2 mai 2023, la Mariner’s Church de Detroit fit sonner sa cloche 29 fois pour chaque marin, ajoutant une 30ème fois pour Gordon Lightfoot.


Il enregistra ensuite d’autres disques, vingt en tout jusqu’à l’ultime Solo* de 2020. Il joua plus de 50 shows par an jusqu’à la fin. Il se remaria deux fois et vivait à Toronto dans le quartier résidentiel de Bridle’s Path avec le rappeur Drake et Mick Jagger comme voisins. Une statue de 4 mètres de hauteur le célèbre dans sa ville natale d’Orillia. Plusieurs livres ont été écrits sur lui par Nicholas Jennings, Richard Harison, et Dave Bidini. Un film documentaire If You Could Read My Mind a été tourné en 2019 par les cinéastes Martha Kehoe et Joan Tosan. En avril 2023 , sa santé déclinante l’obligea à annuler le reste de sa tournée annuelle. Il décéda de causes naturelles au Centre scientifique hospitalier de Sunnybrook à Toronto le 1er mai 2023. Le chanteur-guitariste, poète et philosophe avait 84 ans. © (Romain Decoret)

  • Précision : le dernier enregistrement de Gordon Lightfoot a été Harmony paru en 2004 et enregistré essentiellement en 2003. Solo consiste en 10 maquettes enregistrées en 2001 et 2002 que Gordon avait l’intention de réenregistrer. Il les laissa finalement en l’état. (Sam Pierre)

Roger Mason – Du Maryland aux bayous de Louisiane

Interview par Romain Decoret

Roger Mason est toujours humble, mais déjà légendaire. Depuis l’American Folk Center à Paris, son album de picking avec Steve Waring, il a joué avec Chris Lancry, Alan Stivell, Derroll Adams, Jack Treese et réalisé ses hits français comme Le Blues de la poisse ou Travailler c’est Trop Dur. Il a tout vécu. Il est aujourd’hui de retour avec son nouveau disque, Cajungrass, en compagnie des String Fellows pour une fusion musicale entre la musique cajun de Louisiane et le bluegrass des Appalaches.

Hi Roger. Comment est né ce nouvel album, Cajungrass, après un long silence discographique ?
Je ne suis jamais pressé de mettre du produit sur le marché. Ce n’est pas ma façon de jouer, je laisse les stars agir ainsi. Ce qui s’est passé pour ce disque a commencé dans un hootenanny, une soirée open mike organisée par Dominique Maroutian. J’étais là et les String Fellows m’ont accompagné sur Le Vieux Train de la Louisiane, une version française de City Of New Orleans de Steve Goodman. Je me suis très bien entendu avec eux et nous avons décidé d’enregistrer ensemble. L’été dernier, nous avons joué au festival Bluegrass in La Roche. Ça a très bien marché et comme tous les éléments étaient réunis, l’idée qui nous inspirait était d’enregistrer une fusion des musiques cajun et bluegrass.

Quel studio avez-vous utilisé ?
Le studio 180 au Parc de La Villette, à Paris. L’ingénieur du son est Arnaud Bascunana, un spécialiste du son acoustique. Lui et son assistante Eva Miras nous ont vraiment facilité l’enregistrement parce qu’ils aiment vraiment la musique acoustique. Il nous était possible de jouer entièrement live ou de faire des overdubs s’il le fallait, les deux méthodes étaient confortables. L’instrumental Cajungrass et Bosco Stomp ont été enregistrés live et certains vocaux sont en overdubs, alors que d’autres ont été enregistrés directement en même temps que les instruments. Le son est beaucoup plus chaud en live, il y a une différence qui s’entend.

Précisions de Bertrand : Tous les titres ont été enregistrés en live, Roger faisant les voix en direct dans une cabine séparée. Il y a très peu d’overdubs, l’accordéon, les choeurs, et ma partie de banjo dans Laisser les bons temps rouler car Roger a voulu que je fasse du rubboard lors de la prise live ! Sinon tout est issu des prises directes. On a fait 3 ou 4 prises par titres, pas plus.

Les chansons sont presque toutes des standards cajun et bluegrass. Pourquoi n’y a-t-il pas d’originaux ? Je suis sûr que vous en avez pas mal dans vos carnets…
L’idée était de mettre en évidence l’évolution des musiques de Louisiane -Balfa Brothers ou Amédée Ardouin pour le cajun- et des Appalaches pour le bluegrass de Bill Monroe ou Earl Scruggs. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi des standards que tout le monde -ou presque- connait. Mais ce sont des morceaux qui ont un interêt spécial pour moi.

Comme par exemple, Travailler c’est trop dur. Quel est l’interêt spécial pour vous ?
C’est une chanson chère à mon coeur. J’ai été le premier à la chanter ou plutôt la re-chanter. J’ai découvert ce morceau en 1968 au Musée des Traditions Populaires. J’ai écrit des paroles en anglais et j’ai appris la chanson au groupe Grand-Mère Funibus qui l’a enregistrée sans moi. Puis elle a été reprise d’après notre disque par Zachary Richard, Michael Doucet, Beausoleil, Alpha Blondy, Julien Clerc, etc. Tout cela parce que j’avais au départ trouvé ce Field Recording au Musée des Traditions populaires. Et personne n’a cherché à savoir d’où il venait. L’auteur est Caesar Vincent, un fermier de Louisiane et aussi un personnage historique qui ne l’a jamais enregistrée commercialement, mais uniquement dans des field recordings du chercheur Harry Oster en 1956. il avait cette chanson en tête. Bien plus tard en Louisiane, ils ont organisé des festivals en son honneur. Je suis heureux d’avoir contribué à cela. Je voulais que ce soit présent sur ce nouveau disque.

Jambalaya est de Hank Williams mais les paroles sont de Moon Mullican qui n’a jamais été crédité. Pourquoi l’avez-vous choisi ?
Je sais que Moon Mullican n’a pas pu gagner son procès contre la famille Williams. La réputation de Hank était trop monumentale. Mais à cette époque, au début des fifties, il était courant de racheter une chanson pour 20 dollars, il y a de nombreux autres exemples. L’une des raisons pour lesquelles je l’ai choisie pour Cajungrass est que c’est un exemple parfait de fusion cajun et honky-tonk country. Une autre raison est le film O’ Brother des frères Coen. Alan Lomax, qui supervisait la musique, avait enregistré dans le film un groupe de taulards dont le leader était prêcheur à Chicago. Plutôt que de le laisser impayé, Lomax le retrouva et lui donna un gros chèque pour les droits du film. Peu de gens connaissent cette histoire…

Le vieux train de la Louisiane est City Of New Orleans avec des paroles françaises. C’est vous qui les avez écrites ?
Oui, c’est moi qui les ai écrites il y a longtemps. Joe Dassin l’avait enregistrée sous le titre Salut les amoureux mais je voulais qu’il y ait le sujet central du train parce que l’original de Steve Goodman a un texte merveilleux. Alors j’ai écrit mes propres paroles françaises. L’influence de l’original par Goodman, puis par Arlo Guthrie, est immense, c’est la source du titre de l’émission de télévision Good Morning America. Le train lui-même, qui reliait Chicago à New Orleans, a marqué beaucoup d’Américains. J’ai un ami, Thomas Alexander Sancton (qui se fait appeler Tom Sancton), qui joue de la clarinette dans le groupe de Woody Allen. Il pleure quand il entend cette chanson parce qu’il a pris ce train de Jackson, Mississippi à New Orleans pour aller apprendre le jazz dixieland. Le train n’existe plus aujourd’hui… Thom Sancton et moi allons enregistrer aux USA un album de standards du jazz et de l’American Songbook. C’est mon prochain projet…

Laissez les bons temps rouler c’est Let The Good Times Roll. Qui a écrit les paroles françaises ?
L’original en anglais est de Louis Jordan, au début des 50’s. La naissance du rock ’n’ roll. Clifton Chenier a repris la chanson dans le style zydeco et écrit les paroles françaises. Il était le King Of Zydeco. Là encore, c’est une autre sorte de fusion.

D’où vient l’instrumental Cajungrass ?
C’est un instrumental traditionnel de Louisiane, dont le titre original est Cajun Two-Step. Il y a beaucoup d’autres morceaux avec la même mélodie, le même feeling et des accords similaires, comme La valse à Monsieur Octa ou Uncle Adam’s Banana. Nous y avons ajouté un beat bluegrass un peu plus sophistiqué et c’était plaisant de l’enregistrer ainsi, en mixant deux cultures musicales différentes. Les String Fellows sont des spécialistes du bluegrass et je connais deux ou trois choses sur la musique cajun (rires)…

Bosco Stomp évoque une chanson de marin de rivière, sur un bateau du Mississippi. D’où vient-elle ?
Il y a un endroit appelé Bosco en Louisiane, c’est à cela que se réfère Bosco Stomp. Le stomp est une façon particulière de jouer, en accentuant les premier et troisième temps. C’est une chanson très inhabituelle, construite autour d’un riff mélodique central, avec des descentes pour revenir sur la fondamentale. Les paroles sont comme un blues, ce n’est pas du tout une chanson romantique. (Il chante) : “Tu me fais du mal à moi et maintenant tu me tournes le dos…”

Qui a enregistré l’original de Hand Me Down My Walking Cane ?
Je crois que c’est la Carter Family avec Mother Maybelle et A.P. Carter, dans les années 30. Elle passait partout à la radio mais la version cajun est de Cleoma Breaux, l’épouse de Joe Falcon. Elle l’a enregistrée au début des années 1940 et Claire et son mari ont été les premiers à faire des disques de musique cajun. Ce n’était pas du pur cajun mais ce fut un grand succès à la radio. Avant eux le cajun était une tradition orale, retransmise entre musiciens. Ensuite, tout le monde a repris cette chanson, même Jerry Lee Lewis, ou Dr John.

Vers 1969-70 vous êtes passé du fingerpicking des Appalaches à la musique cajun jouée à l’accordéon. Qui vous a influencé dans cette voie ?
Mon inspiration principale est venue de Nathan Abshire. Il avait un groupe appelé The Pine Grove Boys qui était en réalité les Balfa Brothers. Mais Nathan Abshire m’a fait réaliser que l’on pouvait chanter le blues en français, en gardant cette authenticité venue de Louisiane. J’avais virtuellement, ou presque, la double nationalité, américaine et française, mais j’ai trouvé mon identité dans le cajun. Mon autre inspiration principale est venue plus tard quand j’ai découvert Amédée Ardouin. Il est souvent appelé le Robert Johnson cajun parce qu’il y a dans sa voix la même qualité incantatoire que Robert Johnson. Quand tu l’entends, il est impossible de rester indifférent. Son jeu d’accordéon a été repris par beaucoup de musiciens. Amédée Ardouin est mort tragiquement, comme Robert Johnson : pendant une soirée une jeune fille blanche est venue lui essuyer le visage avec un mouchoir. Un jaloux était dans le public et l’a tué sur le chemin du retour…

Vous avez un diplôme de docteur en musique, décerné par l’Université de Miami où vous vivez. En quoi cela a-t-il changé votre approche musicale ?
Cela m’a fait réaliser l’importance d’enseigner ce que je sais. Aux enfants principalement. J’ai enregistré le disque Le Professeur Doremi et Histoires de Crocodiles, chansons pour enfants. Quelques-unes des meilleures années de ma vie ont été celles où j’enseignais la musique aux enfants. Cela a changé mon attitude, l’important n’est pas combien de disques tu as vendus, non, l’important est cette magie musicale que les enfants sentent instinctivement.

Vous jouez de l’accordéon cajun, mais vous continuez le fingerpicking à la guitare ?
Bien sûr. Je joue aussi du piano dans le même style que la guitare. Je ne suis pas un collectionneur de guitares mais j’ai une Larrivée venue du Canada qui est mon instrument préféré. Je joue aussi sur une Zager, un modèle récent fabriqué dans le Nebraska avec un manche très facile à jouer. Pour mon disque Spécial Instrumental avec Steve Waring en 1970, le temps pressait et j’ai joué sur une Favino, une 12-cordes dont le manche avait été remplacé par celui d’une 6-cordes. Je l’ai remplacée par une Martin D-18 que j’ai trouvée dans un pawn-shop de New Orleans pour 100 dollars. Je joue avec un onglet au pouce, sans rien sur les autres doigts. Trois doigts seulement, index, majeur et annulaire.

Que dirais-tu aux lecteurs du Cri du Coyote ?
Il y a tant de belles mélodies dans la musique cajun et le bluegrass aussi, sachez les découvrir, les écouter et les travailler. On a trop tendance à se laisser emporter par le beat, parce que c’est un bon feeling, mais il faut savoir prêter attention à la mélodie… © (Romain Decoret)

Site de Roger Mason : www.rogermasonmusic.com

Site des String Fellows : www.thestringsfellows.com

Cajungrass sort le 7 Avril (label Washi Washa). Il sera disponible sur toutes les plateformes de streaming et de téléchargement.
Roger revient en France en Mai et Juin. Concerts :
1er Juin : « Sawmill Sessions » à la Péniche Anako à Paris
16 Juin : La Ferme à Jazz – Bourg en Bresse (01)
17 Juin : Mont July (01)

Discographie de Roger Mason :
Guitares américaines – Special Instrumental (1970, avec Steve Waring) Le Blues de la poisse (1971) Blues From Over The Border (1973, avec Chris Lancry) La Baleine Bleue (1973, avec Steve Waring) Le Blues du temps qu’il fait (1973) Guitare cajun (1975) Roger Mason & les Touristes (1977) Hommage à Woody Guthrie (1978) La Vie en video (1979) Le Professeur Doremi (1982) La Lune qui rit (1984) French Blues (2005) Cajun Grass (2022, avec les String Fellows).

David Crosby

Maître des accordages en Open tuning
par Romain Decoret

Comme Billy The Kid ou Jessie James, David Van Cortland Crosby est un héros de sa génération. Un hors-la-loi qui évitait le manichéisme, à la fois partisan de l’écologie, des droits constitutionnels et du droit à porter des armes pour se défendre. Avant de décéder le 19 janvier 2023, il a survécu à des épreuves apparemment insurmontables (addictions diverses, prison, greffe du foie, accidents de moto et de voiture, pontages cardiaques) tout en connaissant la gloire avec sa musique dans les Byrds, Crosby Stills Nash & Young, sous toutes leurs formes et en solo. Il est aussi un vocaliste exceptionnel, un compositeur unique et un grand utilisateur des accordages open impénétrables qu’il détaille pour nous dans cette interview réalisée à Paris en 2018.

Vous n’avez jamais été aussi actif ! Un album par an, alors qu’il avait fallu attendre 18 ans entre votre premier album solo, If I Could Only Remember My Name (1971) et le deuxième, Oh Yes I Can (1989). D’où vient ce regain d’énergie ?
Après avoir réglé mes problèmes de santé, ce qui a pris beaucoup de temps, j’ai découvert que j’avais un fils naturel qui a été adopté. Il s’appelle James Raymond et nous avons commencé à jouer, composer et écrire ensemble. Nous avons d’abord fondé un groupe, CPR (Crosby, Pevar & Raymond), puis James est devenu le directeur musical de mon groupe en solo. C’est exactement ce qui me manquait avant, quand je ne savais plus quoi faire après une tournée avec Graham Nash ou CSN&Y. D’ailleurs, après Sky Trail, James et moi venons de finir mon nouvel album solo dont le titre sera Hear If You Listen (“Sachez entendre si vous écoutez”). Le disque est dans mon ordinateur et prêt pour le lancement…

Qui sont les musiciens de ce groupe, David Crosby & Friends ?
C’est le Sky Trails Band. Jeff Pevar est le guitariste, il vient du Jefferson Starship et a joué avec Ray Charles, Joe Cocker et Don Fagen de Steely Dan. Mon fils James est au clavier. Mai Leisz est à la basse, elle a joué avec Jackson Browne et a co-écrit Here It’s Almost Sunset avec moi.

Serait-ce la fille de Greg Leisz, le steel guitariste de Jackson Browne ?
Non, elle porte le même nom mais elle est née en Estonie. Pour compliquer les choses, c’est Greg Leisz et Jackson Browne qui l’ont découverte alors qu’elle jouait dans les rues de Stockholm.

D’où viennent les autres musiciens ?
Stevie D est le batteur, il a joué avec David Gilmour, Joe Walsh et Kenny Loggins. A Paris nous avons eu aussi une invitée, la chanteuse et pianiste Becca Stevens qui chante en duo avec moi sur Sky Trails comme elle l’a fait sur mon dernier album, le reste du temps, elle tient les claviers sur les chansons de mon répertoire…

Comment choisissez-vous les chansons pour la scène ?
La liste change suivant la ville où nous jouons. A l’Olympia, je tenais à chanter Morrison que j’ai écrite avec mon fils James, après avoir vu le film The Doors, où d’ailleurs le portrait de Jim Morrison est totalement à côté de la plaque. Jim était bien plus sauvage et impénétrable… Parmi mes chansons, j’inclus toujours Sky Trails puisque c’est le nom de la tournée. Il y a également toujours un de mes titres avec les Byrds, généralement Eight Miles High. Les succès qu’on a connus avec CSN&Y sont inévitables, mais je transforme Deja Vu en un showcase ou tous les musiciens prennent un tour de solo. Je reprends parfois Amelia que Joni Mitchell a écrite en mémoire de l’aviatrice Amelia Earhart, disparue sans laisser de trace dans les années 30… Beaucoup de choses ont changé, en particulier le son général du groupe qui est beaucoup plus clair et clean qu’avant, tout en restant funky, un peu comme Steely Dan.

Après toutes ces décades, votre voix sonne toujours aussi bien dans les aigus. Comment faites-vous ?
Je ne sais pas vraiment, bien que le fait de ne jamais avoir fumé de cigarettes, et aussi d’avoir perdu 30 kg quand il le fallait, n’y soit certainement pas étranger. J’ai parfois été “herbalement surélevé” et je suis passé par des années de drogues dures et tout cela, au point de ne plus savoir si j’avais encore des cordes vocales dans la gorge… Mais finalement voilà, tant qu’elles fonctionnent je m’en servirai. Je suis content de pouvoir toujours chanter vraiment à ce niveau sur scène, où il est impossible d’utiliser les gimmicks de studio pour améliorer la voix, comme le font la plupart des jeunes artistes commerciaux à succès…

Quel est le secret de vos harmonies vocales compliquées ?
Commencez par écouter Phil Everly avec son frère Don. La première fois que j’ai réalisé cela, c’était en chantant (All I Have To Do Is) Dream d’après les Everly Brothers. Mais ensuite il faut aller visiter d’autres dimensions, au-delà des Everlys. La musique classique par exemple, écouter Bach ne vous fera pas de mal et si vous écoutez sérieusement, cela vous aidera beaucoup. Je dois beaucoup aussi au premier album du Bulgarian State Female Vocal Choir en 1966. Ça s’intitule Music Of Bulgaria : The Ensemble Of The Bulgarian Republic, sous la direction de Philip Koutev. C’est loin d’être aussi formel que le suggère le titre du disque. C’est là que Graham Nash et moi avons trouvé nos harmonies et ces choristes féminines bulgares ont changé notre vie. Il faut aussi passer par le jazz, les accords de piano de McCoy Tyner, le sax de John Coltrane, les compositions de Miles Davis…

Où en sont vos relations avec Steve Stills, Neil Young et Graham Nash actuellement ?
C’est une période glaciaire… Nous ne nous parlons pas. Personnellement je ne vois pas comment quiconque pourrait vouloir jouer avec Steve ou Neil, car il faut maintenant signer 200 pages de contrats avant de commencer à sortir les guitares ! Par contre, je suis en excellent termes avec mon ami Chris Hillman des Byrds et avec Roger (McGuinn) également. Pourtant ils m’ont viré des Byrds en 1967, mais je garde un fantastique souvenir de ce groupe, parce que c’est avec eux que j’ai appris, entre autres choses, comment utiliser une Gretsch Tennessean. Avec une Gretsch, le secret est de mettre le volume à fond sur la guitare et de régler ensuite le son sur l’amplificateur ou avec une pédale de volume. Là tu obtiens le vrai son Gretsch, que tu n’auras pas autrement…

A propos, quelles guitares jouez-vous actuellement ?
J’ai plusieurs Martin D-45 acoustiques. Il m’en reste quelques-unes qui sont vintage, dont une rare D-60. En électrique je joue sur une Stratocaster Custom et j’ai une Gibson 12-cordes électrique qui date de la reformation des Byrds. Ma collection de 12-cordes acoustiques est l’une des plus complètes, Gibson, Guild. Je ne collectionne pas comme les gens qui pensent en terme de valeur financière ou de célébrité -la Martin de Hank Williams, Johnny Cash ou la Les Paul de Duane Allman… J’acquiers uniquement des guitares qui sonnent superbement et auxquelles je ne peux pas résister. Je tiens à chacune d’elle comme à la prunelle de mes yeux. Il y a quelques années un de mes guitar-techs m’a fait une blague particulièrement tortueuse. Il a acheté une Washburn acoustique d’occasion et a remplacé le logo par celui de Martin. Puis il a scié le manche et la tige de renfort métallique au trois-quarts. Sur scène, quand le moment est venu de m’apporter une Martin D-45 à laquelle je tiens beaucoup, il a fait semblant de trébucher, la guitare est tombée et s’est cassée en deux, là, juste devant les premiers rangs ! Pendant cinq secondes, j’ai cru que c’était ma Martin, et mon cœur a battu plus vite, mais, heureusement, j’ai vite réalisé que c’était une plaisanterie… J’ai une chambre forte dans ma maison où je garde mes guitares. Je me sens parfois coupable de les garder alors qu’il y a tant de bons musiciens qui n’ont pas accès à des guitares de ce niveau. J’ai donné une Collings Jumbo à un jeune guitariste de la Vallée de San Fernando qui jouait superbement mais ne pouvait pas s’offrir une bonne acoustique. Je vais continuer à faire cela, ou bien je vendrai tout aux enchères quand j’aurai besoin d’argent… Peut être pas, à la réflexion, j’ai gardé ces guitares pendant toutes ces années, ce n’est pas pour les vendre maintenant.

D’où viennent vos accordages “open” ?
Au début, quand j’ai commencé dans la scène Folk avec les Les Baxter’s Serenaders, dont mon frère Ethan faisait aussi partie, le truc à connaître était le Dropped D. En accordant juste la corde de Mi grave en Ré, mes accords de Ré sonnaient soudain fabuleusement. C’était le début de la pente glissante ! Puis je suis parti sur la route avec le regretté bluesman Terry Callier et j’ai appris à m’accorder en Vastapol (Mi open) ou Spanish (Sol open), mais personne ne voulait d’un duo avec un blanc et un black à l’époque… Alors je me suis associé à Dino Valenti (nb. : futur Quicksilver Messenger Service) et nous somme partis pour San Francisco et le Nord de la Californie. C’est là que Dino a entendu Hey Joe, une chanson de Billy Roberts. Dino a d’ailleurs essayé de la signer lui-même sous le pseudonyme de Chet Powers. J’ai repris ce morceau avec les Byrds plus tard, puis Jimi Hendrix a repris la version lente de Tim Rose. Dino Valenti a écrit à la même période Get Together qui devint un hymne hippie pour les Youngbloods. Pendant ce temps, moi je découvrais Fred Neil, qui était LE folk singer de référence à San Francisco. Neil utilisait tous ces accords open et je les ai étudiés. Celui que j’utilise toujours le plus est Mi/Sol/Si/Sol/La/Ré. C’est un Mi mineur 9ème-7ème. J’ai plusieurs versions de cet accord dans des accordages différents. Ensuite j’ai rencontré Joni Mitchell et elle était exactement dans le même trip que moi, alors nous avons comparé nos notes et nous avons beaucoup appris l‘un de l’autre. Elle s’inspirait beaucoup du jazz elle aussi. C’est de là que j’ai indirectement “dérivé” d’autres accords open.

En écoutant qui ?
Les accords du pianiste McCoy Tyner avec John Coltrane. Ce dernier lui avait demandé de jouer des accords à 4 ou 5 doigts, ce qu’il a fait brillamment. Je voulais les jouer mais je n’étais pas assez bon pour les déchiffrer entièrement. Alors je prenais ma guitare et j’obtenais ma version de ces suites d’accords qui étaient totalement différentes de ce tous les autres guitaristes jouaient. Et çà a marché ! C’est à partir de là que j’ai écrit Deja Vu, Guinevere, Compass et Climber. Ils sont tous en open tuning parce que cela donne un son étendu et plus d’harmonies différentes…

Quels sont vos critères pour écrire une chanson ?
Que ce soit seul ou en collaboration avec mon fils ou quelqu’un d’autre, la chanson est la clé. Est-ce que nous avons une chanson ? Est-ce que je peux m’asseoir et la jouer pour quelqu’un d’autre ? Une fois que c’est assuré et que j’ai la chanson, je vais vouloir l’enregistrer et la sortir sur disque. Il n’y a pas vraiment d’autre choix.

Votre plus jeune fils s’appelle Django. C’est une référence à Django Reinhardt ?
Je suis un grand fan de Django Reinhardt, mais c’est difficile pour moi d’adapter ma musique à la sienne. Alors j’ai baptisé mon fils comme lui. Il adore son prénom… © (Romain Decoret)

Discographie David Crosby (Solo uniquement)
If I Could Only Remember My Name (1971) Oh Yes I Can (1989) Thousand Roads (1993) It’s All Coming Back To Me Now (1995) King Biscuit Flower Hour (1996) Voyage (2006) Croz (2014) Lighthouse (2016) Sky Trails (2017) Silent Harmony (2020) For Free (2021) Live At The Capitol Theatre (décembre 2022)

Les inventeurs de l’American folk music. 1890-1940. Camille Moreddu

par Eric Allart

Bien compliquée est la tâche de l’amateur éclairé lorsqu’il doit se confronter à un travail de l’ampleur de celui qui a constitué l’ossature de cet ouvrage (Thèse de doctorat de Camille Moreddu, collection “Anthropologie et musiques”. Editions l’Harmattan (2022). Tout d’abord parce qu’il questionne nos représentations actuelles et la genèse non seulement de genres musicaux tels que définis aujourd’hui, mais aussi tout le lexique les définissant ou tentant de les circonscrire. La chronologie (1890-1940), exclu d’emblée le terme “folk” tel qu’il a été vulgarisé en France après le folk boom revival des années 60. Et l’analyse de ses origines, en tant que concept, nous permet de comprendre que dès l’origine, les chercheurs qui s’y intéressent en donnent des définitions contradictoires.

Le continent nord-américain a ceci de remarquable, au début du XXème siècle, qu’il regroupe une multiplicité de traditions mondiales dans un pays en quête de définition de sa propre identité. Le propos des chercheurs est un empilement de sensibilités politiques et de sciences, de disciplines qui entrent parfois en conflit les unes avec les autres, mais qui aussi se nourrissent de ces interpénétrations.
Pour certains, on étudie les chansons d’origine anglo-écossaises comme reflet “ethniquement purs” d’un passé romantique mythifié. D’ailleurs seuls les textes font l’objet d’une étude, les interprétations, danses et instrumentations arriveront plus tard, en particulier avec le développement des technologies d’enregistrement, d’abord sur cylindres, puis sur disques.

La recherche se focalise sur les locuteurs anglophones, blancs. En parallèle l’intérêt se porte rapidement sur les productions des minorités : Noirs, Amérindiens, Hispaniques avec des spécialisations régionales, elles aussi orientées par des préjugés : on recherche dans l’Ouest les traces de la haute culture aristocratique espagnole. On recherche dans le sud les témoignages des survivants de l’esclavage, on s’intéresse à la condition noire par le biais des productions religieuses et vernaculaires. Dès les débuts du XXème siècle, en dépit d’un durcissement de la ségrégation, des scientifiques plus ou moins progressistes, veulent non seulement documenter la musique produite par les Noirs, mais également valider son existence comme marqueur de l’américanité. Or, l’industrie du disque, par ses classifications commerciales, “race records” et “hillbilly”, va orienter, déformer, influencer, chez les scientifiques mêmes, une perception d’un phénomène aujourd’hui beaucoup moins univoque sur les interactions entre ces différents groupes.
L’émergence de divertissements de masse, par la commercialisation de musiques enregistrées, altère profondément la vision fixiste et conservatrice d’une musique du peuple figée. D’abord méprisées, ces hybridations entrent elles aussi dans le champ d’étude des scientifiques, et progressivement, anthropologie, sociologie, musicologie, psychologie amènent les scientifiques à collaborer dans des projets transdisciplinaires.


La figure attachante de Sidney Robertson (1903-1995), dont le parcours de vie ferait l’objet d’un formidable roman, nous permet de suivre les travaux de cette chercheuse dans l’Amérique de la Grande Dépression. Nous croisons les Lomax, le père John et le fils Alan, et de nombreuses célébrités qui ont travaillé pour l’administration Roosevelt.
C’est, de mon point de vue, le chapitre le plus captivant de l’ouvrage. Intégrés dans des bricolages de statuts et de définitions de postes hétéroclites, de nombreux chercheurs, collecteurs, experts, vont rencontrer dans des “settlements”, regroupements de chômeurs employés par l’Etat fédéral, des populations avec un double objectif. Prélever, étudier, enregistrer le corpus existant dans les années 30 pour la Bibliothèque du Congrès, puis utiliser cette matière pour imprimer et diffuser des chansons, des supports destinés à constituer une culture commune et des valeurs nationales. Un travail d’ingénierie sociale non dénué d’arrière-pensées : nombreux sont les acteurs à sensibilité communiste qui y voient un vecteur de diffusion d’une conscience de classe et de messages revendicatifs. Loin de faire l’unanimité au sein de l’appareil d’Etat tant que dans la communauté scientifique, les tiraillements et tentatives de neutralisations sont nombreux. Sidney Robertson elle-même censurera ses travaux, en particulier ses tentatives d’élargir les objets de recherche à des minorités non européennes.
On croise Leadbelly, Nicholas Ray (le réalisateur de la Fureur de vivre), on apprend des choses édifiantes sur John Lomax et Charles Seeger (le père de Pete), on suit Sidney Robertson dans les Appalaches et en Californie. Le voyage dans le temps et l’espace est accessible à tous, l’écriture est agréable et diablement enrichissante.


En conclusion, l’étude des musiques produites par le peuple pour le peuple américain que nous offre Camille Moreddu illustre que les questions politiques violentes qui divisent les Etats-Unis sur leur identité en 2023 étaient déjà clairement analysées et débattues par ces savant oubliés qui ont toute leur place dans nos bibliothèques et discothèques grâce à ce travail original. © (Eric Allart)

NB : Camille joue et chante également sous le nom de Calamity Mo avec divers groupes et lors de réunions à thèmes.

Skinny DYCK – Un surdoué en Alberta

par Eric Allart

Adepte d’une production minimaliste “low fi” sur son premier album auto-produit à la maison, Skinny Dyck, outre sa maitrise parfaite de tous les plans de pedal steel que l’on est en droit de trouver sur les plages Starday de George Jones, a réussi à toucher, dans de pures compositions, l’essence du meilleur des années 60. Ça colle aux pieds et à l’âme comme la bière renversée sur le sol d’un bar de troisième zone où l’on vient épancher son mal-être. C’est obsessionnel et faussement simple, comme ces riffs nashvilliens de l’âge d’or, entendus un million de fois, et qui ne vous lâchent jamais. Le tout est ponctué par une structure rythmique implacable, épaisse et tellurique, de celles qui prennent le dessus sur le rythme cardiaque et le souffle. La lead guitar use et abuse du twang avec volupté, une ligne claire dégraissée à l’os.
Enfin, la voix m’évoque les titres de Leroy Pullins les plus intéressants : ceux de la déglingue, de la fragilité, du doute. Les chansons de Skinny Dyck véhiculent un paysage mental de proximité, celui de la Country Music dans ce qu’elle a de plus noble, de plus sincère et de plus existentiel. Deux albums seulement, mais déjà un corpus qui mérite attention et suivi : Get to Know Lonesome (2020) et Palace Waiting (2022)

(Entretien réalisé fin février 2023)
– Salut Eric, merci de m’avoir contacté. Heureux de partager, surtout avec quelqu’un en France – je ne reçois pas beaucoup de sollicitations de ce coin là du monde ! (Dyck vit en Alberta, dans l’Ouest du Canada).

Comment et pourquoi un jeune canadien a-t-il décidé d’enregistrer dans cette esthétique en 2020 ?
Je « respire » la musique country par la bouche et les narines depuis longtemps. L’approche de la production country du début des années 60 m’attire vraiment, quand ça frappe juste. Le disque Get to Know Lonesome a été enregistré dans mon salon avec mon ami Evan Uschenko, de la manière la plus simple possible.

Peux-tu nous parler des artistes vivants ou morts qui t’ont influencé ?
Des grands classiques de la country comme Loretta Lynn ou George Jones. Des aventuriers de la pedal steel comme Buddy Emmons, Curly Chalker. Des artistes contemporains comme la Handsome Family, Lambchop. Des amis comme Aladean Kheroufi, Ghost Woman…

C’est toi qui joue de la pedal-steel sur tes albums ?
Oui, c’est moi. J’ai utilisé un Sho-Bud LDG sur Get to Know Lonesome et un Sho-Bud Permanent sur Palace Waiting.

Tu as enregistré ton deuxième album avec Billy Horton. Quelles ont été les motivations de ce choix ?
Les sons et les choix de production qui sortent du studio de Billy ont attiré mon attention. Une crudité pure avec des embellissements simples et efficaces et une bonne musicalité. Billy connaît très bien l’école traditionnelle de musique country, ce qui en fait un excellent choix.

Comment te situes-tu par rapport à cette jeune génération d’artistes qui redonnent à la musique country des années 60 ses lettres de noblesse ? Je pense à Charley Crockett, Daniel Romano, et The country side of Harmonica Sam et Theo Lawrence en Europe ?
J’admire tous ces gars et j’apprécie ce qu’ils font. Pour moi, c’est la musique que j’aime et dans les années qui m’ont conduit à devenir artiste (je faisais surtout de la pedal steel pour d’autres, les années précédentes), cela coulait profondément dans mes veines. Cela dit, je me retrouve maintenant à chercher ailleurs des sons, de l’inspiration et du plaisir musical ces jours-ci, et cela se reflète dans le nouveau matériel sur lequel je travaille. Mais je pense que, pour moi, la musique country est comme la ferme dans laquelle j’ai grandi – ce sera toujours ma maison, même si je finis par vivre ailleurs de temps en temps.

Alors que ce qui se vend comme Country Music aujourd’hui ressemble à une fausse caricature de publicités pour un hédonisme insensé, tes paroles sont empreintes d’existentialisme et de fragilité, sans parler de l’ironie. Par quelle magie arrives-tu à faire coexister cette iconographie populaire et naïve avec une exigence de qualité littéraire ?
Je suis honoré que tu dises ça ! Je pense que ma sensibilité à l’écriture de chansons est enracinée dans le banal du quotidien – comme les conversations au bureau ou un hochement de tête sur le trottoir. Je ne perçois pas vraiment ce qu’il y a au-delà de ça. J’aime la capacité, à travers le texte d’une chanson, à rendre un petit moment poétique. Peut-être que c’est un petit homonyme ou quelque chose comme ça, ou des mots qui sonnent juste cool… ça n’a pas beaucoup d’importance. Je pense que ce genre de choses est drôle. En ce qui concerne le sujet, j’aime la juxtaposition d’un problème sérieux et d’un moment fugace qui se produisent ensemble à la fois. Comme réfléchir à la fin d’une relation sérieuse et, au même moment, s’arrêter pour commander une nouvelle paire de chaussures sur Internet. Cela me rappelle des émissions de télévision américaines comme Patriot et White Lotus -comédie/ drame noir- pas comme au bon vieux temps où c’était l’un ou l’autre. C’est un peu ce qu’est la vie, et j’y fais peut-être allusion dans certaines chansons. D’autres fois, il s’agit simplement d’une collection de phrases qui fonctionnent avec un joli groove de « shake-your-perm » (secoue ta permanente). Ça ne peut pas être New York tous les soirs… © (Eric Allart)
https://skinnydyck.bandcamp.com/album/palace-waiting

Eric BIBB

Après avoir fait la fusion Country-Blues/ World Music et s’être réinventé en “blues troubadour”, Eric Bibb revient avec Ridin’, un disque dédié aux valeurs réelles de la famille et de l’amitié. Rencontre avec un ami de longue date. Moteur, magnéto ON, l’interview peut commencer…

Hello Eric. Votre récent album Dear America avait pour thème votre vocation de troubadour du blues. Ce nouvel et 36ème disque, Ridin’, aborde votre famille et vos ancêtres. Sous quel angle ?
Je m’attache particulièrement à l’amitié dans un monde actuellement partout extrêmement divisé. Il faut éviter la folie sur une planète toxique, sur laquelle nous devons tout réapprendre à mieux vivre. La famille est le thème central de mon nouveau disque parce que c’est notre première garantie morale en tant qu’être humain. Le verre est à moitié plein ou à moitié vide, suivant l’approche, mais c’est la seule chose sûre que nous possédons. Les chansons ont été écrites suivant cette optique, avec beaucoup de recherches de ma part pour retrouver mes racines du Kentucky, pas du tout de New York, comme on pourrait le croire.

Vous avez été inspiré, pour la couverture, par un tableau d’Eastman Johnson…
C’est une image superbe d’il y a longtemps, en 1862, au début de la Guerre de Sécession. Eastman Johnson a peint un homme et sa femme qui porte un petit bébé. Ce sont des blancs, au cas où tu te demanderais si la couverture de mon disque est une réincarnation. Ils sont sur un cheval. C’est très dramatique, on peut se demander s’ils fuient ou s’ils rentrent chez eux. Cela m’a donné à réfléchir, parce que les attitudes qui ont créé ce conflit sont toujours avec nous. Eastman Johnson est une sorte de Norman Rockwell de son époque, un peintre de l’Amérique et de sa société des petites villes campagnardes, totalement différentes des grandes métropoles. Après avoir vu ce tableau, j’ai pensé qu’il aiderait à conclure cette opposition, pas seulement aux USA, mais partout. C’est une Histoire qui est toujours avec nous et que beaucoup de gens refusent de discuter. Voila pourquoi j’en ai fait une pièce centrale et la couverture de Ridin’.

Votre écriture des textes montre une évolution certaine. Sous quelles influences ?
Je suis depuis longtemps dans le country-blues et le folk, c’est ce que j’ai poursuivi depuis mon enfance, bien que mon oncle était le pianiste de jazz John Lewis (NB. du Modern Jazz Quartet) et mon père était le folk-singer Leon Bibb. On recevait chez nous Odetta, Josh White, Joan Baez, The New Lost City Ramblers, Bob Dylan, etc. L’influence de mon écriture vient de country bluesmen comme Robert Johnson. Il est absolument incroyable de trouver dans ses textes des phrases comme “She’s got Elgin movements”, qui évoque l’élégance des bras d’une statue grecque des marbres d’Elgin. Pour moi, Robert Johnson était surnaturel, et cette phrase indique qu’il avait une éducation supérieure, bien que les musiciens qui ont voyagé avec lui ne l’ont jamais vu écrire dans un carnet ou sur un papier… Ce sont ces influences qui m’aident à faire évoluer mes textes ; j’ai plus de confiance dans mes possibilités et je vais au-delà des clichés du blues classique. Je sais ce que je peux faire et aussi ce que je dois éviter. C’est un merveilleux parcours.

Qui est le personnage central dans The Ballad Of John Howard Griffin ?
C’est l’écrivain des fifties qui a écrit Black Like Me (Moi, un noir). C’est un auteur blanc qui avait décidé de se grimer en noir pour voir comment les gens réagissaient. Au départ, c’est assez proche des artistes “black face” comme Al Johnson ou Dan Emmett dans les années 20. Mais John Howard Griffin ne se produisait pas sur scène, il vivait dans la société des années 1959/61 et il a découvert que c’était très difficile. Cela a dû lui demander un courage constant pour finalement écrire ce livre, que j’ai lu à cette époque et j’ai pensé qu’il était juste de l’évoquer dans cette chanson. Peut être y aura-t-il des gens qui liront son livre ? Pour cette chanson, j’ai fait appel à Russell Malone, un super-guitariste qui jouait avec la pianiste Diana Krall, le contrebassiste Ron Carter et avec l’organiste Jimmy Smith avant cela. Il est de la génération qui suivit Wes Montgomery et Kenny Burrell et il a un feeling exceptionnel pour le blues également. Il joue aussi sur une autre chanson de l’album, Hold The Line. J’avais entendu parler de lui par Ron Carter, qui jouait sur Dear America, mon disque précédent.

Qui est l’objet de Call Me By My Name, avec Harrison Kennedy ?
Tout d’abord, Harrison Kennedy est l’un de mes artistes préférés. Il fait partie de l’Histoire, il était un roi de la new-soul avec les Chairmen Of The Board, il a connu Billie Holiday… La chanson m’a été inspirée par un jeune kid du voisinage, dont le prénom était Mister. Beaucoup de blacks ont ce prénom pour obtenir un peu de respect. Tout comme en Angleterre il y a des gens qui s’appellent Lord, pour prétendre à la nobilité. J’ai pensé que c’était un bon sujet de chanson…

Où vivez vous actuellement ?
J’ai longtemps vécu en Angleterre. Maintenant je suis en en Suède. Ma femme est Sari Matinlassi, elle est finlandaise et nous sommes mariés depuis 2011. J’aime la Scandinavie, mes musiciens en sont originaires et j’y ai vécu des expériences extraordinaires…

Comme, par exemple ?
J’ai eu la chance de voir un véritable Höppkorv, un leprechaun du royaume des elfes. C’est important pour moi de connaître cette dimension parallèle…

Vous avez renouvelé votre collaboration avec Habib Koïte sur la chanson Free. Quelle est l’intéraction entre vous ?
Habib est comme un frère pour moi, même si nous sommes de cultures différentes. Il joue de la kora et je l’ai initié au banjo à 6-cordes. Il me demande toujours des conseils. Nous avons enregistré un album, Brothers in Bamako et je vais travailler sur un autre projet avec lui et un autre joueur de kora, Lamy Sissoko. Le blues et la musique africaine ont une connection de toute beauté, comme les griots et les country bluesmen. Des milliers de kilomètres nous séparent, mais le feeling est souvent le même, que ce soit dans le Mississippi ou au Sénégal et dans l’Afrique de l’Ouest.

Taj Fredericks Mahal joue sur Blues Funky Like That, ainsi que Jontavio Willis, ce nouveau venu dont tout le monde parle. Comment est-ce arrivé ?
Jontavio est un authentique jeune bluesman de Georgia. Il est fantastique. Quand je l’ai rencontré je lui ai dit : “Qui es-tu ? Comment peux tu jouer et chanter ainsi ?”. Il m’a joué Sweet Mary de Leadbelly, version holler, absolument incroyable. Jontavio a les deux côtés en lui : old school et modern blues. Evidemment, c’est un ami de Taj Mahal qui a toujours autour de lui des jeunes artistes qu’il épaule. Taj est aussi celui qui m’inspire pour jouer du banjo 6-cordes. Avec eux deux Blues Funky Like That est une chanson avec des buts ultérieurs. Cela fait de nous trois bluesmen. Les bluesmen ne voyagent jamais seuls, ils se suffisent à eux-mêmes et ils n’accueillent pas de membres honoraires. Comme le dit la. chanson : “You got to bring it with you when you come”…

Vous avez invité Amar Sundy pour I Got My Own. Vous le connaissez depuis longtemps ?
Depuis les débuts quand j’enregistrais pour DixieFrog. Amar était totalement dédié à sa Telecaster qu’il jouait avec le son d’Albert Collins. Il est parti pour Chicago et il a appris avec les vieux bluesmen. Talk that talk and walk that walk. Quand j’ai écrit la chanson I Got My Own j’entendais ce son de guitare dans ma tête et je me suis demandé qui pourrait le jouer. Amar Sundy était parfait pour cela. Je l’ai appelé et il a immédiatement trouvé les riffs qu’il fallait.

500 Miles est une chanson folk qui remonte à vos débuts (J’entends siffler le train, en français). Vous l’avez choisie pour cette raison ?
Plutôt parce que c’est une chanson où le protagoniste a le mal du pays et veut rentrer à la maison. Beaucoup de gens la chantaient dans la période folk, Peter, Paul & Mary, Hoyt Axton (NB. le fils de Mae Axton, l’auteure de Heartbreak Hotel). C’est aussi pour moi l’occasion de jouer ma guitare Fylde en fingerpicking.

Avez-vous eu l’occasion de rencontrer Bob Dylan à vos débuts ?
Mon père m’a offert ma première guitare quand j’avais sept ans et j’ai commencé à jouer en pleine époque du folk boom. Un soir de 1962 -j’avais 11 ans- Bob Dylan est venu à une party chez mon père. Il a décidé de me parler et je me souviendrai toujours de son conseil : “Joue simple, oublie tous les trucs compliqués”.

Comment avez-vous commencé ?
A 16 ans mon père m’a invité à jouer dans son show télévisé pour l’accompagner, le contrebassiste était Bill Lee -le père du cinéaste Spike Lee- et il avait joué avec John Lee Hooker au festival de Newport. J’étais très impressionné. Ensuite je suis allé à l’université de Columbia mais personne ne comprenait le country-blues qui m’intéressait vraiment. Alors je suis parti pour Paris en 1970 et j’ai rencontré Mickey “Houston” Baker qui avait eu des hits avec Mickey & Sylvia (Love Is Strange) et jouait en studio en France. C’est lui qui m’a mis sur le chemin en me donnant une cassette de Robert Johnson. “Ecoute ça, apprends et travaille, c’est ce que tu cherches”. Evidemment, il avait raison…

Sur ce disque vous jouez plusieurs instruments différents. Lesquels exactement ?
Le banjo à 6 cordes, accordé comme une guitare sur plusieurs chansons. La peau tendue du banjo donne un son très rythmique et funky. Je joue avec les doigts, sans mediator ce qui permet d’ajouter des effets de percussions. Pour les guitares j’ai mes Fylde et aussi une guitare bulgare très spéciale que j’ai eue pour 50 dollars. Elle a deux rosaces différentes, ce qui divise le son en deux. C’est mon instrument préféré actuellement. J’ai des guitares acoustiques suédoises. J’ai une guitare style Django faite par Maurice Dupont. J’ai une électrique du luthier Jim Herlin avec un micro Humbucker et aussi un piezo dans le chevalet. Je peux équilibrer les deux sons et vraiment trouver des combinaisons intéressantes. J’ai aussi une vieille Silvertone signée par Hubert Sumlin (NB. le guitariste de Howlin’ Wolf).

Que font votre fille et votre fils actuellement ?
Yana enseigne la musique à des jeunes gens et elle prépare un second album, elle est tout le temps en train d’écrire. Elle est une excellente directrice de chorale et travaille en Allemagne. Mon fils Ronnie Taj est un danseur de ballet, il a monté un show dédié à Sammy Davis Jr. qui est un grand succès à l’Apollo Theater de Harlem, à New York.

Vous avez consacré des disques à Booker T. White (Bukka White) et à Leadbelly. Qui pourrait être le thème d’un autre projet ?
C’est une bonne question. J’y pense souvent. Je crois que le sujet parfait serait Mississippi John Hurt, pour ses chansons qui pouvaient plaire aux enfants tout en intéressant les adultes. C’est surtout l’exemple parfait d’un homme qui a atteint la plénitude spirituelle et la sagesse. J’aimerais pouvoir incarner cela, mon âge m’en rapproche, je suis sûr d’y trouver quelques leçons concernant ma vie. Comment pardonner aux jeunes leur arrogance née de l’ignorance et comment élever leur esprit…

Vous allez tourner en Europe et en France en avril avec un concert le 23 avril à Paris, à la Cité de la musique. Serez-vous avec d’autres musiciens ?
Je commence par l’Australie en février. Puis en France Il y aura mon groupe de tournée et en invité Habib Koïte à la Cité de la musique. A bientôt… © (Romain Decoret)

Concerts en France en avril :
13- Marcq En Baroeuil (59) Jazz en Nord Festival
14- Vitry Le François (51) L’Orange Bleue
15- Cleon (76) La Traverse
18- Bezons (95) Théâtre Paul Eluard
23- Paris (75) Cité de la Musique/ Basquiat Soundtrack

Imelda MAY – Orientation et Harmonie

Interview par Romain Decoret

La chanteuse irlandaise est à nouveau en tournée en France pour son 6ème album solo, 11 Past The Hour. Elle nous explique pourquoi elle a échangé -assez drastiquement- le rockabilly pour sa vision artistique personnelle, un prisme aux multiples facettes. Imelda May parle aussi du regretté Jeff Beck. Cette interview face à face a lieu dans les locaux de Gérard Drouot Productions qui organise la tournée française d’Imelda. Elle arrive, accompagnée de sa fille Violet…

Hi Imelda. Vous êtes née en Irlande, à Dublin, dans le quartier des Liberties en 1974. Où vivez-vous actuellement ?
Je suis dans la campagne anglaise, proche de Londres, depuis longtemps maintenant. Quand je suis venue m’installer en Angleterre en 1998, j’ai vécu à Londres dans le quartier de Camden Town. Mais l’Irlande est le pays que je préfère, c’est le lieu de ma naissance. Mes ancêtres y sont enterrés, je sens leurs os sous mes pieds et cela me donne la force de voler plus haut.

Le public vous connait surtout pour vos concerts avec Jeff Beck et vos albums néo-rockabilly, mais depuis 2017 vos disques Life Love Flash Blood et le dernier 11 Past The Hour ont marqué un changement total d’attitude, d’orientation musicale et de guitaristes aussi. Comment est-ce arrivé ?
Je devais essayer des directions différentes. Pour un scientifique, il serait frustrant de se concentrer exclusivement aux antiquités précolombiennes, pour moi il était difficile de rester enfermée sous l’étiquette rockabilly et psychobilly. Il me fallait un nouveau défi. Tous mes disques sont intimes et personnels, sinon à quoi bon ? Je chante pour établir une connexion avec l’auditeur et la seule façon de connecter est d’exprimer la vérité. Maintenant je suis plus à l’aise avec ce que j’ai à dire, sans cacher quoi que ce soit. Ce qui ne signifie pas que je me cachais en jouant avec Darrell Higham et Jeff Beck, mais la force du rock ’n’ roll agissait comme une sorte de paravent. Je devais aller au-delà de ce paravent.

C’est plus facile avec des guitaristes comme Ronnie Wood, Charlotte Hatherley du groupe Ash ou Noel Gallagher ?
C’est différent, parce que cela reste mon disque, quoi qu’il arrive c’est moi qui dirige finalement. Je connais Woody depuis l’âge de 16 ans et j’admire le jeu de Noel Gallagher. Inversement, jusque là j’écrivais moi-même entièrement mes chansons et j’ai finalement décidé de co-écrire 11 Past The Hour, avec Tim Bran, David Rossi, Ronnie Wood, Pedro Vito, Sebastian Sternberg et Niall McNamee. Ils sont très talentueux. Je suis obligée de me surpasser avec eux, c’est un défi constant et une avancée artistique. L’idée était d’écrire moi-même les textes et les musiques, mais de les revoir ensuite avec eux, pour trouver des directions différentes.

Comment se passait la première phase de mise au point ?
Je rencontrais chacun personnellement, ils me jouaient quelque chose et je leur disais de continuer à jouer des licks différents jusqu’à ce que j’entende quelque chose qui m’éclairait intérieurement et déclenchait mon processus créatif. Alors les paroles et la mélodie arrivaient d’elles-mêmes. Quand on savait ce que j’allais chanter, je m’occupais des arrangements et Tim Bran les notait. C’était fun. D’autres fois quand on se réunissait à plusieurs, on commençait à jouer et tout tombait en place avant d’avoir écrit quoique ce fût.

Vous produisez vous-même vos disques solo depuis le début ?
Je te remercie de me poser cette question. La plupart des gens ne le remarquent pas mais, depuis longtemps, je fais tout, depuis le concept initial jusqu’au mastering et au pressage. Je sais exactement ce que je veux, quel son, quels musiciens, qui va faire quoi. Je n’ai pas une grande connaissance technique de la console d’enregistrement. Juste quelques leçons avec T. Bone Burnett qui m’a donné des conseils. Suffisamment pour que je puisse faire comprendre à l’ingénieur ce que je veux en termes de son, que ce soit pour ma voix, les guitares ou la batterie. J’ai l’expérience et le bagage qu’il faut.

Vous êtes devenue le Boss ?
Oui, comme l’indique mon prénom. Imelda signifie la combattante, celle qui est imbattable. C’est le nom d’une reine, une druidesse des tribus irlandaises de l’Antiquité. Cela m’aide à développer une sensibilité spéciale, un 6ème ou un 7ème sens. Par exemple, juste avant 11 Past The Hour j’avais réuni des poèmes que je voulais enregistrer. Neuf récitations parlées, avec une musique de fond. De leur côté Tim Bran et David Rossi attendaient pour finaliser 11 Past The Hour, mais je leur ai dit que je ne faisais pas l’album. Je voulais commençer par mon disque de poèmes. “Oh non, Jesus ! Voila qu’elle recommence”… Et j’ai enregistré Slip Of The Tongue , un album de poésie parlée. Immédiatement après, il y eut le confinement du Covid. Si j’avais sorti 11 Past The Hour à ce moment on n’aurait de toute façon pas pu tourner pour promouvoir le disque…

Quand vous écrivez chez vous, quels instruments utilisez-vous ?
J’ai plusieurs guitares acoustiques Martin de toutes les tailles et une D-18 semblable à celle d’Elvis. Quand je voyage ma préférée est un ukelele à 6-cordes, très pratique car je peux l’emporter partout. Je l’accorde en standard, comme une guitare. Je ne suis pas une grande guitariste, simplement une guitar ringer comme la plupart des songwriters. C’est pour cette raison que je joue pas de guitare sur scène. En studio, je joue aussi du bodhràn (un instrument de percussion irlandais très souvent joué dans les pubs) et du Thumb piano (kalimba, piano à pouce).

Que signifie la chanson 11 Past The Hour ? 11h11 est une heure spéciale pour vous ?
C’est très spécial. J’ai commencé par voir ce 11:11 apparaître partout, sur mon horloge électronique quand je me réveillais la nuit, sur l’écran de la télévision, cela devenait obsessionnel. J’ai fait des recherches sur Internet et j’ai découvert qu’en numérologie c’est considéré comme un chiffre représentant l’intuition…

Cela me rappelle un blues de John Lee Hooker qui voyait apparaître 444 partout, il se réveillait à 4h44 et sa femme (divorcée) siphonna son compte en banque de 4 444 dollars. Il en a fait une chanson…
C’est définitivement un truc de Mojo. Pour moi la chanson reflète l’appel de l’univers à prendre conscience, se réveiller et écouter. C’est une chanson pour notre temps où le respect pour le monde et les autres est totalement insuffisant. C’est une chanson dangereuse. J’aime la rébellion et je suppose que j’avais besoin d’exprimer ma propre rébellion.

Ronnie Wood joue sur Made To Love et Just One Kiss…
Quand j’avais 16 ans mes frères et soeurs -un de mes frères était un fan de rockabilly- m’ont emmenée dans ce club de Dublin et j’ai commencé à y aller régulièrement pour jammer. Ronnie Wood est venu un soir, j’ai chanté du blues avec lui et c’était fantastique ! Des années plus tard, en tournée avec Jeff Beck, il m’a présenté Ronnie. Je lui dis que nous nous étions déjà rencontrés et il s’en souvenait : “Tu étais cette gosse qui chantait du kick-ass blues !” On est partis de là et sommes restés des amis depuis. Une de mes grandes influences est d’avoir vu Rory Gallagher sur scène avec son bassiste Gerry McAvoy et j’ai enregistré bien plus tard son Travelling Bullfrog Blues avec Ronnie Wood à la guitare.

Que diriez-vous aux fans qui pensent que vous vous êtes vendue en quittant le rockabilly ?
Bien sûr, je ne me suis pas vendue… Cela fait partie du défi. Je gagnais plus d’argent avec le rockabilly, tout spécialement en tournée. Mais je fais ce que je dois et je ne me vends pas. Ceux qui me connaissent savent que ce n’est pas ainsi que je travaille.

Tout au début quelle musique a bercé l’enfant que vous étiez ?
La musique irlandaise traditionnelle, les Chieftains, les Dubliners -avec qui j’ai eu la chance d’enregistrer- Van Morrison, Rory Gallagher, Phil Lynott & Thin Lizzy. Le premier disque que j’ai acheté était de Billie Holiday. J’ai commencé à écrire des chansons quand j’avais 13 ans. Le premier grand groupe que j’ai vu sur scène était Led Zeppelin. Puis j’ai écouté du jazz et du blues, en même temps que les Rolling Stones, les Stray Cats et pour les harmonies vocales, les Carpenters, même si cela peut paraître bizarre pour les fans de rock, de blues et de country.

Qu’est ce qui a amené Imelda Mary Clabby à devenir Imelda May ?
J’avais 16 ans quand j’ai commencé à chanter avec un groupe, je chantais Sister Rosetta Tharpe, Janis Joplin, Killing Floor de Howlin’ Wolf. J’ai aussi tourné avec un swing band, Billie Holiday, Aretha Franklin, Glenn Miller, Tommy Dorsey. Puis j’ai découvert la Northern Soul, une musique qu’ignorent les Américains et le reste du monde. Je me souviens avoir été obligée aux USA de chanter, à la section de cuivres, les riffs de Northern Soul dont ils n’avaient aucune idée. J’écoutais Johnny Cash et Hank Williams en même temps que les Cramps, Violent Femmes et Clash. C’est ce qui m’a amenée au rockabilly, parce que c’est là que tout avait commencé. Quand j’en parlais on me disait “tout mais pas ça !” et je me demandais d’où venait cette haine pour une musique qui était si importante. C’est ce qui m’a convaincue de partir dans cette direction parce que cette musique avait été rejetée, sauf par les Stray Cats et les Cramps. Aucune musique ne devrait être rejetée, spécialement pas une musique aussi influente…

Quel est le premier chanteur de rockabilly avec qui vous avez chanté en duo ?
C’était Mike Sanchez qui chanta ensuite sur l’album Crazy Legs de Jeff Beck. Puis j’ai rencontré Darrell Higham, spécialiste d’Eddie Cochran. Nous nous sommes mariés et notre fille Violet est née. Nous avons tourné ensemble jusqu’en 2016 puis nous avons divorcé et continué chacun de son côté.

Comment était-ce de jouer avec le regretté Jeff Beck ? Votre Mary Ford & sa Les Paul. Avez-vous une anecdote ?
J’ai été très attristée par son décès, il est irremplaçable. Darrell jouait avec Jeff qui ne savait pas que nous étions mariés. Il est venu un soir me voir chanter à Ronnie Scott’s. J’avais sauvé Dave, un bébé corbeau que je nourrissais à la main. Il avait grandi et faisait 30 cm de long. Il est impossible de relâcher un jeune corbeau, les autres le tueraient, alors je l’amenais avec moi pour les concerts. Quand Jeff l’a vu, il a compris. Il a dit qu’il avait un refuge aviaire et qu’il pouvait s’occuper de Dave. Il nous a invités chez lui pour voir sa volière. Puis il nous a offert du brandy et on a jammé dans le salon. A un moment j’ai commencé à chanter How High The Moon et Jeff est parti directement dans le solo. Ensuite il m’a dit que nous devrions travailler ensemble. C’est de là qu’est venue l’idée des concerts “Les Paul de Jeff Beck” à l’Iridium et la tournée qui a suivi. Jouer avec lui était brillant, sa guitare chantait et je pouvais chanter avec elle. Quand il était sur scène, tout ce qu’il jouait était tellement défini qu’il était impossible de se tromper. Il pouvait suggérer aux musiciens ce qu’il voulait par son langage corporel et musicalement par sa guitare. Il était en même temps totalement imprévisible, parfois je me demandais d’où il sortait son solo. Je suis heureuse d’avoir joué avec lui et de l’avoir connu.

Jeff était-il un boss difficile à satisfaire ?
Tout ce qu’il demandait était pour l’amélioration de la musique et c’était parfaitement pensé. Lorsque nous avons commencé les répétitions pour la tournée Tribute to Les Paul, il m’a dit que la solution pour la voix multi-trackée de Mary Ford sur scène était de pré-enregistrer plusieurs pistes de vocaux. Il m’a emmenée en studio et m’a fait enregistrer 18 pistes de back-up vocals empilées dans toutes les tessitures, tierce, quinte… La séance a duré 7 heures !

Comment avez-vous utilisé cela sur scène ?
Le batteur avait un click dans son oreillette et signalait le début des pistes vocales d’accompagnement. On se calait sur lui. C’est audible dans Bye Bye Blues, Vaya Con Dios, How High The Moon. Ma voix principale était en live par dessus les 18 pistes pré-enregistrées. Quand ça ne marchait pas ou s’il y avait un décalage trop important, Jeff Beck couvrait le tout avec sa guitare en moins d’une seconde. Un pur génie!

Avez-vous l’inspiration pour écrire en référence à vos lectures ?
Oui, bien que ce soit assez inconscient, je n’y pense pas spécifiquement…

Que lisez-vous actuellement ?
J’ai toujours 4 ou 5 livres en cours de lecture. Il y a des livres partout chez moi, dans toutes les pièces, c’est difficile de faire du rangement ! Quand je voyage, comme en ce moment, j’ai une valise de livres dont j’ai besoin. Je m’occupe moi-même de l’éducation de ma fille Violet, en ce moment elle lit Aristote et les auteurs grecs. Je lis aussi de la poésie ancienne mais également Seamus Heaney, Leonard Cohen, John Cooper Clarke, Pat Inglesby, Nikita Gill. Des biographies aussi, Phil Lynott, Rory Gallagher, Van Morrison…

Vous avez aussi écrit un livre de poésie A Lick and a Promise. Vous essayez consciemment d’étendre votre domaine artistique ?
J’écris, c’est ce que je fais toute la journée quand je ne chante pas. Ecrire et dessiner aussi. J’ai fait moi-même les illustrations pour l’intérieur de mon livre. Il y a une liberté dans la poésie, plus que dans le songwriting où il faut que je pense aux arrangements, aux musiciens, aux changements de rythme. Beaucoup de chanteurs sont des poètes, Bob Dylan, Van Morrison, Leonard Cohen. Tu me parles d’étendre mon domaine artistique, je le fais constamment. J’ai joué dans le film Fisherman’s Friend, et je lis des scripts pour d’autres films que l’on m’a proposés.

Un conseil pour les lecteurs du Cri du Coyote ?
Musicalement, ne recherchez pas le confort. Continuez à travailler pour en sortir, c’est le seul moyen de progresser… © (Romain Decoret)

Imelda en concert en France en avril 2023 :
16- Caluire (Le Radiant)
17- Grenoble (La Belle Electrique)
18- Istres (L’Usine)
20- Cenon/ Bordeaux (Le Rocher de Palmer)
21- Cléon (La Traverse)
22- Paris (La Cigale)

Nashville est un enfer

par Eric Allart

Music City tient, depuis les années 50, le rôle d’une capitale légendaire où se font les carrières. Epicentre de la Country Music des années 1960-70, secouée par les Outlaws et les Néo-traditionnalistes, capitale contestée par Austin et Bakersfield, elle a tout digéré, du Punktry au Nashpop et continue d’exercer son aura. Et pourtant, la violence d’un système qui pense aux dollars avant l’Art (“show business) est partie prenante de l’expression de ceux qui ont tenté d’y trouver gloire et fortune. L’échec laisse sur le rivage, après la marée, nombre d’épaves humaines, broyées, clochardisées et maltraitées. La vérité en trois accords relate depuis longtemps ces trajets à l’antipode du rêve américain.
C’est ce sombre revers que nous évoquons ici.

La sélection explore la gradation opérée depuis les années 50 dans l’explicite et le ressentiment. Si l’industrie est brutale avec les individus, on remarque que le genre produit sa propre contestation interne, fait qu’il serait intéressant de mettre en relation avec les discours portés par d’autres artistes dans d’autres niches musicales, tant dans le temps que dans l’espace.

Figure tragique dans un panthéon qui n’en manque pas, Joe Carson (1936-1964) décède des suites d’un accident de voiture alors qu’il n’a que 27 ans. Dans cette chanson cosignée par Jerry Allison et Sonny Curtis (deux des Crickets de Buddy Holly) il étale un contenu dépressif où le sentiment d’échec se retourne contre l’interprète, sans totalement en imputer la responsabilité au système. Chanson bilan d’un rêve définitivement brisé : il ne sera jamais une star. (NB : Le titre fut repris par les Everly Brothers et Vernon Oxford).

Dans une veine très proche et peu de temps après, un jeune Waylon Jennings, qui fut lui aussi proche de Buddy Holly, dans sa reconversion post-rockabilly, nous offre un récit saisissant appuyé par un film assez médiocre dont la chanson qui suit est le développement scénarisé.

Après avoir enregistré deux albums pour RCA Victor, il tient le premier rôle dans le film de Jay Sheridan Nashville Rebel. Un jeune chanteur sorti de l’armée se fait dépouiller par des gangsters et arrive dépourvu de tout à Nashville où il passe des auditions. Crooner et beau gosse à la voix grave, dans une esthétique 1960 post honkytonk, il séduit une fille innocente qu’il met enceinte tout en vivant une liaison toxique avec la femme du producteur véreux qui entend formater sa carrière et son style ! Confronté à une image de soi déplorable et corrompue, il s’enfuit de sa dernière scène pour retrouver la mère de son enfant.

Jennings a témoigné : « Je suis allé auditionner pour ça et je pensais que j’étais horrible. Mais c’était ce qu’ils voulaient… Je ne sais pas comment j’ai fait parce que j’étais défoncé la plupart du temps. » C’est Chet Atkins, en pleine définition du Nashville Sound de la fin des années 60, qui produisit l’album tiré du film et, contrairement à ce que pourrait préjuger le titre de la chanson, il ne présente aucun des caractères « Outlaw” qui émergeront réellement de sa production des années 70. Il n’en reste pas moins un marqueur chronologique de la transition entre le honkytonk old school de Webb Pierce, celui de ces gens en nudies qui chantent avec leur nez, avec les premières stars du crossover pop venus à la suite de Jim Reeves. (NB : Une belle version redynamisée fut enregistrée par Webb Wilder en 1986).

« Seizième Avenue » : Enregistrée par Lacy J. Dalton et sortie en septembre 1982 en tant que deuxième single et titre de l’album (16th Avenue). C’est Billy Sherill, producteur controversé responsable de la dérive pop de la Country des années 70-80, qui força la main de l’auteur Tom Schuyler pour qu’elle soit enregistrée. Ici pas de dénonciation d’un système corrompu, mais un mélo tartiné dans le pathos avec des relents christiques : de nombreux appelés mais peu d’élus sur la voie tortueuse et doloriste du salut. Les vaches sont bien gardées. Le ton est complaisant. Et Music Row à Nashville, dans les années 1960, passa de quartier résidentiel à boulevard de bureaux rénovés pour l’industrie de la musique.


Bien plus vivace est la pulsion exprimée par le grand Steve Earle dans Guitar Town. Elle rejoint l’urgence des rockabillies des années 50. Si elle ne s’inscrit pas dans un registre “country” spécifique, le twang de guitare, la mélodie, l’appel de la route et la volonté farouche de trouver dans la musique la seule option pour sortir d’une condition sociale médiocre, l’y rattachent sans doute possible. La voie sur l’autoroute perdue, c’est indéniablement celle de celui que vous ne pouvez pas ignorer quand vous êtes familier de ce qui nous intéresse ici.


Si Steve Earle est encore habité par le feu sacré, la fin des années 90 et l’essoufflement du mouvement néo-traditionnaliste initié dans les années 80 confirment un infléchissement massif vers une pop ultra-calibrée, destinée au marché du vidéo-clip naissant, qui élargit considérablement l’auditoire et les parts de marché tout en marginalisant l’héritage et les filiations.


C’est du Bluegrass que vint une forte dénonciation de cette tendance sur le ton de la déploration. Larry Cordle vit sa chanson popularisée par des figures majeures du classicisme, exempts de toute suspicion de compromis : Alan Jackson et George Strait. On est entre connaisseurs : les allusions à Merle Haggard (Hag) et George Jones (Le Possum, surnom attribué en raison de sa coupe de cheveux crew-cut lors de son passage chez les Marines) correspondent à une sordide réalité : les majors ne renouvellent pas leurs contrats avec ces figures légendaires et vieillissantes. Johnny Cash lui-même se retrouve ringardisé, et nous sommes à des années lumière du culte et de la résurrection propulsées par Rick Rubin. Curieusement, avec une bonne dose d’hypocrisie, la CMA, institution représentante de l’industrie musicale country, donna un Award à la chanson en 2000. Sans pour autant en infléchir ses pratiques.


Les années 1990-2000 marquent une rupture de ton, par une libération de la parole où, avec crudité, voire de la haine, l’heure des règlements de comptes a sonné. On ne fait plus dans la métaphore ou la demi-mesure, c’est explicite.


Robbie Fulks est un chanteur « à texte » » » mais qui sait orner son écriture avec du Bluegrass ou du Western swing. Familier d’humour trash, après trois vaines années à tenter de faire produire son album, il jette l’éponge et adresse à toutes les maisons de disques avec lesquelles il a été en pourparler un adieu définitif avant de tenter sa chance vers d’autres cieux où son album Loud Mouth (grande gueule), fut produit pour notre plus grand plaisir :


En février 2006, Hank Williams III, fort de son image de punk incontrôlable et vulgaire, sort son double album Straight To Hell dont nous avons souvent souligné la puissance évocatrice dans la déglingue et l’autodestruction de tous les codes puritains conservateurs.


Le contentieux avec music city est ancien, héréditaire même, puisque son légendaire grand-père en fut exclu pour ses conduites addictives avant d’être récupéré post mortem par une ex-épouse opportuniste et un business sans scrupules qui en exploita l’image jusqu’au non sens.
Il use et abuse de son image de rebelle redneck avec une violence dont le politiquement correct inclusif et bienveillant de la soupe nashvillienne mainstream ne pouvait pas décemment se remettre. Paradoxal est le point de vue d’où s’exprime III : il adule les formes classiques, Bluegrass, Honkytonk dont il ne cesse de révérer les figures dans ce même album, pour mieux pourfendre le Nashpop, la pire perversion à ses yeux, une condamnation que je partage dans le fond si ce n’est la forme :


Une fois de plus, la force de la Country music réside dans sa capacité à simultanément suivre des dynamiques centrifuges, lui faisant courir le risque de sa disparition comme entité solide, tout en produisant en son sein un discours critique sur ses dérives.
Au-delà d’une simple opposition binaire -modernité contre tradition- le parcours ici illustré démontre qu’avec des nuances de ton, tout au long de son évolution, des artistes s’interrogent sur ces processus. L’expression est directe et sans autocensure. Elle est faite de passion et d’honnêteté, quitte à en payer le prix pour les conséquences de leur carrière. Car ces auteurs savent qu’ils sont les vecteurs d’un héritage et d’une culture populaire plus grande qu’eux. Qu’en dépit d’une consommation effrénée d’artistes jetables (lancés comme des paquets de lessive disait Coluche), le genre a prouvé sa capacité à tenir sur la durée, à perpétuer un écosystème stylistique foisonnant auquel un noyau de fans est viscéralement attaché.
L’industrie en est consciente. Elle tente parfois avec plus ou moins de succès d’exploiter cette quête d’intégrité. Elle se sait sous surveillance. © (Eric Allart. Février 2023)